• — Après une dernière vérification, les sacs rejoignent les dos, sangles suspendues aux épaules. Les chiens demandent poliment à se joindre à l’expédition, mais les maîtres leur expliquent qu’il ne serait pas raisonnable d’aller tenter quelques ventres creux. Pour une fois, ce sont les animaux qui deviennent les propriétaires des lieux et ils reçoivent une avance sur les friandises qui semble les satisfaire. Aux ceinturons sont accrochés couteaux, gourdes et topofil (instrument servant à mesurer la distance parcourue à l’aide d’un fil qui fait défiler les chiffres du compteur). Le coupe-coupe dans une main, la boussole dans l’autre, l’équipe se met en route.

    Les premiers cinq cents mètres sont vite avalés, puisqu’ils ne sont que prairies et vergers. Il n’en va pas de même lorsque nous arrivons sur les berges de la rivière. Les dernières averses tropicales l’ont gonflée et sa traversée devient aléatoire.

    — J’espère que je ne vais pas me retrouver au bouillon, lance l’épouse !

    — Ne t’inquiète pas ! la rassura-t-il en escaladant le tronc d’un beau wappa couché en travers des flots ; je passe en premier et je vais tendre une corde qui servira de guide. Nous la récupèrerons au retour. Aussi tôt dit aussi tôt fait. La belle peut à son tour traverser à pieds secs. Le répit est de courte durée. Devant eux se dresse la première colline, de celles appelées « montagnes » en notre beau pays, à cette différence qu’elles ne caressent pas les nuages. Leur modestie les maintient à quelques centaines de mètres seulement. (La plus élevée du pays n’atteint pas les 900 m.)  Mais ces derniers sont particulièrement raides. Qu’importe, ils voulaient de l’aventure ? Ils sont servis. Néanmoins, la pente est gravie et c’est essoufflé qu’ils prennent un premier repos au sommet, qui en fait n’en est pas un, puisqu’un vaste plateau s’offre à leur vue. Est-il nécessaire que je précise que bien que le soleil brille au-dessus de nous, ses rayons ne touchent pas le sol ? La végétation est dense, les sabres ne chôment pas et à chaque instant, il faut vérifier que le fil déroulé ne se casse pas.

    Quelque part dans la haute sylve, les perroquets tiennent conseil. Ils soumettent au nombre de voix vers quels sites de nourrissages ils vont se diriger pour la journée. Dérangés dans leur scrutin ils nous font savoir leur mécontentement. Une bande de singes saïmiris étonnés de nous voir en ces lieux peu fréquentés par l’homme, stoppent leur progression, alors qu’un agouti, le fameux lièvre d’Amérique décampe à quelques pas devant les explorateurs, dressant ses poils roux sur le dos. Nous avons beau lui crier que nous n’avons pas de fusil, il semble ne pas nous croire et poursuit sa course.

     

    Les promeneurs sont émerveillés par la taille des arbres qui se dressent partout autour d’eux. Ils comprennent vite que cette débauche de bois est due à la situation moins humide que dans les bas fonds. La progression sur le plateau est aisée, malgré les fougères, les herbes coupantes et autres palmiers, dont les feuilles sont garnies d’épines. Souvent, les pieds se prennent dans les lianes tendues entre les troncs. Qu’importe, le piégé se relève sans tarder, car il n’y a pas de raison de faire plaisir aux fourmis qui abondent en de tels lieux. Elles sont petites, mais plus redoutables que tous les autres carnassiers réunis !... (À suivre)


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  • A cette page de la narration, je crois utile de souligner qu’en notre forêt on ne pénètre pas avec dans l’esprit un soupçon de mépris. Il est parfaitement inutile de penser à la modernité des sentiers de randonnées parcourus à travers le monde, savamment entretenus et balisés, sur lesquels seule la marche est privilégiée, laissant à l’aventure un goût amer. Encore que le mot aventure doit être prononcé avec circonspection. À celui-ci, je lui préfère l’exploration, car l’Amazonie ne se laisse pas violer par les aventuriers de tous poils. Elle aime qu’on la respecte et n’hésite pas à conduire à sa perdition celui qui  n’honore pas ses règles. Combien d’hommes a-t-elle déjà avalés ? Nul ne le sait vraiment, mais ils sont nombreux, partis la fleur au fusil qui ne sont jamais revenus.

    Dès l’instant où nous nous enfonçons sous les grands arbres, on comprend mieux pourquoi l’animal que l’on nomma ensuite, homme, éprouva la nécessité de se lever. Le nez dans les fougères et toutes sortes de végétaux entremêlés, il ne voyait rien. (L’expression : ne pas voir plus loin que le bout du nez nous vient peut-être de cette époque ?)  Peu importe, là ne se trouve pas l’essentiel ; quoique… Nous ne devons pas oublier non plus que nous avons été pétris dans une autre culture et que l’on ne peut pas revêtir un autre habit du jour au lendemain.

     

    Trop souvent, certains ne s’aventurent en forêt que lourdement équipés de mille choses inutiles et pesantes. Ainsi, ai-je vu des gens abandonner au fil de la marche de nombreux objets ; mais souvent trop tard, le corps étant déjà meurtri par des blessures. Et chez nous, nous ne pouvons ignorer que nous vivons dans un environnement chaud et humide qui favorise le développement de toutes sortes d’infections. À ce sujet, contrairement aux Amérindiens qui connaissent les plantes médicinales, nous sommes obligés de nous munir d’une trousse de premiers soins. Les indigènes savent reconnaître les plantes qui calment la faim et les lianes qui renferment la meilleure eau pour étancher notre soif. Natifs de la forêt dont on pourrait penser qu’ils sont les fils naturels, ils perçoivent ce que nos yeux ont toutes les peines du monde à distinguer et la moindre nourriture a déjà disparu avant que nous l’ayons localisée. Voilà pourquoi mes amis on ne peut impunément négliger ces détails et bien d’autres dont je ne veux pas vous abreuver aujourd’hui. L’heure de partir sonne au carillon du temps, ne le faisons pas attendre… (À suivre)

    Une journée en forêt; suite 3


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  •   

    — La petite maison émergea de son engourdissement tandis que les lampes à gaz soufflaient leur lumière blanche. En un instant, quelques moustiques attirés par cet éclat se laissèrent prendre au piège et disparurent sans même avoir compris ce qu’il leur était arrivé. Une odeur de café se répandit dans toutes les pièces, comme si un intrus avait voulu visiter la maison.

    — Rien de tel pour vous convaincre que la vie est belle, n’est-ce pas ma chérie ?

    — Surtout quand on devine que ce bon café a été élevé avec amour sur le terrain, séché et torréfié dans les règles de l’art, je le reconnais !

    Le fond de la propriété se devina depuis la terrasse orientée à l’Est. Un timide liseré pâle ourla la canopée tandis que les singes hurleurs saluèrent de leurs cris rauques l’avènement. Dans les broussailles voisines, les ortalides, gros oiseaux nommés parakwas par onomatopée à cause de leur chant, s’appellent et se rassemblent. Dans l’habitation, les sacs à dos sont déjà bouclés et les voyageurs n’attendent plus que le lever du jour pour partir à l’aventure. Sous l’équateur, l’aube et son ennemie jurée la nuit ne tardent jamais à envahir le ciel. Si tôt dit presque si tôt fait ! C’est comme si une main invisible effaçait l’une pour installer l’autre. Quelques instants de plus et le miracle s’accomplit. De blanc, la canopée s’enrichit de rose. La couleur se renforce à mesure qu’elle avance en rampant sur les houppiers, comme si elle préparait le chemin de l’astre brillant. C’est alors que le soleil incendie l’espace. On ne distingue plus rien qui ne lui appartienne ! Il monte en s’appuyant de tous ces rayons sur les cimes, enflamme le ciel comme s’il tenait à le purifier des impuretés de la nuit. Cette première chaleur a pour effet de réchauffer la nature qui n’a d’autres ressources que de laisser s’évaporer sa rosée pour échapper à l’étouffement. Et c’est le clou du spectacle. Puisque c’est une journée que les cieux nous envoient, ils la drapent dans une délicate brume blanche aussi fine que la robe d’une mariée. Des volutes se forment et s’enroulent autour du moindre végétal. Ils caressent les fleurs en déposant en leurs cœurs tendus pour l’occasion, une perle de rosée qui se transformera vite en un délicieux nectar, lequel viendront s’abreuver tout au long du jour, des cohortes de colibris ainsi que les abeilles besogneuses. Hélas ! Toutes les histoires d’amour ne finissent pas dans la douceur. Voilà que l’alizé pousse son premier souffle. Certes, il n’est pas de ceux qui sont violents, mais la délicate robe de mariée commence à donner des signes de faiblesses. Elle s’enroule autour des arbustes, mais finit par se déchirer dans les épineux. Ce ne sont plus que des lambeaux qui s’égarent, allant dans un sens, puis dans un autre avant de disparaître à tout jamais. Le jour est maintenant installé.

    — Alors, ma toute belle, ce spectacle ne mérite-t-il pas d’être vu ? Pour ma part, je n’échangerai pas ma place pour autre chose qu’un lever de rideau sur la scène de la nature. Chaque acteur est à sa place, le décor est parfait et il nous invite à le rejoindre… (À suivre)

     

    Une journée en forêt; suite 2


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  • — Les lignes qui suivent s’adressent en particulier à une gentille visiteuse qui eut la bonne idée de devancer mes intentions. En effet, à quoi bon dire que l’on réside sur le seuil de la plus grande forêt du monde, si l’on n’invite pas ses amis à vous suivre sur les sentiers qui vous conduisent au cœur de la vie ? D’autant, que grâce à la technologie moderne, nous pouvons voyager sans pour cela risquer le moindre incident ni la rencontre avec un quelconque habitant des bois ; qu’il soit à quatre pattes comme le puma ou le jaguar, ou plus si c‘est une mygale, à moins que ce soit un rampant.

    Bref, mon but n’est pas de vous effrayer, soyez-en sûrs ! Depuis tant d’années que j’arpente ces lieux, je suis toujours en vie, et si la crainte fut effectivement au rendez-vous certains matins, elle était du côté des animaux qui s’enfuirent à mon approche. Vous l’aurez compris, longtemps avant que je ne pose le pied en Amazonie, les peuples amérindiens l’avaient occupé et sillonné dans tous les sens. En fait, quant à ce qui me concerne, on peut dire que ce fut comme à l’école, je ne fus jamais le premier ! Mais, si vous le voulez bien, revenons à ce dont pourquoi je suis ici. Je vous ai promis une journée ordinaire comme il y en a tant de notre côté ? Alors, suivez-moi ou écoutez pour ceux qui ont des difficultés à marcher en terrain difficile.

    — La nuit semble retenir son souffle, car je n’entends plus le peuple de la forêt s’agiter. L’aurore n’est pas encore en chemin, cependant, les animaux de nuit croisent sur leur chemin ceux qui ne s’accommodent que du jour. Chacun détourne le regard afin de ne pas heurter celui de l’autre et de ce fait déclencher sa colère, pour justifier quelque mauvaise intention. En effet, sous le couvert des grands bois, les résidents sont susceptibles et ont une dent contre tout le monde.

    C’est l’heure, où, dans une maison toute de bois vêtue, un vieil homme ayant perdu le sommeil se lève dans le plus grand silence, enfin, le croyait-il encore à l’instant où il voulut refermer la porte sur lui.

    — Déjà, tu te lèves, prononcent les lèvres de l’épouse encore environnée du dernier rêve ? Tu as donc tant de choses à faire qu’elles ne sauraient attendre une heure de plus ?

    — Ma chérie, dans une heure, précisément il fera jour et je m’en voudrais de ne pas assister à son lever. Il est si différent chaque fois que je me désespère de ne pouvoir le fixer sans erreur sur une toile !

    — Ne plaisante pas, répondit-elle ; il est vraiment de bonne heure !

    — Je sais, ma belle, mais deux choses me tiennent à cœur chaque jour que le ciel nous envoie…

    — N’en dis pas plus, mon ami, je les connais ces choses : ton café et l’aube !

    — Alors, pourquoi me poser des questions ?

    — Parce que je suis comme toi. Chaque jour, j’espère découvrir quelque chose de nouveau !

    — Eh ! Entendez-vous ? Madame espère ! Alors, ma douce, si tu maintiens en vie ton espérance, ne tarde plus. Depuis le temps que nous en parlons, nous pourrions aller explorer la forêt qui s’étend par delà notre rivière et à laquelle nous avions promis que nous lui ferions une visite. Si le terrain est bien celui auquel je pense, je crois que nous n’aurons pas trop de la journée pour effectuer notre déplacement… (À suivre)


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  • _... Voilà donc décrit, de manière assez succincte, il est vrai, le milieu dans lequel nous avons évolué et où nous sommes toujours. Nous en sommes arrivés à ce point que nous ne savons plus lequel a adopté l’autre. Cependant, une chose est certaine : vivre en ces lieux qui effraient tant de gens ne peut s’inventer. Une longue période d’observation est nécessaire et les layons parcourus au début de cette modeste histoire doivent être parcourus souvent avant que l’œil s’habitue au moindre changement. Le serpent tant redouté ne traverse que très rarement sous nos yeux et la plupart des hôtes des grands bois vivent haut dans les houppiers. Pour avoir la chance de rencontrer les gibiers cités, très souvent, ce sera la nuit, alors qu’ils se mettent en chasse. Sous notre climat, les pluies ne sont pas une légende. Parfois, elles sont brutales et elles me font penser à une armée d’occupation qui défile en rangs serrés, la tête haute, méprisant ceux qui la regardent avancer.

    Cependant, il n’est aucun plaisir plus grisant que celui qui consiste à écouter les chants des criques qui semblent déposer sur les berges des nouvelles des villages lointains. Nos fleuves sont majestueux, nos rivières parfois limoneuses, mais se laissant épouser par les canots qui caressent leurs flots. Elles sont ce que les créoles nomment « les chemins qui marchent », car elles sont les seules voies d’accès vers l’intérieur.

    Pour ma part, je suis né dans une forêt au nord. Depuis longtemps, je n’ignore plus que je mourrais dans une autre ; mais au sud, celle-ci. Je devine même que ce sont les perroquets et les aras qu’accompagneront les toucans qui viendront déposer la nouvelle à mes pieds, alors qu’une dernière fois je serai dans l’un de mes sentiers. Je faillis perdre souvent la vie en cette Terre qui nous aime et nous haït à la fois. Un jour, je me suis même surpris à dire, en m’adressant à nos anciens qui nous ont si souvent accompagnés :

    «  Soyez gentils, mes amis. Allez dire aux anges que je ne viendrai pas ce soir »

    Amazone Solitude.

     

     

     

     


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