• — Nous savons depuis peu de temps que les gens plongés dans un coma profond entendent parfois ce qui se dit autour d’eux, que cela soit les voix ou la musique. À ce sujet, il y a de nombreuses anecdotes à raconter. Mais là n’est pas mon propos.

    Je me suis seulement posé la question suivante : en est-il de même pour un nouveau-né ; son cerveau est-il suffisamment développé pour enregistrer des événements qui se déroulent autour de lui, et auxquels il est intimement mêlé, et qui un jour, lui seront révélés d’une manière ou d’une autre ?

    Toujours est-il que cela m’a conduit à cette réflexion.

    Je suis arrivé sur la terre dans des conditions aussi particulières que le lieu qui fut le témoin de mes premiers vagissements. Cet avènement ne fut pas douloureux au sens que nous pouvons l’imaginer ; enfin pas en ce qui me concerne, en tout cas. De toute façon, j’ignorais bien que ce mot put exister et vers quelles conséquences il conduirait immanquablement ma modeste existence.

    Comme tout le monde, j’aurai chaque jour que la vie m’offrira pour le découvrir, même si pour moi elle se précipitait à ma rencontre, comme si l’on pouvait devenir vieux avant même d’avoir épuisé sa jeunesse.

    Il me sembla seulement entendre ma mère murmurer à l’instant où elle me déposa dans cette forêt sur un autre continent. Elle parlait à voix basse sans doute pour que personne ne surprenne son monologue :

    — « Mon Dieu, vous n’êtes pas sans savoir ma peine. C’est pourquoi je vous remets toute ma confiance entre vos mains, en vous présentant cet innocent. Accordez-lui un regard bienveillant. Si vous n’en faites pas un prince, cela n’a aucune importance. Faites-en un homme, seulement un homme, et prenez soin de lui si vous voulez qu’un jour il parle de vous et, pourquoi ne pas l’imaginer vous construise des maisons ? Ne lui donnez pas la richesse, gardez-la pour d’autres nécessiteux. Ne dressez pas sous ses pieds des chemins et des sentiers trop difficiles à escalader. Offrez-lui uniquement la force et la foi, mais n’hésitez pas à les lui donner pour toujours, car, s’il me ressemble, il ne vous demandera pas souvent quelque chose. Donnez-lui ce que les autres ne vous demandent jamais. Il s’en accommodera, et le mettra peut-être un jour à votre service. »

    — Le hasard, dont beaucoup n’osent poser le regard sur ses desseins, fait parfois bien des choses. Celui-ci fut heureux. Il ne fut pas que le jour pour me trouver transi, un vieil homme marchait en sa compagnie et vous devinez le reste. Je grandis et l’existence me prit dans son tourbillon et ses tourments. Parfois, je me suis approché de Dieu, parfois je m’en suis éloigné. Je compris que pour être heureux il me fallait construire quelque chose de durable. Alors, j’entrepris d’élever un escalier immense pour aller à la rencontre du ciel.

    Chaque jour, j’ai posé une marche pour me rapprocher du paradis dont les uns chantaient les louanges alors que d’autres le cherchaient jusqu’au dernier jour de leur triste existence. Comprenant que la misère était la mère de toutes les douleurs, chaque matin je rajoutais une marche pour lui échapper et m’élever au-dessus des souffrances.

    Me reposant sur chaque palier je pensais être sauvé, mais les afflictions s’installaient sur ma construction. Je croyais m’extraire d’un monde, et plus je montais à la rencontre de l"'autre, aussi vite mes compagnons d’infortune me rattrapaient. J’ai même vu des âmes en peine qui gravissaient mes nivaux à genoux.

    Marche après marche, je me rapprochais du ciel. Le temps passa sur moi et même me façonna comme il patina les pierres de mon édifice. Un jour, je me risquais à me retourner. L’effroi m’étreint. La nature me suivait et prenait possession de mon œuvre. Je fis plus vite pour arriver au sommet avant que la nuit s’installe en moi, jusqu’au jour où, épuisé, je pensais être parvenu au plus haut.

    — Et là, Seigneur, je fus déçu, car vous n’y étiez pas. J’avais seulement construit jusqu’à la cime des arbres. Avec amertume, je constatais que mon escalier ne me conduisait nulle part, il m’avait seulement guidé sur le chemin du courage nécessaire pour devenir un homme. Mais où je compris qu’il n’était pas inutile, c’est qu’il avait servi à d’autres gens qui à leur tour l’empruntèrent et certains même l’embellirent avant que la forêt ne se referme sur lui.

     

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  • — Il fallut bien du temps à mon esprit, pour guider mes pas chancelants sur tes berges, ô, mon beau fleuve si souvent visité. Tant de fois, je suis venue en tes eaux trouver le calme, la sérénité et demander la purification.

    Mais ce jour qui voit ma fuite sera le dernier pour moi, tandis qu’au loin, tu emporteras mon âme. Des prières, je n’en ferai point ce matin. C’est le désespoir qui m’amène, pour t’abandonner mes désirs, mon corps ainsi que mon esprit.

    Je sais, mon âme n’a jamais été ni plus belle ni meilleure que les autres, sans doute même, a-t-elle été trop faible pour supporter le poids de la vie. Les hommes qui m’entourent ne connaissent rien de moi et n’ont jamais cherché à comprendre la fille différente que j’étais. Ils se contentèrent de me montrer du doigt, quand ils ne me fuyaient pas ouvertement. Certains n’espéraient même qu’une seule chose. Que je me donne comme on le fait d’une récompense.

    Est-ce là le but recherché par les uns et les autres pour atteindre l’apogée de l’existence ?

    C’est parce que je ne crois plus en rien ni en personne que je viens à toi, ô mon fleuve sacré, qui connaît les secrets de l’univers bien avant celui des hommes qui peuplent notre terre. Il me reste un dernier désir, celui de te confier le chagrin que renferme depuis trop longtemps mon pauvre cœur, le fardeau de toute ma modeste vie.

    Certes, elle ne fut pas longue, mais pour souffrir de l’aube au coucher, point n’est besoin d’espérer devenir centenaire. Qui peut comprendre que pour nous, les miséreux, les jours paraissent une éternité ?

    La rumeur colporte qu’à travers le monde, quand les consciences ont besoin de certitudes, on parle de nous. Mais contrairement aux échos que se renvoient les montagnes, aucune parole de réconfort ne parvient jamais jusqu’à nous.

    Pour traverser le temps, il y a longtemps que j’ai compris que l’espoir et les beaux mots ne suffisent pas. Chaque jour, dans la plus grande indifférence de nos ghettos, les nôtres se meurent avec, inscrite au fond de leurs yeux, cette unique question :

    — Pourquoi ?

    — Comme un leitmotiv, une réflexion revenait sans cesse frapper à l’esprit des gens simples.

    — Réunissez-vous, nous disait-on, pour diviser la misère !

    — Mais il arrive que les mathématiques ne soient pas toujours exactes. Si nous nous sommes bien réunis, la misère s’est multipliée. En plus de celle qui nous était attribuée comme un juste héritage, il nous faut aussi porter celle des autres. Chaque aube se réveille dans la tristesse et les mendiants se joignent à la cohorte, à la manière du fil du temps qui s’ajoute à celui de l’eau. Ils s’unissent pour emporter au loin nos désirs et nos espérances, comme on balaie devant chez soi pour repousser la poussière.

    En ce qui me concerne, les souffrances s’achèvent dans ce matin naissant. Je sais parfaitement que dans un instant mon corps s’enfoncera dans ta puissance, sombre, à cette heure-là. Je fais la promesse de ne pas résister et de me laisser porter le temps que ton flot aura choisi. Je fermerai les yeux, car je ne mérite pas de regarder ton âme en face, ni même de voir le soleil escalader le ciel en éclairant la terre. Lui non plus ne m’aura jamais adressé un autre signe que la puissance de ses rayons égoïstes.

    Je sais que certains jugeront mon acte comme une expression de faiblesse. Mais quand il ne vous reste plus rien, plus d’espoir, qu’une unique douleur qui étreint votre cœur et votre esprit, qui pourrait me dire s’il est important d’être faible ou de se battre pour rester fort ? Qui peut comprendre que lorsque le lien de la vie se brise en votre corps il n’est plus temps de songer à lui apporter le baume qui l’aurait sauvé ?

    Telle la maladie, la misère ronge indéfiniment le corps et les sentiments qu’il renferme. Nulle étude prolongée n’est nécessaire pour comprendre que lorsque le rêve se termine, il entraine avec lui la lumière pourtant indispensable à l’éclairage de l’âme. Le jour, alors, ne s’arrête plus devant notre porte, nous faisant comprendre que le temps de partir est arrivé et que l’on ne doit pas le faire attendre.

    Elle s’avança en prononçant encore quelques paroles que le vent emporta avant que quelques oreilles indiscrètes les entendent. Ce furent ses dernières pensées. Elle avait seulement conscience de s’enfuir avant que quiconque n’essaie de la juger.

    Comme elle l’avait promis, elle se laissa emporter par le courant vers une destination inconnue. Dans le tourbillon de sa vie, personne ne lui avait parlé du paradis.

     

    Amazone. Solitude 


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  •  

    L'apprenti sorcier— Dans la grande salle de la ferme où l’âtre soufflait encore son haleine de cendres refroidies, entre le père et son jeune fils le dialogue était déjà lancé, ignorant le jour qui depuis un moment frappait à la fenêtre. Le père, penché sur le foyer, tentait de ranimer des flammes qui se voulaient timides. Il n’était pas contrarié, non, tout juste surpris que ce garçon qu’il avait à peine vu grandir lui parlât de nouveautés et de méthodes modernes conduisant à révolutionner l’agriculture. Toujours au-dessus du foyer, sans se retourner il interpella le jeune homme :

    — Ton grand-père, qui se tenait toujours éloigné des apprentis sorciers, disait toujours : 

    — Surtout, ne brusque pas la terre. Laisse la décider. Elle sait mieux que nous ce qui est bon pour elle. Ce dont elle a le plus besoin, c’est qu’on la laisse respirer en paix. Il suffit de tendre l’oreille pour l’écouter vivre, et ouvrir l’œil pour voir quand elle est heureuse. L’agriculture n’est pas compliquée si l’on a compris cela, on la rendra toujours heureuse. Le secret, je peux bien te le révéler : ce qu’elle aime avant tout, c’est sentir la douceur de ta main et plus encore lorsqu’elle se laisse aller entre tes doigts.

    — Se retournant vers son fils il lui demanda : qu’aurais-tu répondu toi à cet homme qui parlait comme un ingénieur ?

    Sans même prendre le temps de réfléchir, le jeune dit sur un ton qui ne souffrait pas d’être interrompu, toutefois sans arrogance :

    — D’abord, je lui aurais dit ce qu’il avait envie d’entendre.

    — Tu as raison, grand-père ! À cette déclaration, je suis certain qu’il aurait été content. Je sais bien que la terre devine mieux que nous ce qui est bon pour elle ou non. Mais je suis sûr qu’elle ne refuserait pas un petit coup de main. Elle aussi, elle aime quelques douceurs. J’aurai continué ainsi :

    En somme, elle est comme toi, à force de vous côtoyer vous avez fini par vous ressembler. C’est sans aucun doute pour cela que vous vous entendez si bien. Tu aimes ton bon petit vin qui accompagne le repas, tu apprécies ton eau de vie de cerises avec ton café chaud et fort. À ces plaisirs s’ajoute celui de la pipe bourrée avec des gestes attentifs qui dénotent une longue habitude, assis devant la cheminée où tu finiras par sommeiller un moment.

    — En fait Grand-père, si l’on réfléchit bien, toi non plus tu n’as pas besoin de ces menus plaisirs. Mais tu les apprécies et ils te rendent serein puisque si souvent tu t’endors, même que la pipe s’éteint pour ne pas te déranger. Ce que je crois, aurai-je ajouté, c’est que la terre ne refuse jamais un petit coup de main. Elle aussi a besoin de ces bonnes choses pour souffler un peu.

    Le Père écoutait son fils en souriant. Il avait sa petite idée sur les raisons qui poussaient le fils à vouloir marquer de son empreinte le domaine sur lequel s’étaient épuisées des générations avant eux. Ils avaient tant donné les uns après les autres, qu’on ne savait plus qui de la terre ou des gens faisaient le plus d’efforts pour se ressembler. Mais le temps d’alors n’était pas aux profits.

    On restait sur la terre par amour, parce qu’on l’aimait passionnément, comme un enfant aime sa mère. Loin des esprits était le dessein de l’agriculture moderne, presque artificielle, avec des substances si étranges qu’elles empoisonnent le milieu naturel. Regardant son fils à la dérobée, le père comprit que l’on venait d’entrer dans une ère nouvelle. Des enjeux considérables étaient engagés et rien ni personne désormais ne ferait reculer le processus engagé, hormis la sagesse des hommes.

     — À l’étage, des pas incertains résonnèrent, indiquant que les sabots et les pieds qui les investissaient n’avaient pas terminé de faire connaissance.

    — Oh ! La mère, s’écria le chef de maison, alors qu’elle faisait son entrée dans la grande pièce : viens vite écouter. Dans la discrétion de la nuit, on nous a livré un nouveau « grand-père la science ». Et je peux te dire qu’à l’ancien, il ne doit rien ! Plus fort que lui, il est ! L’autre, il marchait dans le sillon de sa connaissance, le nouveau y baigne complètement.

    — Résigné, mais pas convaincu, il se rendit à la raison du plus jeune. La terre n’était pas seulement à lui, mais à leur famille et il serait bientôt l’heure de la transmettre. Il savait que les modifications ne concernaient pas uniquement les campagnes, il était donc inutile de vouloir résister au changement qui avançait, imperturbable, vers eux.

    — C’est entendu ! dit le père, en signe de ralliement. Allons pour les nouveaux produits. Ils nous aideront peut-être à défaut de nous enrichir.  

    La suite, nous la connaissons. Le Grand-père, bien avant eux, l’avait deviné.

     

     Amazone. Solitude.


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  • Reflets de mémoireUne vie se retire

     

    Dialogue au cœur de la nuit entre une vieille femme et un enfant

     

    — Mon petit, ce soir n’est pas un soir ordinaire. Je te demande une faveur, moi qui n’ai jamais rien réclamé à qui que ce soit, me voilà quémandeuse. J’aimerai que tu n’éteignes pas les bougies. Vois-tu, elles ont depuis tant d’années accompagné ma vie, qu’elles peuvent bien supporter ma mort, maintenant.

    — Pourquoi avoir de telles idées ? Tenta de demander le jeune garçon.

    — Je t’en prie, laisse-moi parler, ce que j’ai à te dire est de la plus haute importance. Je sais que te voilà en âge de comprendre bien des choses, même si elles ne te sont pas destinées. Et puis, il y a si longtemps que nous sommes ensemble, qu’il n’est plus temps d’avoir encore des secrets entre nous. Je ne veux pas que tu mouches les bougies, car j’aurais la sensation que c’est sur le peu de vie qui me reste que tu soufflerais. J’ai le pressentiment qu’elle arrive à son terme et qu’au plus profond des ténèbres, sans doute elle se sera enfuie vers un autre monde.

    — Mais enfin, essaya encore l’enfant, ce n’est pas raisonnable de penser de telles choses. Ce soir, précisément, je te trouve bien mieux que les autres jours !

    Je sais, mon corps ressent aussi ce changement qui se prépare. Je le connais bien, tu sais, depuis toutes ces années que je passe à l’écouter. Je sais que pour lui son chemin de souffrance va se terminer. Si je me sens mieux, c’est qu’en vérité petit à petit il me prépare au grand départ et pour se faire pardonner, il permet aux plus belles images que l’existence m’a offertes de repasser une dernière fois devant mes yeux. Elles sont comme les heures chaudes des beaux jours qui ont construit et illuminé mes souvenirs. C’est vrai qu’avant la maladie j’existais, cela, la douleur me l’avait fait oublier. En fait, c’est cela que je désire que tu dises à ma fille.

    Le garçon allait protester, mais elle l’interrompit avant qu’il ne prononce le premier mot.

    — Ne dis rien, continua-t-elle, je sais qu’elle ne t’aime guère et tu ne t’es jamais privé de lui faire savoir que tes sentiments à son égard étaient les mêmes. Mais elle doit savoir que malgré tout ce qui nous a divisés, dans mon cœur, il y a toujours eu une place pour elle, bien qu’elle pense que je ne l’avais jamais aimée. Un jour, tu comprendras que la vie nous transporte dans un tourbillon qui nous fait oublier jusqu’à nos propres personnages. Il arrive que des jours nous séparent, parfois, au contraire ils nous unissent en prenant soin de ne pas nous laisser le temps de nous confier nos sentiments.

    C’est sans nul doute la faute de notre condition de gens modestes qui a fait que les mots qui font plaisir à entendre ou à prononcer, nous éprouvons toujours de la difficulté à les prononcer. Humblement, je reconnais qu’il nous arrive même de les écarter de la main lorsqu’ils insistent pour occuper nos esprits. Tout cela, j’ai mis longtemps à le comprendre, beaucoup trop sans doute.

    C’est pourquoi nos vies semblent si injustes, si différentes, si vides d’émotions. Quand les pensées ne sont pas visitées par l’amour, d’autres sensations les remplacent. Parfois, elles sont regrettables et semblent ne jamais vouloir finir. Elles sont dans nos têtes pareilles aux matins d’hiver quand la brume n’en finit pas de s’accrocher à tout ce qui vit. Ces heures grises, je les ai maudites, mais sans cesse elles revenaient.

    Dis-moi, y a-t-il une fenêtre d’ouverte par où le vent viendrait faire trembler la flamme des bougies, ou dans ce silence de la nuit est-ce ma vie qui vacille à la vue de l’inconnue ? Peut-être est-ce le vent de l’enfer qui souffle son air maudit, pour me punir de n’avoir jamais pu dire la vérité. Toujours est-il mon enfant que voilà mes souffrances éteintes. À l’instant, je ne sens plus mon corps. C’est comme s’il flottait dans l’air.

    Je voudrais que tu me fasses une dernière faveur, mon petit. Avant que la maison se réveille, j’aimerai que ce soit toi qui me fermes les yeux, si à ton réveil ils sont encore ouverts. Ainsi, ma fille pensera que je me suis enfuie de ce monde pendant mon sommeil. Crois-moi, cela sera mieux pour tout le monde. 

    Il te faudra, plus tard, lui dire autre chose aussi. Quand tu sentiras qu’en ton cœur la douleur s’apaisera, que les souvenirs prendront quelques distances, il sera l’heure pour lui révéler que jamais je n’ai cessé de penser à elle. Je l’aimais, cependant, mais je devine que nous étions trop fières pour échanger cet amour ; nous n’étions que des orgueilleuses qui ne daignèrent un jour, avouer nos faiblesses et accepter que l’une se réfugie dans les bras de l’autre. La vie est courte, elle ne nous a pas donné le temps de nous rapprocher.

    La nuit poursuivit son chemin sans que le jeune homme trouve le sommeil qui l’aurait coupé de la réalité. La flamme s’est éteinte ; la vie aussi, comme si l’une dépendait de l’autre.

    L’enfant non plus n’eut pas le temps de dire la vérité à la marâtre. Pris à son tour dans la spirale infernale de l’existence, il partit trop tôt à travers le monde, pressé de vivre les années que la vie lui promettait.

     

    Amazone. Solitude  


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  • Le lavoir de mon village  

     

    Reflets de mémoire— Il y a bien longtemps, le monde n’était pas parcouru comme aujourd’hui par des fils invisibles tissant une immense toile. Internet n’était pas encore dans les cartons de projets, et pour téléphoner, nous nous rendions à l’établissement des postes et télécommunications, où l’on nous attribuait une cabine, après que la préposée ait composé le numéro demandé. Cependant, dans chaque village existait une forme de forum, un précurseur de MSN et autres liaisons qui ne souffraient pas encore de l’indifférence du virtuel. Parmi les moyens de communication les plus sûrs, il y avait l’indestructible lavoir que les plus anciens connaissent bien.

    Celui de mon village, je le reverrai toujours, même si un jour, dans ma tête il fera sombre, car en mon oreille, résonneront encore les coups de battoirs, assénés avec force vigueurs et parfois même avec rage, sur des lins à la trame solide et des coutils rebelles.

    Il était en contre bas de la route, accoudé à la petite rivière qui s’écoulait depuis la sortie du village. Une petite digue en ralentissait le cours et lui donnait l’allure d’une indiscrète tendant l’oreille aux propos échangés.

    Il faut bien comprendre qu’en ce temps-là, rien de ce qui se passait dans les foyers des environs, y était-tu. Le lavoir était ce lieu sacré où se faisait et défaisait l’évènement. En souriant, on y mariait quelquefois les jeunes gens, et on prétendait aussi faire se rencontrer des étrangers qui ignoraient qu’il puisse exister une âme sœur en ce lieu plus connu pour ses médisances que les talents de poétesses des laveuses. En secret, il arrivait même que l’on y démariait des couples chez qui, parait-il, l’orage grondait en se fichant bien des saisons.

    Curieuses, les laveuses ? Non, elles tenaient seulement à être informées des évènements qui se passaient chez les autres, et elles n’avaient pas leur pareil pour obtenir en premier les informations qui n’avaient pas encore passé les portes des maisons. Si les nouvelles étaient jugées un peu minces, elles n’hésitaient pas à en rajouter une ligne ou deux, histoire d’entretenir une belle conversation.

    Chez nous, nous appellerons Aline, celle qui venait deux fois par semaine. Le dimanche, si nous avions reçu quelqu’un inconnu des environs, le lundi matin nous connaissions la question qu’elle prononcerait dès son arrivée.

    — Je ne suis pas curieuse, mais je voudrais bien savoir qui était chez vous hier. Oui, la bonne dame ne tournait pas autour du pot ; elle était pressée, donc elle attaquait la question dès le seuil franchi.

    — Comme personne n’avait vraiment de secret à garder, avec un malin plaisir on lui répondait en faisant durer le plaisir, afin, disait la maitresse de maison, qu’elle en ait vraiment pour son argent afin qu’elle puisse alimenter la conversation. Le lavoir, à coup sûr, n’aurait jamais supporté une laveuse trop discrète.

    Par tous les temps, ces dames étaient sur la route, ignorant les caprices du climat. Elles allaient, vieilles femmes menues, dans leurs habits noirs, traînant les pieds chaussés de sabots qui claquaient sur le chemin. Elles poussaient la brouette fine, presque élégante que le menuisier construisait à l’identique pour chacune d’elle. La panoplie était complétée par la planche à laver qui aurait pu raconter bien des douleurs des genoux, et d’un battoir sous les coups desquels aucune trace ne faisait mine de résister.

    L’aube n’avait pas fini de suspendre ses couleurs, qu’elles partaient, les unes derrière les autres vers leur lieu de souffrance.

    Inlassablement, elles allaient et venaient. Il n’y avait guère qu’au plus fort de l’hiver, alors que la rivière s’ennuyait prisonnière de la glace, que les lieux restaient déserts. Ces jours-là, c’était à elles qu’elles pensaient. De leurs doigts déformés et noueux comme des ceps de vignes ayant connu un siècle, elles ravaudaient leur linge. Il est bien connu que c’est toujours la couturière la plus mal habillée, disaient-elles en souriant.

    Aux beaux jours, quand le linge séchait sur les ronciers et autres mûres, elles s’accordaient quelques instants de détente durant lesquels les rires l’emportaient sur les coups de battoirs. Dans un coin abrité du lavoir, il y avait un renfoncement pour le feu sur lequel le repas frugal patientait, ou pour faire bouillir le linge dans les grandes lessiveuses.

    Parfois, il n’était pas utile de tendre l’oreille pour comprendre qu’un personnage de leurs connaissances avait quitté les siens.

    Les genoux calés dans le logement de la planche, le dos plus voûté qu’à l’ordinaire, c’était sur le linge que l’on battait le plus fort, comme si ce jour-là il était plus sale que d’habitude.

    C’était un peu surprenant, mais il y avait aussi des larmes qui s’enfuyaient dans la rivière en se logeant dans les bulles de savon, comme si elles voulaient quitter les yeux dans les meilleurs délais.

    C’est que ce jour triste, les lèvres ne se desserraient guère pour exprimer la colère et surtout on s’abstenait de toute médisance.

    Demain serait un autre jour, disait-on, comme pour s’excuser et il sera toujours temps de faire l’inventaire du cortège qui suivait le corbillard tiré par l’infatigable cheval blanc.

     

     

    Amazone. Solitude 


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