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    – Oui, que lui as-tu répondu ?

     

    – Que sans doute quelque chose ne tournait pas rond dans ta tête ! Je lui ai dit que tu restais souvent tout seul et que nous ne savions même pas où tu étais.

    Tu finiras mal, j’en suis convaincue ; tu verras, tu seras écarté des autres ; ils te repousseront, et je devine dans quel état on te trouvera ! Peut-être un clochard ; et tu feras comme celui qui chante toutes les nuits, les mots qu’il découvre dans son vin. Maintenant, je comprends mieux pourquoi la pauvre grand-mère tenait tant à t’avoir dans sa chambre. Elle a bien dû rire avec toutes tes bêtises et tes boniments !

    – Détrompes-toi, répondit prestement Robert, dont le souvenir de la vieille femme le hantait toujours. Rien de ce que nous disions ne prêtait jamais à sourire. Elle me racontait les choses de la vie ainsi qu’un peu des siennes. En échange, je lui parlais de celles qui se passent de nos jours dont elle était depuis si longtemps coupée. C’est au cours de ces échanges que j’ai compris que le chemin qui conduit la jeunesse vers la vieillesse n’est pas si étendu que les gens le prétendent. Sur l’un des bas côtés, il y a l’innocence. Sur l’autre, c’est l’expérience qui fleurit afin que chaque personne passant puisse cueillir sa part.

    Il nous suffit de tourner le regard de part et d’autre de la route pour nous assurer de la bonne direction vers laquelle nous avons la prétention de poser nos pas, car notre histoire s’écrit à l’instant où nous avons décidé d’avancer.

    – C’est bien ce que je dis, lança la Françoise ; si les petits cochons ne te mangent pas, nous ferons peut-être quelque chose de toi !

    Dans la pièce qui commençait à s’enfumer, car la cheminée tirait mal comme toujours, soudain, il y eut comme un temps mort. Dans ces occasions, on dit alors que c’est un ange qui passe. Robert espéra que c’était celui de la grand-mère Louise. Des regrets à moins qu’il ne s’agisse que de remords devaient refaire le chemin d’une vie qui ne connut pas souvent d’embellies dans la tête de Françoise.

    Dans l’esprit de Robert, venait de naître une nouvelle question. En serait-il ainsi toute son existence ? Devra-t-il ne fréquenter que les sentiers qui conduisent au doute ?

    N’est-il fait que pour écrire l’histoire des autres jusqu’à oublier la sienne ?

    Sera-t-il obligé de correspondre toute sa vie avec des inconnus, de ceux dont on sait qu’ils n’occuperont aucune place dans votre cœur ?

    C’est alors qu’il revit les gens qui gravitaient dans leur entourage. Il comprit pourquoi l’existence paraissait longue et douce pour les uns tandis qu’elle se montrait si courte et pénible pour d’autres. C’est quand il arrive le temps où plus personne ne frappe à votre porte que l’espoir disparaît. C’est sans doute pour cette raison qu’il est important d’écrire de temps en temps, afin que le facteur ne vienne pas que pour vous saluer, mais pour une fois, qu’il a le plaisir de vous annoncer qu’une lettre vous est destinée !

    Robert avait déjà vu quelques personnes tenant une enveloppe entre les mains, la regardant comme si elle n’était pas pour elles. C’est seulement qu’à cet instant elles réalisaient qu’elles existaient toujours, que quelque part quelqu’un pensait à elles. Avant même d’ouvrir la missive, elles fixaient leur propre nom. Comme elles le faisaient en ce matin où elles avaient reçu cette enveloppe, elles prenaient conscience qu’en de nombreux endroits on avait lu leur patronyme, celui de la ville et aussi celui de la rue où elles résidaient. L’histoire n’était donc pas terminée ! Peut-être même que le courrier est parfumé comme celui qui arrive d’une île lointaine que l’on imagine posée sur l’océan, alors qu’elle s’enfuit, éprise de liberté en compagnie des vagues lancées à son assaut et l’invitant à les suivre dans leur repli.

    Robert et Françoise ne se regardaient plus. On pouvait en déduire qu’ils venaient de découvrir les pensées de l’autre. Il n’y avait pas qu’au village que l’on avait décrété une trêve. Pour une fois, dans la maison on se surprenait à sourire. Oh ! Il ne fallait pas croire que Robert s’imaginait qu’une vie différente venait d’arriver avec l’an nouveau. Il ne se faisait pas d’illusion. Il savait que comme il se passe parfois dans le firmament, il y a aussi de belles éclaircies sur la Terre, même si elles ne durent pas longtemps, elles sont toujours bonnes à prendre. Les vieux, justement, ne disaient-ils pas :

    – « Ciel moutonné est comme femme pommadée, jamais de longue durée » ! Mais comme dans un firmament apaisé les couleurs retrouvent de leur éclat, Robert pensa qu’il devait aussi graver dans les cœurs des malheureux, des sentiments qu’ils croyaient être disparus à tout jamais.

    – Estimant que le climat dans la pièce devenait de plus en plus lourd, il comprit qu’il lui appartenait de meubler le silence de quelques réflexions avant qu’il ne prenne ses aises.

    – Bon, dit-il, comme s’il s’agissait de réveiller toute la maison ; ce n’est pas tout. Cela ne me dit pas ce que je dois écrire sur la carte de ta cousine.

    – Après tout, répondit Françoise sur un ton qu’il ne connaissait pas, mets ce que tu veux. Je vois que tu détiens suffisamment de formules, n’est-ce pas ? Et puis, maintenant, je suis sûre que tu ne manques pas d’imagination ! Dès l’instant où tu n’écriras pas de sottises, le reste n’a plus d’importance. Tu sais, je ne devrais pas te le dire, mais l’instituteur m’a dit que si tu le voulais, tu pourrais faire de belles études.

    – C’est gentil à lui, mais c’est non, répondit Robert peut-être trop vigoureusement. De toute façon, je devine que l’assistance choisira pour moi. Pour ma part, je sais ce que je désire. Je n’ai aucune envie de vivre, avec dans la tête les idées des autres. Je ne veux que les miennes. Sans doute ne seront-elles pas aussi riches que chez certaines personnes ; mais elles auront le mérite d’être claires et de m’appartenir. Il y a quelques jours, j’ai appris quelque chose de surprenant, tu le crois ?

    – Comment le saurai-je, puisque nous parlons si peu ?

    – La faute à qui ? répondit Robert qui venait de se rendre compte que les bonnes habitudes ne se perdent pas aussi vite que l’on veut bien le dire.

    – Dis-moi toujours, demanda Françoise ; et pendant que tu es dans les confidences, tu peux même me révéler le nom de la personne, qui te dévoila cette information sans doute capitale, puisque tu l’as retenue !

    – Personne ne m’a soufflé la réflexion, la déçut-il. C’est en regardant mon ombre me devancer ou me suivre, selon la position du soleil, que je compris qu’elle ne serait jamais celle de quelqu’un d’autre. Elle sera toujours ma propriété absolue et personne ne pourra prétendre se glisser à l’intérieur pour s’en revêtir à mon insu. Elle est mienne au même titre que le sont mes pensées et mon caractère.

    Françoise crut utile d’ajouter qu’avec un tel état d’esprit, il allait certainement au-devant de nombreuses déconvenues.

    – Bien des gens ont appris à se plier, répondit-elle sèchement ; et d’autres ont suivi des chemins qu’ils avaient juré qu’ils ne fréquenteraient jamais. Certains ont été obligés de remiser au fond de leurs goussets leur personnalité profonde et si précieuse. Pour d’autres, c’est l’ambition qu’ils y abandonnèrent. Et sais-tu ce qu’il leur est arrivé ? Un jour, ils changèrent de pantalon en oubliant de vider leurs poches.

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    C’était cette matinée si riche en évènements que Robert savait qu’il allait manquer et qui le rendait de mauvaise humeur. En lieu et place des rires, des appels et des exclamations de toutes sortes, c’était le sarcasme de la nourrice qu’il devait subir en ce jour, qui, pourtant l’avait-il cru, semblait lui avoir été promis. Elle ne voulait rien lâcher, car elle lui avait confié l’instant précédent, qu’avec le bagout qu’il avait, il devait certainement avoir quelque facilité pour le poser sur du papier. En vérité, et contrairement à ce que l’on était en droit de croire, Robert aimait écrire et bien qu’elle ne lui en ait jamais fait la remarque, elle en était convaincue.

    Oui, pour aussi surprenant que cela puisse paraître, il adorait former les lettres, les aligner correctement les unes collées aux autres, s’appliquant à faire les pleins et les déliés. Il prenait le plus grand soin afin que la plume ne gratte pas le papier et que malencontreusement l’encre vienne à faire une tache. Il prétendait que chacune des lettres avait une histoire sans doute extraordinaire et qu’il convenait de la former dans le plus grand respect, afin de ne pas déformer l’origine. Et ce jour, il devait faire doublement attention, car il s’agissait de cartes de vœux sur lesquelles aucune erreur n’est permise. Pensez donc ; il en allait de la réputation de la famille !

    Le petit déjeuner vite avalé, il nettoya la table et disposa le matériel de torture. Pour les vues à proprement parler, il n’avait pas à se faire de souci. Elles étaient toutes identiques. Cela ferait du temps de gagné de ne pas choisir quel paysage pour quelle personne. S’installant au bout de la table la mieux éclairée, il lança tout haut afin qu’on le comprenne bien :

    — Sainte corvée, priez pour moi.

    Il déposa un vieux journal sur la toile cirée et mit l’encrier sur l’angle supérieur droit. Les cartes étaient à gauche et le buvard trouva sa place sous la main. Il allait servir de règle ainsi que d’éponge pour le cas où il surviendrait une catastrophe.

    – Écris lisiblement, demanda une nouvelle fois la Françoise. On peut être des campagnards, cela n’empêche pas d’avoir du savoir-vivre et de belles manières et même de l’instruction !

     – Bon, s’impatienta Robert. Je commence par ta cousine Gabrielle ?

    – Oui, répondit-elle. Comme cela, on sera sûr de ne pas l’oublier, celle-là !

    – On dirait que tu ne l’aimes pas beaucoup cette femme, dit Robert. Cependant, elle est bien de ta famille !

    – Je ne fais que lui rendre la monnaie de sa pièce, dit Françoise.

    – Qu’est ce qu’elle t’a fait pour que vous en soyez là ? Aurait-elle détourné ton fiancé, alors que vous étiez à l’école ?

    – Je ne risquais pas d’en avoir un à l’époque. <<<<En classe, je n’y allais pas souvent. Je n’étais pas comme la cousine qui paradait avec ses robes à volants et autres frous-frous !

    – Tu étais un peu jalouse, car elle était la préférée de la famille. En ce cas, je comprends que tu ne la portes pas dans ton cœur !

    – Ces histoires sont anciennes et ne te concernent pas.

    – Moi, dit-il encore, c’est la Francette que j’aime, car chaque année, elle n’oublie jamais de m’apporter de nouveaux timbres pour ma collection !

    – Évidemment, répondit Françoise avec une légère rancœur dans la voix. Avec l’argent qu’ils ont, ils peuvent s’en payer, des voyages à travers le pays !

    Robert posa la question qui lui brûlait les lèvres.

    – Je ne comprends pas très bien. Si vous ne vous aimez pas, pourquoi lui écris-tu ? Je sais depuis quelque temps que ce n’est pas bien de prononcer des mots que nous ne pensons pas.

     – Imagine ce que tu veux, répondit la nourrice. Tu apprendras plus tard que cela s’appelle de la diplomatie !

    – Laisse-moi rire, osa encore Robert. Notre maître dit que cela se nomme de l’hypocrisie, quand on sourit à quelqu’un que l’on ne désire pas croiser.

    – À propos d’instituteur, j’ai rencontré le tien, l’autre jour à l’épicerie.

    – Se montrant soudainement curieux, Robert demanda :

    – Oui ? Et alors qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

    Il m’a prise à part pour me dire ce qu’il pensait de toi.

    – Ah ! J’imagine que cela n’a pas duré bien longtemps, s’exclama Robert !

    – Détrompe-toi, le rassura Françoise. J’ai même eu honte à l’instant où nous nous sommes retrouvés seuls dans la boutique, avec la mère machin qui ne se cachait pas pour écouter ce que nous disions.

    – Puisque je suis concerné, demanda Robert, qu’a-t-il pu bien te dire pour qu’il te revête d’un habit honteux ?

    – Ne sois pas effronté, rétorqua-t-elle. D’où sors-tu ces mots nouveaux ? Si ce sont les imbéciles que tu fréquentes qui t’apprennent à parler comme les charretiers, je vais vite y mettre le holà à tes escapades ! Si j’en crois ton instituteur, en tout cas, ce n’est pas lui qui vous enseigne ces sornettes. Je ne sais même plus de quoi il voulait m’entretenir tellement il avait des choses à m’expliquer. Il m’a dit que c’était injuste, ça, oui, je me souviens.

    – Ah ! quand même, s’écria Robert, presque comme un signe de victoire. Il reconnaît enfin qu’ils ont toujours été ignobles envers moi en me répétant à tout bout de champ que je suis un fils d’allemand !

    – Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, le refroidit Françoise. De toute façon, ils n’inventent rien en le disant. Il m’expliquait qu’il était malheureux que certains élèves fassent des efforts sans pour autant parvenir à se hisser dans le haut du tableau, alors que toi tu y parades sans que cela te coûte la moindre peine. Il prétendait qu’il te suffirait que tu mettes un peu de volonté pour devenir l’un des meilleurs. Il était désolé, car rien ne semble t’intéresser. On dirait que tu es toujours absent ou dans la lune.

    – Oui, il a surtout oublié de te parler du temps que je passe dans son jardin au lieu de m’ennuyer sur le banc de mon pupitre. Je crois qu’il n’est pas honnête, ajouta Robert. Si je n’écoutais rien, je serais sans doute le dernier. Or, je ne le suis pas. C’est bien la preuve que je suis plus attentif qu’il le prétend, non ? Tu sais, si j’ai deux oreilles ce n’est pas par hasard. De l’une, j’écoute tout ce qui passe à l’entour de l’école. De l’autre, tout ce qu’il raconte. Enfin, quand cela m’intéresse vraiment. Ne dit-on pas très justement prêter une oreille et jamais les deux ?

    – C’est aussi de cela qu’il me parlait. De ton insolence. Méfie-toi, Robert. Un jour, cela te jouera de mauvais tours ! Tu n’es pas encore assez grand pour te permettre de te fiche de la tête des gens.

    — Que veux-tu que je réponde ? demanda Robert. Seule la moitié de ce qu’il raconte m’intéresse réellement. Justement, je tends l’oreille lorsqu’il nous parle d’une histoire passionnante. J’aime celles dont on est sûr que ceux qui les ont écrites l’ont fait avec leurs émotions et leurs frissons. Tu vois, et bien que cela vous dérange ici, c’est bien pour cela que je vais à la rencontre des personnes âgées. En les regardant attentivement, on devine qu’elles aussi ont traversé des histoires merveilleuses. Elles ont été si riches, que sur leur peau, elles ont déposé tant de frissons, qu’aujourd’hui ils se sont transformés en autant de rides qui ressemblent aux vagues qui courent sur la mer.

    – Ce genre de réflexion, il n’a pas manqué de m’en faire part. Il t’arrive de faire des phrases dont lui-même ignore où tu es allé les chercher !

    – Et alors demanda Robert, que lui as-tu répondu ? (À suivre).

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    Concernant la journée qui débutait, il avait bien tenté sa chance en rappelant que la tradition accordait jusqu’à la fin du mois pour adresser les souhaits aux personnes dignes de les recevoir, et qu’il n’y avait donc pas péril en la demeure. Mais rien n’y fit. Elle avait décidé aujourd’hui de se montrer autoritaire et le garçon comprit que plus tôt il aurait terminé la corvée d’écriture, plus vite il serait dehors. Néanmoins, la meilleure partie de son plaisir s’en trouverait écourtée.

    Au fur et à mesure qu’il franchissait une nouvelle étape dans l’existence, loin de s’essouffler, l’émerveillement de la découverte de son environnement grandissait. Au sujet de ce jour de marché, il était vrai que personne n’attendait après lui sur le foirail. Toutefois, comme les gens qui le fréquentaient n’avaient pas les yeux dans leurs poches, ils avaient vite repéré celui n’ayant pas les deux pieds dans le même sabot, selon la formule consacrée pour désigner un dégourdi. Le tour du marché aux bestiaux n’était pas achevé, que déjà, s’adressant à lui, quelqu’un lançait cet appel :

    — Eh ! Toi, tu n’es pas en charge de travail ?

    — Non, vous avez besoin d’un coup de main, répondait Robert sentant le rouge monter aux joues.

    — Tiens-moi cette longe le temps que je démêle les autres

    — Vous ne préférez pas que je la fixe à la barre, demandait fièrement Robert ?

    — Tu sais faire les attaches rapides sans que les bêtes les dénouent en tirant dessus ?

    — Pardi ! répondait crânement le garçon, avec dans la voix une pointe d’orgueil, comme si les nœuds étaient l’affaire de toute sa jeune vie, alors qu’il essayait de toutes ses forces de dénouer celui qui le retenait à cette maison qu’il ne portait pas dans son cœur.

    Mais il n’y avait pas que les nœuds qui le passionnaient. Il aimait l’ambiance qui régnait sur le foirail dès l’instant où le marché était ouvert. La cloche venait à peine de retentir que la bataille entre les hommes s’engageait. Les maquignons avançaient leurs pions tandis que les éleveurs les repoussaient. Chacun avait décidé de tester l’autre. Parfois, on entendait un paysan hausser la voix afin que tout le monde le comprenne :

    — Tu me prends pour un mendiant que tu oses me proposer une enchère si basse que même quelqu’un dans le besoin ne l’accepterait pas !

    Tiens, je te laisse faire le tour des bestiaux exposés. Si tu en trouves de plus beaux que celles-ci, je te donne les miens au prix que tu voudras !

    Ainsi était l’ambiance sur le champ de foire, tous les premiers samedis de chaque mois. On riait, on criait, mais on se tapait aussi dans les mains.

    — Tope là, concluait-on alors. C’était l’instant que préférait Robert. Cet échange de poignées de mains qui avait plus de valeur que n’importe quelle signature. À l’instant où les paumes se rejoignaient, c’était comme si les adultes conjuguaient le verbe « faire confiance » à tous les temps. De toute façon, on savait bien qu’une parole donnée puis reprise était volée et en ce jour où les bêtes changeaient de propriétaires et que l’argent quittait une poche pour rentrer dans une autre, personne n’aurait voulu qu’on le confonde avec un détrousseur. Oh ! Il arrivait bien que l’on doute de temps en temps de la sincérité d’un maquignon ou que l’on pensait que tel éleveur n’avait sans doute pas lésiné pour engraisser avec des produits illicites, une carne pour la faire paraître désirable. Mais cela faisait partie du jeu et admit une fois pour toutes par tout le monde.

    Robert avait une certaine admiration pour les paysans qui disaient qu’ils préféraient rentrer chez eux avec leur bétail plutôt que de le donner pour deux sous.

    — Un jour, disait celui qui se sentit offensé par une offre très en dessous de la valeur réelle, c’est vous qui viendrez chez moi me prier à genoux de vous donner mes bêtes. Et vous savez ce qui se passera ? Ce jour-là, vous serez content que je vous les cède au prix qui sera le mien ! Je ne suis pas à la rue, moi, pour accepter la mendicité !

    Robert se demandait comment il n’aurait pas pris du plaisir à écouter ces échanges entre hommes qui savaient ce que parler veut dire mêlant dans leurs propos des accents de malice !

    Comment n’aurait-il pas éprouvé du soulagement en voyant que finalement les uns et les autres sortaient tous vainqueurs d’une bataille dont tout le monde s’accordait à dire qu’elle fut rude ?

    Comment n’aurait-il pas pris du plaisir en flattant une encolure ou un flanc de ces animaux qui savaient que l’on parlait d’eux, mais qui ignoraient toujours dans quelle étable ils passeraient la prochaine nuit ?

    Quelle fierté encore, quand il arrivait qu’on lui demandât s’il ne voulait pas brosser les poils de cette vache ou de son veau ? Si certains allaient conclure leurs nouvelles affaires, comme ils le prétendaient, dans l’un des deux bistrots dont la terrasse donnait sur le foirail, il y avait ceux qui se réunissaient autour des charrettes. Les bouteilles circulaient et en connaisseurs, on appréciait. Il y avait aussi les casse-croûtes qui se prenaient sur le pouce, mais qui n’avaient rien à envier aux plantureux repas servis à l’auberge. (À suivre).

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    REFLETS DE MEMOIRELA CARTE DE VŒUX 1/4

     

    Depuis le départ de la pauvre Grand-Mère, on avait expédié le jeune Robert dans la chambre-dortoir de l’étage, avec les autres enfants. Il regrettait cette décision, car au rez-de-chaussée, il semblait y faire moins froid. À moins que l’odeur âcre de la fumée piégée dans la cuisine, pièce voisine de la chambre, ne fasse illusion en donnant un semblant de réconfort avant de trouver l’issue qui lui permettait de rejoindre le froid qui paralysait la nature. C’était à Diana la fille aînée de la nourrice qu’était revenu le privilège d’occuper seule la chambre. Elle était devenue un territoire interdit pour le reste de la famille.

    Alors qu’il y demeurait en sa qualité de garde malade, tôt le matin après avoir apporté son café-chicorée à la pauvre grabataire et s’être inquiété qu’elle n’eût besoin de rien d’autre, il pouvait s’éclipser sans que personne le remarque.

    Il aimait se retrouver dehors en toute saison alors que la nuit occupait encore le bourg et ses environs. Quand on lui demandait ce qu’il faisait à pareille heure à l’extérieur tandis que tout le monde recherchait le confort dans les couvertures douillettes de leurs lits, il répondait qu’il n’appréciait rien d’autre que de voir la campagne s’éveiller, et à sa suite, le village. C’est le cadeau que le ciel m’envoie chaque jour, aimait-il à dire.

    — Tu crois vraiment que c’est une raison suffisante pour quitter la maison comme un voleur, essayait-on de lui expliquer parfois !

    Indifférent aux réflexions, il tournait le dos en haussant les épaules.

    À l’étage, pour sortir, c’était une tout autre histoire. Même à pas de loup, il y avait la chambre de la nourrice à traverser, et l’on pouvait affirmer qu’elle le sentait venir plutôt que de le voir ou de l’entendre. Ce matin-là, dans le calme de la nuit résonna soudain, tel un couperet, sa voix encore enrouée des ténèbres :

    — Où comptes-tu aller à pareille heure ?

    — Ben, au champ de foire, répondit Robert. Nous sommes le premier samedi du mois et il y a marché, tu le sais bien.

    — Ce n’est pas ton affaire, rétorqua la Françoise, comme tout le monde la nommait. Je ne crois pas que tu aies des bêtes à vendre ? Alors tu vas me faire le plaisir de rester chez nous ! Là-bas, personne n’a besoin de toi. Ici, oui. Et n’oublie pas que c’est aujourd’hui que nous devons faire le courrier des vœux.

    — Pourquoi ne le fais-tu pas rédiger par tes grandes filles ? Elles ont appris à écrire elles aussi ; et sans doute mieux que moi !

    — Ta mémoire te fait défaut, mon petit. Tu sais bien qu’elles, elles travaillent ! Il me semble qu’à ton âge, tu pourrais enfin partager les tâches de la maison, non ? Ce n’est pas tout d’aller chez les autres. Ce ne sont pas eux qui te nourrissent ni qui t’élèvent !

    Se sentant coincé au pied du mur de la défaite, Robert ne se contint plus. Depuis si longtemps qu’il en avait envie, il finit par répondre :

    — Je ne pense pas que tu aies à te plaindre. Pour nous faire manger, comme tu le prétends, tu ne refuses pas l’argent que l’assistance te verse pour nous élever. Avec cette somme, il me semble que nous quatre, nous contribuons largement à améliorer votre ordinaire en vous donnant la meilleure part de nos rations ?

    Étonnamment, Françoise ne répondit pas. Elle se contenta de grogner :

    — Bon, puisque monsieur a fait en sorte de me réveiller, je suis bien obligée de descendre moi aussi.

    Ce n’est qu’en pénétrant dans la cuisine, quand la lampe à pétrole diffusa sa lumière qu’en s’approchant de Robert, elle lui dit :

    — Tu as encore dormi tout habillé !

    — Comment le sais-tu, tu n’es pas entrée dans notre chambre cette nuit ?

    — Ce n’est pas difficile à comprendre, ton pull n’est pas à l’envers !

    — Écoute, répondit-il, comme pour s’excuser. Il fait si froid dans la mansarde que même l’eau du pichet est gelée. Tu ferais bien de te décider à faire poser un volet devant cette fenêtre. Elle tombe en ruine et cela ne devrait plus tarder qu’elle finisse par se démolir au prochain coup de vent un peu trop violent.

    — Toi qui es si fort, tu n’as qu’à te débrouiller pour en faire un !

    Comprenant que la journée était mal commencée, Robert ne voulut pas alimenter la conversation qui n’aurait fait qu’attiser le feu de la polémique, bien qu’en son esprit, la réponse se trouve déjà prête à être servie. Il avait envie de lui dire qu’elle ne renâclait jamais sur les fruits ou les légumes qu’il rapportait de chez les uns ou les autres, en guise de rétribution. Tout le monde en profitait et c’était très bien ainsi. Une fois, il en avait parlé et pour toute réponse, il avait reçu une bonne volée de martinet. Aussi, quand il était question de certaines réflexions, il remettait sagement les paroles dans un coin de la mémoire. Un jour, disait-il, la cloche sonnant la fin de la récréation retentira et je pourrais alors servir mes plats préférés. Tant pis s’ils sont refroidis ! (À suivre).

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  • Le départ du prêtre était alors précédé par une rapide bénédiction de la demeure et de ses occupants, après leur avoir fait promettre que cette année qui commençait les verrait plus souvent à la messe.

    Suivant le représentant de la religion, ce serait le tour de Marie-Pierre. C’était une petite femme au visage aussi ridé qu’une pomme ayant connu les rigueurs de l’hiver. Comme elle le faisait tout au long de l’année, elle allait d’une maison à sa voisine le parapluie vissé sous son bras. Elle annonçait avec l’accent de la tristesse, le départ d’une âme que la vie venait d’abandonner en chemin. En même temps, c’était encore d’autres nouvelles qui se faufilaient dans la maison. Elle connaissait tout. Elle n’ignorait rien de la commune et de ses résidents. Elle possédait aussi des informations sur les territoires environnants, ceux qui s’accoudaient aux limites du sien. Certains prétendaient d’elle qu’elle était de la famille à « Julie Larousse » !

    — Tu ne sais pas, raillait-on Demande à « Julie Larousse », avait-on l’habitude de dire.

    Attention, ces réflexions n’étaient pas méchantes ! Elles avaient même un caractère plutôt affectif et cela avait le don de faire sourire tout le monde.

    Venait ensuite le facteur. On ne pouvait pas ne pas le recevoir. Il était le lien indispensable avec le reste du pays. On se demandait comment il faisait pour rejoindre sa maison, à la fin de sa tournée. Chaque foyer lui avait offert son petit verre. Les mauvaises langues le prénommaient : l’alambic numéro deux !

    La journée s’avançait au rythme des visites. La cafetière n’avait pas le temps de refroidir que déjà il fallait songer à en faire une nouvelle.

    Le défilé des prestataires de service continuait. Ils étaient bien accueillis, car chacun savait que les uns et les autres participaient au bon fonctionnement de la vie du village. Mais entre tous, s’était établi une sorte d’entente, un jeu ou une stratégie. Sur le grand échiquier du temps, chacun poussait ses pièces en espérant que son voisin ne découvrirait pas ses intentions.

    Généralement, je profitais de ce que le repas fut entrecoupé pour prendre la poudre d’escampette comme on qualifiait ma sortie sans que personne ne s’en aperçoive. À ce sujet, la nourrice disait toujours :

    — Lui, le Robert ? Un instant il est ici. Le suivant, il a disparu ! Et pour savoir où il est parti, alors là, c’est une autre paire de manches.

    Ayant été obligé d’assister à certaines visites, je m’octroyais donc le droit d’aller à mon tour faire les miennes.

    J’allais alors chez les personnes âgées à qui j’avais l’habitude d’offrir un peu de mon temps, et où il n’y avait plus grand monde qui se bousculait comme on le disait d’une façon quelque peu cavalière. Je savais que ma visite ferait plaisir, mais elle n’était pas tout à fait désintéressée. J’avais eu suffisamment d’exemples sous les yeux tout au long de la journée, pour imaginer que si je voulais augmenter la somme qui sommeillait dans ma petite boîte, je me devais de proposer mes services.

    Il me fallait aussi écouter les gémissements des uns et les histoires des autres, racontées si souvent que je les connaissais toutes.

    Qu’importe, les gens parlaient. Pendant qu’ils se confiaient, ils ne pensaient plus à leurs souffrances morales ou physiques et pour eux, c’était bien une véritable nouvelle année qui commençait. Certains se lamentaient, prétendant que ce serait sans doute la dernière qu’ils entendaient frapper à leur fenêtre. Comme si j’étais quelqu’un possédant un pouvoir énorme, je leur affirmais alors qu’ils racontaient des bêtises et que des années, ils en verraient bien d’autres trépigner sur le seuil de leur maison.

    — Le Bon Dieu n’a pas pitié de moi, répondait parfois une grabataire. Je sais parfaitement que cette année qui s’installe, je ne la devinerai que de ma fenêtre, comme toutes ces dernières. Ma place n’est plus ici, mais aux côtés des miens, là-bas, au cimetière.

    — Allons ! Madame Marie, vous n’y pensez pas sérieusement, répondais-je vigoureusement. Le lieu où vous prétendez vouloir partir est bien trop froid ces jours-ci. Chez vous, il fait bon se tenir près de la cheminée !

    — Sans doute ; mais lorsqu’il n’y aura plus personne pour venir l’entretenir, il sera comme moi, inutile et éteint !

    — Je serai là encore pour longtemps, essayais-je de la rassurer.

    Toi ? Mon pauvre petit, disait-elle : Ta place n’est pas avec nous. Tu partiras, comme tous les jeunes s’en sont allés avant toi. Je ne sais pas vers où tes pas te guideront, mais je crois qu’ils te rapprocheront d’un lieu où l’espoir grandit chaque jour davantage.

    Que répondre à de telles paroles ? Cette dame avait raison. Personne ne doit rester dans le nid où il est né. La vie a donné des ailes aux oiseaux pour aller où il leur semble que l’existence est douce. Aux hommes, elle a offert des jambes pour parcourir le monde.

    Je savais que c’était encore trop tôt pour devenir vagabond, mais au fond de moi, comme le devinait l’aînée ce jour-là, bouillonnait déjà le désir de l’aventure.

    Puis je faisais une nouvelle visite, puis une autre, jusqu’à l’heure où le premier jour sombrait dans les ténèbres brumeuses du premier soir de l’année.

    Le temps des vœux était riche d’enseignements de toutes sortes. Je savais que je ne trouverais pas le sommeil avant d’avoir repassé tous les évènements qui s’étaient succédé durant cette courte journée d’hiver, pourtant qui paraissait infiniment longue.

    Dès mon retour, on m’avait signifié que le lendemain serait consacré à la rédaction de cartes de vœux, et c’était certainement une autre cause qui faisait que Morphée était absent, alors que le froid qui régnait dans la pièce n’y était en rien responsable, même s’il installait une couche de glace sur l’eau contenue dans la bassine. C’était l’excuse que chacun avançait pour s’exempter de la toilette de chat, comme on la nommait alors.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010

     

     

     

     


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