• — Ce n’est pas compliqué, répliqua-t-il. Tu ne te souviens probablement plus, mais lorsque vous étiez enfants, tandis que nous voulions vous entretenir de faits sérieux, cela ne vous intéressait jamais. Vous partiez dans de fous rires qui nous laissaient à comprendre qu’ils ne pouvaient être que nerveux. Parfois, même nous pensions qu’ils flirtaient avec l’hystérie. C’était en quelque sorte, votre manière de nous expliquer que ce qui se passait autour de vous n’avait guère d’importance. Nous nous taisions alors. Néanmoins, nous étions persuadés qu’un jour ou l’autre ce serait à votre tour de nous poser des questions, auxquelles vous ajouteriez à n’en pas douter, quelques reproches.

    L’homme, ne l’oublions pas, n’a jamais été autre chose qu’un animal ; certes, il a évolué, mais certains de ses instincts ne sont pas disparus le jour où il se mit debout. Parmi eux, il en est un qui le fait se rapprocher de la table quand ses plats préférés sont à portée de dents. C’est la faim.

    — Ce n’est pas très gentil, ce que tu dis là !

    — Ne te sens pas visée, lui répondit-il spontanément. Ce n’est qu’une image !

    Du temps s’est écoulé, car il est toujours égal à lui-même, en ignorant les tempêtes qui soufflent sous le crâne des hommes. Ensuite, ce fut l’heure où le destin vous appelait vers la ville, n’ayant aucun scrupule à séparer ceux qui s’aiment. Vous avez choisi de vivre loin de nous, après que l’école a introduit en vos jeunes esprits des éléments inconnus de nos campagnes. Elle contribua à vous instruire, indubitablement.

    Hélas ! Ce faisant, elle a aussi œuvré à vous éloigner de la réalité en imprimant en vous un sentiment que l’on ne trouve pas chez nous ; le doute !

    Enfin, ne nous égarons pas. Nous ne pouvons que nous plier devant les exigences de la société moderne. Après tout, elle est inventée par les hommes, et ils sont loin d’être infaillibles !

    — Nous reprocherais-tu d’avoir appris des choses auxquelles tu n’eus pas la chance d’accéder ?

    — Pas du tout, la démentit-il. S’il est vrai que certaines m’échappent, en revanche, je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir manqué certains épisodes de ma vie. Sans forfanterie, je sais beaucoup plus de choses que tu l’imagines. Seulement, dans notre monde particulier, les repas ne sont jamais assez longs pour aborder tous les sujets qui nous permettraient de nous évader sous des cieux aux couleurs plus éclatantes que par chez nous. Ici, entre chaque plat, il y a le tic-tac de la pendule qui nous dit qu’elle avance. Ainsi, nos rêves attendent-ils la nuit pour revenir nous visiter. Remarque, c’est aussi bien qu’il en soit de cette sorte, car je crois que je finirais par te lasser avec toutes mes pensées plus ou moins saugrenues.

    — Bon, dit-elle avec autorité. Cela ne m’explique toujours pas pourquoi j’entends un chien gémir la nuit. Je dis plaindre, car en fait, je ne sais pas interpréter ce genre d’appel. Peut-être est-ce autre chose que l’on cherche à me mettre en évidence ou à me communiquer ?

    — C’est bien ce qui me préoccupe, dit-il une fois encore. Il est rare qu’il se manifeste. Je te l’ai déjà dit, sauf en certaines circonstances.

    Personnellement, je ne te cacherais pas que parfois cela m’impressionnait de l’entendre, car j’attendais alors toute la journée l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Elle ne devait pas forcément se présenter chez nous. Cela pouvait être dans les environs. Le grand-père était beaucoup plus sensible que nous à ces appels. Il est vrai aussi que c’est lui que le chien avait choisi pour ami. Oui, l’ancien n’avait pas distingué l’animal parmi les autres. C’était lui qui était venu se mettre à la disposition de celui qu’il prit pour maître. Il est certain que d’un avis général, cet homme avait un cœur énorme. À cette époque, la bête l’avait déjà ressenti.

    Longtemps après la mort de son compagnon, lorsqu’il entendait ses gémissements nocturnes, il prenait le vieux tabouret bancal et s’asseyait à côté de l’endroit où reposait le chien. Je ne sais pas ce qu’il lui disait ; et encore moins si l’interpellé répondait. Ce qui est certain, c’est que dans la minute qui suivait, les plaintes cessaient. — Était-il apaisé, demanda la jeune fille ?

    Ce qui est sûr, disait le père, c’est que ce chien a gardé en lui quelque chose qui vit encore. Ce n’est pas possible autrement !

    — Dis-moi, l’interrompit-elle : ne m’avais-tu pas affirmé que notre aïeul avait un don ?

    — C’est vrai, répondit-il. Il avait certaines dispositions.

    — Alors, pourquoi ne te les a-t-il pas transmises ?

    Tu sais, dit-il en baissant légèrement la voix. Les sentiments enfouis au fond de chacun de nous ne se traitent pas comme les affaires commerciales. Il ne suffit pas de vouloir. Encore faut-il que la personne désignée ait les mêmes dispositions morales que le détenteur, pour recevoir ce qu’il lui envoie et surtout qu’il a bien la bonne taille pour revêtir les habits que l’on s’apprête à lui faire endosser. Je ne devais sans doute pas avoir les meilleures qualités pour cela. Bien que parfois il m’arrive d’entrevoir ce que d’autres n’arrivent même pas à imaginer. Mais cela n’est pas suffisant pour prétendre que je suis un devin. Et puis, avoua-t-il encore : je n’ai jamais cherché à exploiter la situation. Ce n’est pas que la misère des gens ne m’intéresse pas, mais de nos jours, je sais qu’il y a de nombreuses autres façons pour la soulager. Un homme seul ne pourra jamais guérir tous les maux de ses concitoyens. (À suivre).

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  • – Si des mots ont été échangés entre le laitier et lui ? Pas uniquement des paroles, même s’il y en eut beaucoup. Ils en vinrent aux mains et la grand-mère eut toutes les peines du monde pour les séparer. Il n’attendit pas la fin du jour pour se rendre à la laiterie. Il ne nous a pas raconté ce qui s’était dit lors de la rencontre avec le directeur, mais on ne revit jamais le gars par chez nous. Il avait été affecté sur une autre tournée. Je peux te dire que tous les gens des environs en furent satisfaits, car le remplaçant n’était pas que charmant. Il faisait dix fois moins de bruit que le précédent. Tu sais très bien que les paysans n’aiment guère paresser, dans le lit ; cependant, un seul quart d’heure de repos gagné sur la journée est ressenti tel un exploit !

    Pour en revenir au chien, il le prit dans ses bras, avec une grande délicatesse, comme on le fait de son enfant blessé ou malade. C’est lorsqu’il contourna l’étable que soudain, il comprit ce qui venait de se passer véritablement, au su et aux vues de tous, sans que personne se doutât de rien. À quelques pas, le trou était là, béant, semblant attendre celui qui l’avait creusé. Le grand-père vit sa peine alourdie à l’instant où il réalisa que son fidèle compagnon avait deviné le triste matin où il quitterait le monde des hommes.

    – Comment a-t-il pu savoir la chose que tous les gens redoutent ?

    – Nos habitudes n’avaient pas varié, rien dans notre façon de vivre n’avait changé au point qu’il ne veuille plus nous suivre. Lui-même ne souffrait d’aucune maladie. Mieux, il était sans doute le plus sain de tous les chiens que nourrissait la ferme ! Il n’avait pas de handicap visible. Il semblait seulement aimer profondément la compagnie des hommes ; enfin la nôtre, et plus particulièrement celle de son maître.

    – Peut-être se désolait-il justement de ne jamais lui ressembler complètement, se hasarda la jeune fille ?

    – Non, je ne pense pas, répliqua son père. Le monde dans lequel nous évoluons n’est certes pas parfait. Mais chacun y a sa place, et personne n’émet le désir de prendre celle de son voisin, pas plus chez les hommes que les animaux, crois-moi. Il a bien deviné ce qui allait se passer. Lorsqu’il tournait autour de son trou, il voulait faire comprendre au père que c’était l’endroit où il devait être déposé. Il a agi comme s’il avait reçu un message. Je sais bien que les animaux ressentent les phénomènes naturels bien avant les hommes, mais là, nous sommes dans un autre monde, ma fille ! Il n’y a que le pauvre Dick qui aurait pu apporter toutes les informations concernant cette tragique journée. Mais, hélas ! S’il était capable de nombreuses choses, il ne sut jamais démontrer clairement ses désirs. La seule explication possible est que peut-être il ait entendu un appel venu du paradis de ses cousins. Vois-tu parfois, on dit que les chiens hurlent à la mort, lorsqu’ils aboient d’une façon particulière qui a le don d’énerver tout le monde, car celui-ci n’y comprend rien. C’est sans doute dans cette direction qu’il nous aurait fallu chercher, à l’époque.

    Son fidèle ami dans les bras, le père se mit en quête pour trouver quelque chose qui pût ressembler à un linceul afin d’y faire reposer son compagnon. Cela lui faisait mal au cœur de l’enfouir sur le sol nu, au fond du trou. Certes, le chien n’était pas chrétien, mais ce n’était pas une raison suffisante pour le confier aux entrailles de la Terre sans un minimum de respect.

    Il trouva une vieille caisse qui avait jadis contenu des outils. Il jugea qu’elle n’avait pas échappé aux flammes par hasard et elle se transforma en une niche éternelle. Il déposa la boîte et le chien au fond du trou. Comme il le faisait au cimetière des hommes alors qu’ils y accompagnaient l’un des leurs, il se tint un moment debout, sans rien dire, fixant une dernière fois le fond du trou, comme s’il pouvait y reconnaître des souvenirs. Sans être une vraie supplique, car le grand-père ne priait pas souvent, il prit quand même le temps pour dire à son compagnon qu’il méritait quelques égards particuliers, en remerciement pour toutes ces années au long desquelles il avait toujours été fidèle aux gens de la ferme, leur offrant en exclusivité son amitié. Sans hâte ni brusquerie, il referma le trou. Ce faisant, il ne voulait sans doute pas empêcher le peu de vie qui demeurait encore dans l’esprit du pauvre animal, de faire un ultime tour de la ferme, avant de rejoindre les siens, quelque part à travers l’espace.

    Le père resta longtemps devant le monticule qui soulignait l’emplacement de la dernière demeure de Dick. Je me souviens qu’il ne lui tourna pas le dos lorsqu’il fut obligé d’aller vers les tâches qui l’appelaient. Il partit à reculons, sans cesser de fixer l’endroit qui l’avait tant intrigué ces derniers jours et dont il vivait en cette journée l’épilogue malheureux.

    – Pourquoi avoir attendu tout ce temps, pour en parler, demanda la jeune femme à son père ? (À suivre).

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    Photo glanée sur internet

     

     

     

     

     


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  • La ferme de l'étrange  8/11

    — En tout cas, osa la jeune fille, s’il y a cadavre comme tu le dis, il ne peut être que du fait de l’homme. J’imagine mal le chien soustraire quelque chose d’aussi important !

    — Le père continua sa narration.

    Le soir avait enfin consenti à baisser son rideau aux couleurs sombres des ténèbres. L’heure était venue où chacun ne se faisait pas prier pour rejoindre son lieu de repos. En ce temps-là, je puis t’assurer que personne ne cherchait le sommeil. On aurait même dit qu’il les attendait sous les couvertures. Il n’était pas utile de tenter de réunir le troupeau de moutons pour les compter et vérifier à nouveau s’ils étaient au complet. À peine les corps étaient-ils allongés, que déjà les premiers ronflements se faisaient entendre. Il était alors facile d’imaginer qu’ils débutaient à l’instant où les vêtements étaient déposés sur le valet de chambre.

    — À ce sujet, demanda la fille à son père : il serait bien que vous vous organisiez pour avoir un peu plus de repos, maman et toi. Je suis de retour, et je compte bien occuper par ma présence toute la place qui me revient ! Je vous trouve fatigués, tous les deux !

    — C’est gentil, ce que tu proposes. À l’avenir, avec la mère, nous devrons en accepter l’augure. Mais pour l’heure, si tu me coupes toujours la parole, nous allons passer la journée vissés à notre place.

    — Je sais bien qu’il n’en sera rien, répliqua-t-elle. Je te connais bien, et surtout j’ai encore souvenance de ce que disait maman à l’époque.

    — Ton père ? Je finirai par croire que quelqu’un a disposé des punaises à la place qu’il occupe sur le banc. Il est tout juste assis que déjà il se relève, prêt à partir ! Leurs éclats de rire se confondirent et parcoururent la pièce en cascade.

    Du coup, la mère qui s’octroyait quelques minutes de repos supplémentaires fit entendre sa voix :

    — Que se passe-t-il de si attrayant dans cette maison, que cela vaille le coup de réveiller tout le monde ? On dirait que vous ne vous ennuyez pas !

    — Rien d’extraordinaire ; je te rassure, lança le père. C’est seulement la petite qui veut connaître l’histoire du pauvre Dick qui causa tant de peine à l’ancien.

    — Et c’est cela qui déclenche autant de joie, demanda la mère, avec dans la voix, une note particulière ? Enfin, vous avez bien fait de prendre quelques instants de gaieté avant, car la suite ne le sera pas.

    — Nous ne riions pas de la malheureuse histoire du chien ; tenta de se justifier la fille, en faisant semblant d’être sérieuse. Nous nous remémorions certaines images du passé et en prime, de temps en temps, nous ressortons de leur carton, de vieilles réflexions et principalement des tiennes. Regardant à nouveau son père, elle lui demanda pourquoi il avait mis si longtemps pour lui révéler ce douloureux épisode de leur vie. Maintenant que je connais plus de détails, allons vite au fait, supplia-t-elle son père.

    — Tu as raison, se décida-t-il. Terminons-en. Mais sais-tu ce que les anciens prétendaient ?

    — À trop remuer les souvenirs, ils finissent toujours par nous le reprocher.

    Cette nuit-là, ton aïeul se leva deux ou trois fois. Il ne fut jamais un homme qui se contentait de vivre en regardant le temps passer. Comme toi, puisque tu sembles tellement lui ressembler, il était curieux de tout. Il n’était heureux que lorsqu’il trouvait les réponses aux questions qu’il se posait ; et quand il avait élucidé non sans peine une énigme sur laquelle tout le monde se cassait les dents, comme on le dit d’une façon un peu primesautière, bien qu’il ne montrait pas ses sentiments, il n’en était pas peu fier.

    Après chacune de ses visites, vers son ami Dick, la grand-mère lui demandait :

    — Et alors, que fait-il ?

    — Rien ; répétait mon père. Il est toujours couché à la même place et l’on pourrait imaginer qu’il attend quelque chose. Enfin, nous verrons bien demain, concluait-il, en regagnant son lit.

    Le jour suivant fut comme tous les autres. La traite du matin venait de se terminer quand la camionnette brinquebalante du laitier passa au sommet de la dernière colline. On entendait distinctement les bidons vides s’entrechoquer.

    Le père dit qu’il finirait de déjeuner quand le collecteur serait reparti. Il se leva, essuya comme toujours son couteau sur son pantalon et sa bouche sur le revers de sa manche de la vieille veste. C’est à l’instant où il allait ouvrir la lourde porte que le laitier fit son entrée dans la cour de la ferme. Avant de s’immobiliser, elle faisait tant de bruit, qu’il était facile de supposer que quelqu’un cherchait à la détruire à l’aide d’une masse. Dans tout ce vacarme, c’est à peine si l’on entendit les aboiements des chiens et en particulier, les plaintes d’un autre. C’était le pauvre Dick que le chauffeur venait d’écraser. Mon père se précipita, mais il comprit qu’il ne pouvait rien faire pour ranimer son fidèle compagnon.

    L’homme, pour tous ses voisins et au-delà le village, passait pour quelqu’un à qui il en fallait une sacrée dose pour qu’il fût ému. Mais en ce triste jour de mémoire, je puis t’assurer que ses larmes coulèrent. Elles devaient être acides et brûlantes, car il conserva les yeux rouges tout au long de la journée. (À suivre).

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  • — Je me souviens, dit-elle. Elles appellent désespérément lorsque leurs pis sont trop gonflés, entraînant des souffrances qui peuvent aller jusqu’à déclencher la mammite.

    — C’est bien, dit le paternel en riant. Je vois que ceux de la ville n’ont pas trop lessivé ton cerveau ! Tu es même presque prête pour la relève !

    — Hé là, comme tu y vas, s’exclama-t-elle ! Il est bien d’autres événements dont je me souviens. Je t’entends encore nous répéter inlassablement lorsque nous étions enfants que les choses de la vie, découvertes sur le tas, on ne les oublie jamais ! Apprendre à travailler, disais-tu aussi, c’est comme de le faire pour marcher. Les premiers pas sont hésitants, mais à l’instant où le pied prend de l’assurance, ils s’associent au regard pour ensemble, fixer l’horizon. Ils tracent une route. C’est celle qu’il te faudra emprunter. Elle sera tienne pour toujours. Alors, tu vois que j’ai de la mémoire, demanda-t-elle ?

    — Je n’ai pas prétendu que tu n’en avais pas, rétorqua-t-il. Je sais seulement que tu écoutais, puisqu’en ce jour tu me sers mes propos d’alors, tandis que je croyais que nous parlions à des enfants indifférents.

    — Mais cela ne me dit pas ce qu’il advint du chien ?

    — Cela fait plaisir de voir que dans ce domaine-là tu n’as guère changé, dit-il. Tu es toujours aussi pressée et tu ne lâches rien. N’as-tu donc pas appris à domestiquer ton impatience ?

    Droit devant ! Cela pourrait être ta devise, ma fille.

    — Comme tu le constates, je ne tourne jamais autour du pot. J’aime à y plonger la louche dès qu’il est posé sur la table.

    — Cela tombe bien, dit-il. J’ai de quoi nourrir ta curiosité et si tu restes assez longtemps avec nous, tu te rendras vite compte que le pot dans lequel on sert le potage est presque sans fond. Nous ne finissons jamais la soupe. Après quelques autres échanges sans grande importance, il reprit le cours de l’histoire.

    — Ce jour-là, le père s’attarda un peu à l’étable. Il alimenta les râteliers en foin qui avait conservé tout son parfum d’herbe sèche. Il s’occupa ensuite d’un veau qui n’était pas très solide sur ses pattes. Ce faisant, il convint que c’était le dernier que sa mère mettait au monde. Sans que l’on sût pourquoi, elle n’avait jamais donné des bêtes de qualité. Elles étaient délicates à élever et se négociaient toujours moins bien que les autres. Il avait pris sa décision, à la prochaine foire, elle ferait partie du lot qu’il proposait à la vente. Ensuite, il amena près de la porte les bidons de la dernière traite, afin que le ramasseur de la laiterie n’ait pas à perdre trop de temps.

    La tournée de ce gars-là n’avait jamais varié. À cinq heures et demie, il était dans la cour. Le grand-père lui donnait un coup de main, car il devait tester chaque bidon en prélevant un échantillon. Il le passait dans la centrifugeuse, afin de vérifier que l’on n’avait pas rajouté de l’eau pour faire bonne mesure.

    Chez nous, il n’y avait pas de crainte à avoir. L’ancien disait toujours non sans une certaine fierté, qu’il avait préféré la qualité à la quantité !

    Du reste, tout le monde s’accordait à reconnaître que la plus belle crème venait de chez le père Bonnefoîs. Chaque jour, c’était un véritable plaisir de baratter le beurre frais et bien jaune. Le livret de laiterie signé, dans un bruit d’enfer, la camionnette partait ensuite vers le voisin Lixandrou, empruntant nos chemins toujours cahoteux et remplis d’ornières. De vallon en vallon, on l’entendait longtemps encore. Les chiens ne l’aimaient guère. Sans doute les dérangeaient-ils dans leur sommeil peuplé de rêves où les cochonnailles de toutes sortes s’étaient invitées dans leurs gamelles, ainsi que d’autres plats à profusions. Le grand-père ne manquait pas de leur reprocher leur appétit. 

    — Je suis certain, disait-il, que si nous découvrions toutes les victuailles qu’ils ont enfouies, il y aurait de quoi nourrir les chiens du monde entier !

    — C’est peut-être l’une de ses parts, que le Dick recherchait, avança la jeune femme. Mécontent de ne pas la retrouver, il a décidé de faire le siège de son territoire, afin de voir si le voleur pris de remords ne reviendrait pas déposer un peu du festin pillé.

    — Ô non ! Ce n’était pas ce qui inquiétait le brave chien. Le grand-père affirmait toujours qu’il n’y avait pas plus doux que lui. Il ne se battait jamais. Il semblait être au-dessus du lot, comme on disait alors couramment. Je suis certain qu’il ne revendiquait même pas la place de chef de meute. Rien ne l’intéressait plus que d’être le compagnon fidèle de son maître. Son existence, il l’avait calqué sur celle de son modèle, en quelque sorte.

    Ah ! Maintenant que j’y pense, il n’y avait qu’un homme qu’il ne supportait pas. Lui, brave d’entre tous les chiens les plus doux, dont tous s’accordaient à reconnaître son caractère souple et débonnaire. C’était le collecteur de lait. Mon père s’est toujours demandé quel litige il y avait entre eux, et depuis quand il existait.

    — Tout à l’heure, tu faisais allusion au bruit, avança-t-elle. Il en était peut-être la cause exacte ?

    — Non, je ne pense pas, répondit son père. Entre eux, il devait y avoir eu une sale histoire dont jamais personne ne sut les tenants et les aboutissants. On aurait dit qu’ils s’accusaient mutuellement d’avoir dissimulé un cadavre, et ce dernier se mettait en travers de leur route, chaque fois qu’ils se rencontraient. (À suivre).

     

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  • — Je me souviens, dit-elle. Elles appellent désespérément lorsque leurs pis sont trop gonflés, entraînant des souffrances qui peuvent aller jusqu’à la mammite.

    — C’est bien, dit le paternel en riant. Je vois que ceux de la ville n’ont pas trop lessivé ton cerveau ! Tu es même presque prête pour la relève !

    — Hé là, comme tu y vas, s’exclama-t-elle ! Il est bien d’autres choses dont je me souviens. Je t’entends encore nous répéter inlassablement lorsque nous étions enfants que les choses de la vie, lorsqu’elles s’apprennent sur le tas, on ne les oublie jamais ! Apprendre à travailler, disais-tu aussi, c’est comme apprendre à marcher. Les premiers pas sont hésitants, mais à l’instant où le pied prend de l’assurance, ils s’associent au regard pour ensemble, fixer l’horizon. Ils tracent une route. C’est celle qu’il te faudra emprunter. Elle sera tienne pour toujours. Alors, tu vois que j’ai de la mémoire, demanda-t-elle ?

    — Je n’ai pas dit que tu n’en avais pas, rétorqua-t-il. Je sais seulement que tu écoutais, puisqu’en ce jour tu me sers mes propos d’alors, tandis que je croyais que nous parlions à des enfants indifférents.

    — Mais cela ne me dit pas ce qu’il advint du chien ?

    — Cela fait plaisir de constater que dans ce domaine-là tu n’as guère changé, dit-il. Tu es toujours aussi pressée et tu ne lâches rien. N’as-tu donc pas appris à domestiquer ton impatience ?

    Droit devant ! Cela pourrait être ta devise, ma fille.

    — Comme tu le constates, je ne tourne pas longtemps autour du pot. J’aime à y plonger la louche dès qu’il est posé sur la table.

    — Cela tombe bien, dit-il. J’ai de quoi nourrir ta curiosité et si tu restes assez longtemps avec nous, tu te rendras vite compte que le pot dans lequel on sert le potage est grand. Nous ne finissons jamais la soupe. Après quelques autres échanges sans grande importance, il reprit le cours de l’histoire.

    — Ce jour-là, le père s’attarda un peu à l’étable. Il alimenta les râteliers en foin qui avait conservé tout son parfum d’herbe sèche. Il s’occupa ensuite d’un veau qui n’était pas très solide sur ses pattes. Ce faisant, il décida que c’était le dernier que sa mère mettait au monde. Sans que l’on sût pourquoi, elle n’avait jamais donné des bêtes de qualité. Elles étaient délicates à élever et se vendaient toujours moins bien que les autres. Il avait pris sa décision, à la prochaine foire, elle ferait partie du lot qu’il proposait à la vente. Ensuite, il amena près de la porte les bidons de lait de la dernière traite, afin que le ramasseur de la laiterie n’ait pas à perdre trop de temps.

    La tournée de ce gars-là n’avait jamais varié. À cinq heures et demie, il était dans la cour. Le grand-père lui donnait un coup de main, car il devait tester chaque bidon en prélevant un échantillon. Il le passait dans la centrifugeuse, afin de vérifier que l’on n’avait pas rajouté de l’eau pour faire bonne mesure.

    Chez nous, il n’y avait pas de crainte à avoir. Le père disait toujours non sans une certaine fierté, qu’il avait préféré la qualité à la quantité !

    Du reste, tout le monde s’accordait à dire que la plus belle crème venait de chez le père Bonnefoîs. Chaque jour, c’était un véritable plaisir de baratter le beurre frais et bien jaune. Le livret de laiterie signé, dans un bruit d’enfer, la camionnette partait ensuite chez le père Lixandrou, empruntant nos chemins toujours cahoteux et remplis d’ornières. De vallon en vallon, on l’entendait longtemps encore. Les chiens ne l’aimaient guère. Sans doute les dérangeaient-ils dans leur sommeil peuplé de rêves où les cochonnailles de toutes sortes s’étaient invitées dans leurs gamelles, ainsi que d’autres plats à profusions. Le grand-père ne manquait pas de leur reprocher leur appétit. 

    — Je suis certain, disait-il, que si nous recherchions toutes les victuailles qu’ils ont enfouies, il y aurait de quoi nourrir les chiens du monde entier !

    — C’est peut-être l’une de ses parts, que le Dick recherchait, avança la jeune femme. Mécontent de ne pas la retrouver, il a décidé de faire le siège de son territoire histoire de voir si le voleur pris de remords ne reviendrait pas déposer un peu du festin pillé.

    — Ô non ! Ce n’était pas ce qui inquiétait le brave chien. Le grand-père disait toujours qu’il n’y avait pas plus doux que lui. Il ne se battait jamais. Il semblait être au-dessus du lot, comme on disait alors couramment. Je suis certain qu’il ne revendiquait même pas la place de chef de meute. Rien ne l’intéressait plus que d’être le compagnon fidèle de son maître. Son existence, il l’avait calqué sur celle du père.

    Ah ! Maintenant que j’y pense, il n’y avait qu’un homme qu’il ne supportait pas. Lui, brave d’entre tous les chiens les plus braves, dont tous s’accordaient à reconnaître son caractère souple et débonnaire. C’était le collecteur de lait. Mon père s’est toujours demandé quel litige il y avait entre eux, et depuis quand il existait.

    — Tout à l’heure, tu faisais allusion au bruit, avança-t-elle. Il en était peut-être la cause exacte ?

    — Non, je ne pense pas, répondit son père. Entre eux, il devait y avoir eu une sale histoire dont jamais personne ne connut les tenants et les aboutissants. On aurait dit qu’ils s’accusaient mutuellement d’avoir dissimulé un cadavre, et ce dernier se mettait en travers de leur route, chaque fois qu’ils se rencontraient. (À suivre)

     

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