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    REFLETS DE MÉMOIRE

    — Parmi les nombreux souvenirs qui s’accrochent encore à ma mémoire, il y a un village niché à flanc de montagne, à mi-chemin entre le ciel et la plaine.

    Les petites fermes adossées à la nature qui leur sert d’écrin, s’éveillent avec le levant et aiment à poursuivre le soleil jusque dans l’après-midi, avant les heures chaudes de l’été où les plus vieux paressent un peu sous les mûriers dont personne ne sait qui les avait plantés ni même pourquoi le choix se fut porté sur cet arbre. Les visiteurs faisaient souvent la remarque que s’ils avaient été mis en terre plus bas, à coup sûr ils seraient plus jolis. Les villageois murmuraient quelques paroles dont on ne comprenait pas les syllabes, mais qui semblaient vouloir dire — peut-être avez-vous raison, mais peut-être que non — À la belle saison, ils dispensaient suffisamment d’ombrage pour les anciens et cela suffisait à leur confort.

    Les foyers, ou les feux, comme ils nommaient alors les maisons qui abritaient toujours quelqu’un, n’étaient plus très nombreux et seules six familles avaient résisté à l’appel de la ville. Les propriétés étaient mitoyennes. Les plus grandes totalisaient à peine les dix hectares. On y pratiquait la polyculture, ce qui rendait quasiment autonomes les dernières personnes qui s’accrochaient avec toute la vigueur qui les habitait encore à leur terre. Vous savez, avait-on l’habitude dire, l’homme ressemble malgré eux à ces vieux arbres qui acceptent à contrecœur de laisser tomber quelques branches, mais dont les racines ne cèdent pas un pouce de sol. La petite production de lait, quelques veaux, des porcs, des volailles, des légumes et des fruits suffisaient au bonheur de ces gens, un peu rustres, mais au cœur d’or. D’ailleurs, il était inutile de leur parler des choses qui font naître des sentiments. Ils n’avaient jamais songé que cela eut existé autrement que sous la forme qu’avait prise la vie, le matin où ils étaient venus au monde.  

    Usant d’une pointe de naïveté, ils disaient souvent à qui voulait l’entendre, que tant qu’ils n’avaient pas vu l’objet  que l’on cherchait à leur expliquer les détails, ils ne pouvaient ou refuser de la comprendre.  

    On pouvait croire, tant ils avaient le caractère bien trempé, qu’il avait été taillé dans la roche de ces montagnes dont leurs familles étaient issues et encore d’autres, bien avant elles. Le mimétisme était tel que l’on pouvait imaginer qu’ils étaient nés directement de la nature dont ils sentaient pour toujours la bruyère. Le modernisme, il ne fallait pas leur en parler. Tous les travaux étaient effectués selon les usages et les traditions, et la main avait la plus grande part dans la réalisation des cultures et de l’entretien de la terre.

    – Quand les choses arrivent trop tard dans la vie, il ne nous reste plus, qu’à se contenter de celles qui nous ont permis de vivre jusqu’à présent disaient-ils avec humilité.

    Pour les labours, le hersage et divers charrois, l’attelage était constitué d’une paire de bœufs, les seuls habilités à évoluer sur les terrains pentus. Sans doute étaient-ils un peu lents ; mais jamais personne ne songeait à leur en faire des reproches, et surtout, à l’heure de la distribution du fourrage, le soir à l’étable, il était de tradition de leur offrir une part plus importante !  

    Chaque parcelle était entourée de haies parfaitement orientées. Elles filtraient le vent de la même manière que la main le faisait de la terre. Elles constituaient un refuge pour les oiseaux, créaient un microclimat particulier, et piégeaient les insectes que les taupes savaient où trouver, sans avoir à retourner les prairies et les champs. Protégées par ces rideaux de végétaux, les céréales étaient préservées de la verse lors des rafales sous les orages. À elles seules, les haies représentaient un système complexe et simple à la fois, une alchimie parfaite pour l’équilibre du milieu naturel. En outre, elles fournissaient le menu bois qui démarrait le feu qui pétillait dans les cheminées.

    L’hiver était long dans ces contrées. Il commençait souvent aux alentours de la Toussaint s’étirant jusqu’à avril qui ne démentait jamais son caractère rebelle. Les bêtes qui avaient passé les beaux jours dans les alpages redescendaient au temps de la Saint-Michel, époque où généralement, les premières neiges coiffaient les hauts sommets d’un blanc bonnet. Elles allaient s’ennuyer de long mois dans les étables dont une porte communiquait directement avec la cuisine, alors qu’au-dessus d’elles se trouvaient les chambres dans lesquelles il faisait moins froid grâce à la chaleur des animaux, ruminant foin et racines de topinambours en même temps que leur impatience. (À suivre)  

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  • – Pour l’heure, le pauvre petit enfant, à défaut d’avoir sa véritable mère, autour de lui s’est réuni une grande famille.

     Le regardant avec tendresse, sa seconde nourrice lui dit :

    – Plus tard, à un moment que je choisirai opportun pour te l’avouer, je t’expliquerai pourquoi celle qui te donna le jour est partie vers des pays nouveaux, y abandonner son chagrin ainsi que  ses souffrances, le temps nécessaire à sa reconstruction. Il faudra également que tu saches encore qu’il faut des années pour que la jeune demoiselle devienne une vraie femme et de nombreuses autres avant qu’elle soit à son tour une maman. Reviendra-t-elle un jour ? Sans nul doute, à l’image du saumon qui des saisons après sa  venue au monde remonte le cours de la rivière pour donner naissance à sa descendance.  

    Mais je devine aussi que des questions, il en naîtra au moins une par aurore rosissant. Il faudra que je te révèle avec élégance que tu ne fus pas le fils du désir, mais celui du hasard, un peu comme un oisillon tombé de nid. Je passerai sans doute beaucoup de temps à te raconter les contes qui ont bercé nos enfants. Certains t’aideront à t’endormir, mais il en sera d’autres qui dérangeront tes pensées. Je te dirai que dans la vie des hommes, il y a autant d’immenses forêts que celles des comptines. Si dans ces dernières ce sont certains animaux qui sont à craindre, dans celles qui nous concernent ce sont ceux qui te ressemblent qui se repaissent du sang de leurs victimes. Les hautes sylves des nôtres portent un nom différent de la nôtre. Ce sont des villes, dans lesquelles la quiétude est absente des beaux boulevards. Les méchants ne se cachent pas derrière les troncs d’arbres géants, mais marchent d’un pas tranquille, cherchant les yeux de gens candides, toujours prêts à se laisser piéger par la première toile d’araignée tendue devant eux. Si par chez nous les regards sont francs et pétillants, sous d’autres cieux ils sont baissés ou fuyants, afin que personne n’y lise les tourments du cœur. Serrant délicatement l’enfant dans ses bras, celle dont on ne savait pas encore par quel nom elle l’appellerait, lui murmura sur un ton qui se voulait être celui de la confidence :  

    – Nous ne devrons pas être avares de « je t’aime », et nous « te protégeons », car je devine dès à présent, que tu auras souvent besoin d’être rassuré.

    Un jour, alors que personne ne l’attendra, elle viendra te rejoindre. Ce jour-là, la pendule reprendra son tic tac et les heures essaieront de rattraper les ans perdus.  

    Mais un cœur qui cessa de battre un instant, combien de temps lui faut-il pour retrouver la bonne cadence ? Je l’espère de tout mon cœur ; mais je redoute à la fois, le premier matin où vos regards se croiseront, à la recherche de l’étincelle qui brille dans les yeux de ceux qui découvrent qu’ils s’appartiennent.

    – Mon enfant !  

    Ces deux modestes mots, qu’accompagne l’amour d’une maman, à quel moment de votre nouvelle vie seront-ils prononcés ? Combien vous faudra-t-il de temps pour que les questions qui font saigner les cœurs osent déborder de vos lèvres ?  

    Je sais, pour les avoir déjà entendus, qu’elle me réclamera entre deux lignes d’un courrier écrit à la sauvette, à qui ressemble son fils, alors que toi, petit innocent, tu me demanderas où est ta mère.

     – Quand, viendra-t-elle me chercher ?

    – Que te répondrai-je alors ? Il y aura sans doute de nombreuses fois où je serais tentée par quelques mensonges et autant d’incertitudes avant que je finisse par celui que tu attendras avec impatience ;  demain sera un merveilleux jour. Tu seras plus grand quand une autre question délicate te tourmentera.

    – Que lui dirai-je à l’instant où elle se présentera sur le seuil de notre maison ? Me tendra-t-elle les bras pour que je m’y réfugie ? À travers ses yeux humides du brouillard de ses larmes, me reconnaîtra-t-elle ? Je n’aurai jamais apprécié au lait de son sein, mais j’aurai le privilège de goûter l’amertume de son profond chagrin. Je le ferai, car alors son acidité m’expliquera que c’est la haine qu’il a lavée avant de l’entraîner dehors.  

    L’existence ne devrait jamais ressembler à cette douleur intense qui isole les enfants de leurs parents et qui fait trembler les mains à l’instant où enfin, après une longue séparation, elles se nouent pour ne plus jamais se quitter.  

    Quant au voleur de vies, je vous laisse le soin de choisir, qu’elle peine lui conviendrait, le mieux. Pour ma part, je ne l’imagine pas autrement que maximum, afin qu’en son esprit elle fasse comme un immense trou noir dans lequel il sombrera sans jamais trouver la porte d’une quelconque sortie.

                                                                       FIN

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    La mère Vigilante.  Peinture de Léon Emile Caille (Peintre français 1836-1907)

     

     

     


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  • — Le mal qu’elle avait cru insupportable à cause de sa fulgurance, en vérité n’était rien à côté de ce qui l’attendait. Ce ne fut pas la douleur qui s’installait en elle, mais le fruit dont elle le nomma être celui de Satan. Certes, de l’existence elle n’en connaissait pas encore toutes les énigmes, mais elle n’avait jamais imaginé que l’éclosion d’une fleur se réalise dans autant de souffrances. À travers son immense chagrin, elle devinait à présent qu’au contraire des roses, le mal qui la rongeait  et qui grandissait en elle, ne serait pas éphémère. On dit le bonheur volatil, instable, visitant l’un, puis l’autre. Le malheur, lui, lorsqu’il pénètre un lieu, dès lors qu’il est à sa convenance, il ne le quitte plus. Il s’installe, profite, prend ses aises et repousse tous ceux qui ont l’audace de vouloir le combattre.

    Est-il nécessaire de décrire l’état d’esprit de la jeune fille qui constatait soudain que sa vie, ses projets, ses espérances s’enfuyaient chacun à leur tour, se précipitant dans un gouffre si profond qu’il était parfaitement illusoire de les voir remonter un jour ? C’est que plus on descend dans ce trou, davantage les ténèbres sont épaisses. Le jour disparaît complètement. Il ne subsiste même pas la moindre lueur, pour signifier qu’elle est celle à laquelle on se raccroche. Elle se sentait glisser de jour en jour, et en son âme, aucune lumière, serait-elle une simple poussière d’étoiles qui aurait pu lui murmurer qu’elle n’était pas oubliée, que son ange gardien ne l’abandonnerait pas. Elle désirait crier autant que sa voix lui permettait, pour que ceux du ciel l’entendent. Elle voulait qu’ils sachent que c’était avant que le malheur se présente qu’ils devaient veiller ; pas lorsqu’il quittait la demeure sans prendre la peine de fermer la porte. Elle avait envie de reprocher aussi à Dieu, quel qu’il soit réellement, que lui non plus, n’était jamais là où l’on croyait qu’il soit.  

    Ainsi, jusqu’au jour de la délivrance, mille pensées, toutes plus mauvaises les unes que les autres, l’assaillirent comme une armée investit une forteresse ; fut-elle de réputation imprenable.

    Sa mère lui avait longuement parlé de la joie qu’éprouve une femme à devenir à son tour maman ; de ce qu’elle ressentait quand l’enfant semblait venir au contact des mains caressant le ventre, comme s’il cherchait à être rassuré. Puis, il bouge, montre son caractère, change et trouve une nouvelle place avant d’entamer sa descente vers la lumière. C’est alors que celle qui va donner la vie craint de perdre sa lucidité à cause de l’alliance de la douleur et du bonheur se disputant l’instant. Puis, c’est le cri ! Il s’annonce enfin, il est là, agrandissant le cercle de la famille.  

    Mais la jeune fille qui s’apprêtait à devenir maman n’avait au cours de sa grossesse, jamais éprouvé aucun sentiment qui eut ressemblé à une quelconque tendresse. Le temps que l’enfant passa à se former ne fut que souffrances intenses. Son corps entier n’avait connu aucun repos. Un jour, poussée au désespoir, elle imagina qu’elle pouvait tout aussi bien mettre un terme à cette mauvaise histoire d’en écrire le dernier chapitre.  

    — Quelle importance, se dit-elle ? Que me reste-t-il à découvrir de la vie que l’on me déroba ? Que puis-je attendre des jours qui me feront comprendre en installant l’aube blafarde qu’ils seront toujours les mêmes, comme un vieux film duquel les images seraient disparues ? Elle qui n’était qu’une enfant que l’on disait être la fille de la douceur, elle laissa grandir en elle, en même temps que son bébé, la haine dont elle ignorait qu’elle put être la réalité, tandis qu’elle la pensait rien d’autre qu’une légende. Sa décision était prise. Ce petit ne sera jamais le sien ! Comment pourrait-on s’approprier un être que l’on n’a pas désiré ? Comment pourrai-je avoir de la tendresse pour lui alors que l’amour m’a fui à l’instant où cet étranger fut conçu usurpant sa place ? En tout cas, qu’il ne s’imagine pas qu’il goûtera une goutte du lait de mon sein ! C’est à mon enfant véritable que je le réservais ; pas à celui de l’ignoble personnage qui ne fit que pondre dans le nid des autres et qui s’évanouit dans la nature une fois son méfait accompli. Ce bâtard est le sien. Qu’il vienne donc le chercher s’il en a le courage !  

    Le jour où le nouveau-né parut, ce fut la deuxième existence qui se déroba.  

    Non pas qu’il eut été atteint d’une quelconque maladie, mais parce que tout juste arrivé parmi les hommes, ce sont les incertitudes de la vie qui l’accaparèrent. Je vous rassure ; le bébé ne fut pas abandonné.

    Si les bras de celle qui le porta vinrent à lui manquer, ceux de l’aïeule retrouvèrent leur vigueur et les automatismes d’antan. Tant pis, pensa-t-elle s’il me faut encore attendre pour être une véritable mamie comme disent les enfants modernes. Pour toi, je veux bien être à nouveau une maman Providence.

    D’ailleurs, la femme n’est-elle pas une mère avant tout autre personnage ?

    Elle sait mieux que quiconque ce que représente la vie et parce qu’elle est précieuse, elle n’a pas de prix, sinon celui de l’amour. (À suivre).

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    Tableau de Louis François Aubry (1767-1851)

     

     


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  • — La destinée se montre parfois bien cruelle envers certains individus, quand ce n’est pas dans une famille qu’elle s’installe, en exigeant que lui soient toujours servis les meilleurs mets et que la plus belle place lui soit réservée. On nous apprend à nous prémunir de bien des dangers ainsi que de certaines maladies, mais on ne peut  hélas ! rien contre la tyrannie de certains hommes. Certains ressemblent étrangement à des associés de quelques malfaisants diaboliques. Ils sont si nombreux, qu’il nous semble qu’ils se sont partagé la Terre entière en parts égales. Ils sont pareils à des prédateurs qui parcourent sans cesse leurs territoires à la recherche de leurs proies ; soyez certains qu’ils ne manquent jamais un repas, tant les innocentes victimes sont beaucoup à tomber dans leurs filets. Les histoires que l’on pourrait écrire à leur sujet seraient en telle quantité, qu’elles noirciraient des milliers et sans nul doute plus de pages composant ainsi de bien tristes encyclopédies. Ce soir, je n’en ai pas choisi une au hasard.

    Elle appartient à la trop longue litanie de ces faits odieux que l’on qualifie par omission ou par ignorance d’événements divers, alors qu’ils bouleversent l’existence de façon parfois irrémédiable. Nous avons rencontré dernièrement des connaissances, dont le chemin de l’un de ses membres croisa pour son plus grand malheur celui d’un abominable prédateur qui aujourd’hui encore court la campagne en toute liberté, à la recherche d’une nouvelle victime. Comme c’est souvent le cas, la vie de la famille jusqu’à cet instant fatidique était sans histoire. On pouvait presque dire qu’elle coulait comme le fleuve, tranquille, s’appuyant sur ses berges. Je n’irai toutefois pas  prétendre que chez eux le bonheur s’était attardé trop longtemps, mais les ans qu’il passa dans la modeste maison firent que dans le ciel qui faisait comme une seconde toiture, les nuages n’avaient pas le loisir de stationner.

    Des mains habiles avaient mis en valeur une belle propriété disputée à la forêt et pour ne rien gâcher au plaisir de créer, avaient soigneusement suivi les idées que l’esprit avait imaginées, tel un bon architecte. Lorsque le parc fut terminé, il n’avait rien à envier à un jardin botanique, tant les essences qui le peuplaient étaient nombreuses et variées. Afin que le camaïeu de vert finisse par lasser le regard, des arbustes à fleurs et des massifs colorés faisaient des taches éclatantes, comme si l’on avait cherché à persuader le visiteur que ce fut l’œuvre d’un artiste-peintre.  

    Le blanc immaculé des gingembres papillon rivalisait avec le bleu des pétréas, tandis que sur les clôtures, s’affalaient les bougainvillées dont on avait malicieusement mêlé différentes provenances. La plus jeune enfant avait fait remarquer à ce sujet que cela faisait beaucoup trop de rouge dans le jardin.  

    — Je ne voudrais pas vous paraître une trouble-fête, mais parfois, je me demande si ce n’est pas une invitation aux  diablesses des cavalcades carnavalesques, à prendre possession de notre paradis !  

    On avait bien souri à la boutade, sans que personne ne songe à voir le moindre mal dans cette réflexion. Les mains agiles avaient néanmoins continué quelques plantations et de nouvelles couleurs étaient venues ajouter de la gaieté à celle qui résidait déjà en ces lieux. Dans ce décor, les palmiers offraient un semblant de fraîcheur. Lorsque l’alizé s’invitait, les longues feuilles s’agitaient et l’ombre en mouvement donnait à  croire que des fées invisibles époussetaient délicatement les massifs fleuris.  

    Dans ce havre de paix qui nous laisse à penser que le temps est parfois lent à passer, nous sommes obligés de dire à nos enfants de profiter de ces heures heureuses ; même si elles nous font comprendre que nous ne devons rien bouleverser du farniente dont elles s’auréolent. Aucune d’elles ne réclame des minutes supplémentaires, que le délai qui lui est attribué ne saurait lui accorder. D’ailleurs, le tic tac de la pendule n’est-il pas le gardien du temps qui lui commande inlassablement d’avancer d’une case, puis d’une autre, encore et toujours, nuit et jour, pour nous rappeler à chaque instant que la vie est bercée par la cadence lymphatique des balanciers de nos horloges ? Sauf qu’un jour, pour l’une des charmantes demoiselles résidant dans le jardin merveilleux, le sablier, soudain s’arrêta de laisser passer les grains. Le prédateur qui rôdait venait de commettre son crime.  

    Il n’était pas que le temps à s’être immobilisé.

    Le ciel s’était posé sur les épaules de la jeune fille. À l’importance du poids qu’elle dut supporter, elle comprit qu’elle ne pourrait plus jamais se relever. Nul élément aussi courageux qu’il est, quand il est projeté au sol par la puissance du mal, ne se redressera plus. Le végétal gisant après la tempête, abandonne ses feuilles ; l’animal blessé s’en va sous les fourrés pour y enfouir sa solitude agonisante. Mais notre jeune victime, elle, ne connaîtra jamais l’apaisement des brûlures dues au viol perpétré par son agresseur. (À suivre)

     

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  • IRES POUR UNE ORDINATION

     DOULOUREUSES CONFESSIONS 3/3      

    — Après des années d’une séparation dévastatrice, la mère de Bruno à qui elle se refusait toujours d’adjoindre le mot — abbé ou prêtre — s’apprêtait à vivre non pas la continuité de son chemin de croix, mais la confirmation de son calvaire. 

    Le jour de l’ordination, elle avait décliné la place qu’on lui offrait au premier rang des invités, estimant que la perte de son enfant ne pouvait ressembler à un spectacle de rue. Elle se tenait donc en retrait afin que ses larmes ne soient partagées avec personne. Elle avait à jamais prétendu que tout ce qui concernait l’existence de son garçon lui appartenait. 

    Elle se sentit défaillir lorsqu’il fit son entrée, entouré de ses pairs, pareil à un prisonnier à qui l’on aurait enlevé toutes chances d’évasion. Elle baissa la tête, le visage dissimulé derrière une voilette noire, comme l’était également l’ensemble qu’elle portait. Elle avait choisi cette couleur de deuil, car elle estimait que ce jour de fête pour les uns représentait pour elle la perte de son fils. Il ne serait plus jamais à elle, il consacrerait sa vie à celle des autres, s’excluant de toutes demandes personnelles  éventuelles qu’il pourrait formuler auprès du Très-Haut. 

    — Pas de favoritisme, s’était-il écrié lors d’une brève rencontre au séminaire avec sa mère. 

    À l’instant où dans le chœur montaient des chants grégoriens, auxquels elle ne prêtait aucune attention, elle se souvint de l’une des rares conversations qu’ils avaient échangées. C’était un soir d’hiver près de la cheminée, où même les flammes semblaient exprimer leur désapprobation. C’était ce soir-là qu’il avait choisi pour lui annoncer sa décision. Elle avait senti soudain sur ses épaules tout le poids du monde. Le sol, un instant, s’était dérobé sous ses pieds. Reprenant connaissance, elle s’était alors étonnée : 

    — Comment avez-vous pu imaginer de telles idioties Bruno ? Rentrer dans les ordres, vous n’y songez pas sérieusement, mon ami, vous que la vie attend avec une grande impatiente ! Que savez-vous d’elle ? Rien d’autre qu’une vague rumeur. Votre jeune âge ne vous autorise pas encore à éluder les méandres secrets de l’existence. Il vous reste à découvrir tant de choses ! 

    Il était passé outre et en ce jour où il s’allongeait devant l’autel, aux pieds de dieu et de ses représentants, elle s’adressa au responsable des cieux : 

    — Profitez de ce jour où dans sa lumière, à vous seul revient la gloire. Avec le sourire, vous arrachez à mon cœur celui pour qui j’ai tant versé de larmes en l’enfantant. Sans doute est-ce ce jour-là où vous avez jeté votre dévolu sur lui. Laissez-moi vous poser une question. 

    Depuis ces premières heures, vous êtes-vous manifesté d’une quelconque manière pour vous rendre compte de l’évolution de votre futur serviteur ? Vous êtes-vous rapproché de moi afin que je le prépare à un tel sacrifice ? 

    Permettez-moi de vous dire que vous êtes égoïste. Vous bâtissez votre grandeur sur les larmes des faibles. Vous êtes comme l’enfant qui choisit toujours la plus belle friandise dans le plat qui lui est présenté. Les morts ne vous suffisent-ils pas qu’il vous faille aussi les vivants ? Je veux que le monde apprenne que je ne vous ai pas donné mon fils. C’est vous qui me l’avez enlevé ! Et en plus, vous avez l’outrecuidance de me demander de prier le restant de ma vie ? 

    Vous qui parlez sans cesse de bon ou de mauvais grain, sachez qu’en ce jour vous avez récolté l’épi avant qu’il ne soit mûr. Je garde pour moi ce que vous n’aurez jamais, son premier sourire et son premier amour. C’est moi qui ai eu ses premiers soupirs de joie, ses premiers mots et ses premières larmes. C’est toujours à moi que se sont exprimés le bonheur de le porter en mon sein et le privilège des souffrances, celles qu’aucune femme au monde ne peut oublier lorsqu’elle offre son enfant à la vie. Tout cela, je le garde précieusement dans mon cœur, pareil à des reliques. 

    Sans doute, en ce jour jubilez-vous en voyant mon fils soumis tel un faible à vos pieds, mais sachez encore que je ne vous accorde que les restes. Le meilleur, c’est à moi qu’il est revenu et il est enfoui au plus profond de mon être. 

    La mère du père Bruno s’était éteinte quelque temps plus tard, dans l’incompréhension des siens, car à cette époque, on ne connaissait aucun remède pour lutter contre la maladie incurable du chagrin. 

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    Extrait du « Village maudit » du même auteur.

     

    Photo glanée sur le net.


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