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    UN SURPRENANT JOUR DE FÊTE– Je n’ai pas résisté au plaisir de surprendre la pluie, alors qu’elle faisait sa musique originale sur le toit de notre maison, mais aussi sur celui de la forêt. C’était l’une de ces ondées tropicales, comme souvent notre région les accueille, de bon ou mauvais grés. Cependant, celle-ci m’attira parce qu’en même temps que les hallebardes cinglaient en les hachant, les parures végétales qui n’eurent pas l’instinct de se courber, afin de faire s’écouler les cataractes, le soleil semblait applaudir de tous ses rayons. Mais comme je ne suis qu’un humble hôte de la forêt, sans doute n’ai-je pas compris le sens réel de l’astre brillant. À la réflexion, je me demande encore s’il n’était pas jaloux de la partition que le firmament exécutait à grand bruit, alors que lui, dans ces moments les plus audacieux, ne saura jamais caresser les individus et les feuilles autrement qu’en les brûlant.

    À mesure que les minutes s’écoulaient, les éléments s’affrontaient. Oh ! Pas violemment, mais avec une certaine autorité, disons-le franchement. Un instant, en provocateur de première, le soleil profita du parchemin de la pluie pour y dessiner un bel arc-en-ciel, comme s’il invitait l’averse à remonter d’où elle venait en empruntant sa passerelle. Mais le firmament avait plus d’une giboulée dans ses nuages. Ah ! Tu me cherches, dit-il, à l’insolent, eh bien, tu vas me trouver. Il se déplaça lentement pour tester sa capacité à réagir. Mais lui, pas né du dernier grain, s’accrocha aux rangées de soldats obliques afin de marcher à la même cadence. On se serait cru à une parade militaire, avec cette différence, que pour une fois, la fanfare précédait les couleurs. Dans les alignements, aucun faux pas. Les rayons maintenaient leurs prises et l’ensemble avançait comme s’il ne se rendait compte de rien. Certes, la pluie se retournant devina que l’imposteur ne voulait pas lâcher sa proie, ce qui eut le don de l’énerver. Dans un mouvement d’humeur, elle précipita l’allure de son défilé. Les spectateurs comprirent par cette soudaine posture que l’armée était bel et bien en campagne, qu’elle martelait le sol de ses pas fougueux, et qu’elle entendait confirmer par cette démonstration qu’elle ne partait pas à la conquête de nouveaux territoires, mais que désormais, elle occupait le monde.

    La lutte que se livraient les éléments était à son apogée. À travers les soldats dont la tenue était exemplaire, les rayons tentaient vainement de leur faire des crocs-en-jambe. Ils s’infiltraient parmi eux, s’élargissaient, les enveloppaient, leur donnant des formes colorées, loin d’être déplaisantes. À l’abri sous les feuilles, les oiseaux coquets, craignant pour leur brushing qu’il avait fait à la faveur de la rosée, n’en croyaient pas leurs yeux. Ne pouvant applaudir des ailes qu’ils ne voulaient pas froisser, ils lancèrent des trilles d’admiration. Toujours à la cadence de l’harmonie de la voûte céleste, l’armée prenait quelque distance maintenant, mais en marquant de temps à autre le pas, comme si elle faisait des animations particulières pour remercier les spectateurs ébahis. Il ne faisait aucun doute que quelque part, on avait donné des ordres pour que cette journée ne soit pas l’une de celles que l’on nomme monotones et ennuyeuses. Sans doute quelqu’un qui a quelque chose à se faire pardonner, me dis-je, en admirant avec une certaine émotion, ces entités qui se livraient un combat ressemblant à celui de géants, dont je devinais qu’en ce jour, il n’y aurait ni gagnant ni perdant. Chacun en aura été quitte pour une belle dépense d’énergie, mais en gardant sauf son honneur.

    Toujours accoudé au balcon de ma loge privilégiée, mon regard suivait les uns et les autres sur une scène aux dimensions paraissant hors du commun. Aucun des acteurs ne semblait s’épuiser, possédant une parfaite connaissance du rôle qu’il tenait. Je me découvris même à prendre un certain plaisir, à ce que la nature nous offre avec tant de brio, sans même en attendre de notre part certaines flatteries. Le plus fier, me surpris-je à penser, c’est encore moi, qui ai le privilège de profiter de ses merveilleux cadeaux. J’en étais là de mes réflexions quand j’entendis clairement, tandis qu’un silence insolent traversa notre espace, que parmi nous, il se trouvait un insatisfait. Pas un homme ni un oiseau, bien que ceux-ci s’impatientent sous leurs refuges ; mais quel était-il, celui qui osait se plaindre alors que le reste du monde exultait ?

    Mon attention fut attirée par le cours d’eau. Déjà, à plusieurs reprises il avait manifesté son mécontentement quand le propriétaire des lieux décida de créer un étang, utilisant son lit. Il fut dérouté par cette initiative, car à compter de ce jour, il s’égarait, ayant perdu le sens du chemin qui avait imprégné sa mémoire. Et en ce jour de réjouissance pour certains, lui, était le seul qui ne s’amusait pas d’être cinglé par toutes ces hallebardes. Au début, il imaginait qu’à l’aide de tous ces jolis petits sceaux, le paradis venait puiser le trop-plein pour ravitailler ses nuages. Mais il se trompait. À la vue de l’arc-en-ciel, il pensa que le firmament en avait fait une route pour rapporter ses provisions tombées par erreur. Mais il comprit qu’il n’en était rien ! De tout ce qu’ils donnent, aucun des acteurs de ce jour ni des précédents, reprenaient une partie des offrandes si gentiment distribuées. Contre mauvaise fortune, la crique montra son bon cœur, en disant que cela fera de l’eau à porter au moulin s’appuyant à ses berges.

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    – Depuis toujours, j’ai un faible, que dis-je un véritable engouement pour les chemins qui m’éloignaient d’une réalité difficile à supporter, et dans laquelle je ne me reconnaissais pas. Il est donc normal que ces routes qui m’invitaient à les suivre, je ne leur refuse pas mon pied, car c’est vers la liberté qu’elles me conduisirent. Je me doute que certains en déduiront, que c’était l’époque de l’insouciance, celle du rêve, et je ne sais quoi d’autre. Sans doute aurez-vous raison pour la part des songes. Toutefois, en moi, rien ne se mélangea vraiment. Le vieux proverbe dit « qu’à chaque jour suffit sa peine », et mon esprit fonctionnait dans le même sens. Je pouvais m’inventer des histoires, mais celles-ci ne faisaient jamais d’ombre au jeune personnage que j’étais, celui qui avait deviné depuis l’âge auquel on commence à avoir des désirs que les pensées ne peuvent être que les compagnes de nos jours gris.

    Donc, du haut de mes courtes jambes chaussées de sabots remplis de paille, je flânais dans la campagne. Je ne sais pas si vous en avez eu connaissance, mais on prétend que les yeux d’enfants voient tout en grand et toujours plus beau. En fait, je ne le crois pas. C’est parce que notre vision est déjà très développée, alors que notre corps n’en est qu’à sa première croissance et que tout ce qui nous entoure paraît démesuré, par rapport à nos repères. Toujours est-il qu’au bout de mes layons, il devait y avoir un aimant qui m’attirait vers les lendemains, tandis que chaque jour, mon chemin de croix s’éloignait.

    Qu’ils étaient beaux, ces chemins que je choisissais toujours bordés d’arbres séculaires, car en toutes saisons, ils semblaient me raconter leur histoire ! Planté puis abandonné, je me doutais qu’ils n’étaient pas sans se rendre des évènements auxquels ils assistaient. C’est alors que je pris conscience qu’eux aussi avaient un cœur, et qu’en conséquence de quoi comme tous les éléments qui ont la chance d’en posséder un, il n’était pas possible qu’à un moment ou à un autre, ils ne connussent pas de souffrances. Ils ne versent pas des larmes, mais par leurs blessures, comme le fait le sang chez les hommes, la sève s’écoule en longs traits bruns ou clairs selon les variétés. Je ne sais pas s’ils ressentaient la chaleur de ma main, mais j’aimais à la passer sur les cicatrices, comme si je pouvais leur apporter du baume. À l’automne, la tristesse m’envahissait, découvrant que le vent, sournoisement, décrochait les feuilles, et les emportait sans ménagement sous les grands bois. Tels des membres décharnés, les rameaux se tendaient vers le ciel pour lui demander pardon, mais celui-ci les ignorait.

    Puis, le temps vint où mon pas se fit plus sûr. Ce fut celui qui me vit migrer. Jamais je ne m’étais imaginé que des routes, autour du monde il y en avait tant. Comme les lignes de chemin de fer, découvertes plus tard qu’elles se croisaient, allaient dans le même sens côte à côte ou se séparaient par la faute d’un agent aiguilleurs. Alors, le destin devait suivre une voie. Pas forcément celui que l’on pensait qu’il nous était réservé, car aux dires des gens, il ne convient jamais. Sur ce point, je suis prêt à me ranger à leurs avis, bien qu’après réflexion, je me demande s’il ne nous appartient pas de le forcer, à tout le moins l’orienter.

    Mais nous sommes une humanité pressée. Depuis l’aube des temps, ce que nous désirons, nous le voulons tout de suite, ce qui n’est pas la meilleure solution, car dans la vie, rien ne vient à nous que nous sommes allés cueillir. C’est ainsi que sans me bousculer plus que la raison me l’imposait, je continuais ma longue marche. Ne me demandez pas ce que je cherchais. Les trésors sont les enfants pauvres des chimères qui les abandonnent un peu partout, à la manière du vent qui dissimile les graines. Et puis, que pourrai-je faire, d’hypothétiques richesses, alors que je possédais la plus grande d’entre elles, la liberté ? En chemin, je ne ramassais que des petits bonheurs dont j’éprouvais une joie immense à les offrir à ceux qui étaient passés sans les voir. Le vrai plaisir, c’est celui que je ressentais en échange d’une accolade, et que l’on me gratifiait d’un sourire. Que c’est beau, un visage qui s’éclaire, m’exclamai-je, à l’instant où je le recevais ! Que c’est doux, un regard, quand il vous caresse ! Avais-je besoin de plus, pour ajouter à ma satisfaction ? À cet endroit de ma modeste histoire, j’avouerai que oui, je désirais davantage. Mais je ne vous fais pas languir. Ces chemins qui mènent à vous, je ne les ai pas découverts sous les frondaisons des grands bois ni sur les plages qui ourlent les océans. Je me suis pris les doigts dans la toile qui emprisonne le monde, et où je vous vois chaque jour. Merci de l’amitié que vous me portez. Soyez certains que je la cultive comme si elle était l’un de nos enfants. Je suis heureux que tous les sentiers ne conduisent pas à Rome, j’en connais quelques-uns qui sont jalonnés de cœurs qui battent la chamade dès que les yeux se posent dessus.

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  • – Lorsque je chemine par les sentiers forestiers et que je vois le bois qui s’aligne, telle une armée en campagne, j’ai toujours une pensée émue pour ces troncs réduits, comme si l’on voulut les empêcher de nous conter leur vie. On leur a coupé la parole avant qu’ils puissent nous dire la vérité. Ah ! Si la nature pouvait parler, elle nous en confierait des choses, dont jusqu’à nos jours, nous refusons qu’elles soient divulguées. En sa mémoire, les moindres détails sont enregistrés. Elle est transmise d’un sujet à un autre sans être déformée ni falsifiée, car au contraire de nous, elle échappe au formatage. Certes, on peut la conduire, la tailler, la cultiver, mais jamais elle ne se départit de son caractère initial. Il suffit de fouiller dans ses souvenirs, c’est-à-dire le sous-sol forestier, pour remonter à ses origines.

    Ce que je trouve dommageable, c’est que maintenant, nous soyons encore obligés de dire et répéter à qui veut bien l’entendre, c’est que l’environnement dans lequel nous évoluons est vivant. Oui, la nature a une âme et un cœur. Elle exulte ou souffre, fleurit ou dépérit ; en toutes saisons, elle nous inonde de ses fragrances, mais depuis toujours, elle protège en toute modestie, les remèdes dont nous ne devrions pas nous passer. Contrairement à ce qui se concocte dans nos sociétés, fabrique-t-elle des produits qui rendent malades les hôtes de la forêt qui les consomment ? Je ne prétends pas qu’elle ne fait pas d’erreur. Parfois, les créations devancent les intentions, et il en résulte que quelques-unes des espèces végétales sont toxiques. Cependant, pour celui qui prend le temps de se pencher sur elles, il est facile de deviner qu’elle met en garde ceux qui seraient tentés de les déguster, en posant sur elles des couleurs si particulières, qu’aucun animal n’est assez stupide pour se laisser berner, comme si un elfe les avait prévenus que tout ce qui brille n’est pas de l’or.

    C’est ça, la nature, une mère prévoyante pour ses enfants ; mais nous refusons toujours de le comprendre. En vérité, nous transformons notre faiblesse en une force virtuelle, pour nous libérer de l’emprise de notre environnement. Nous ne voulons pas céder un pouce de terrain, nous imaginant que notre pouvoir est supérieur à ses réalités. Pourtant, il suffit de regarder autour de nous. Quoi que nous fassions, elle résiste, se modifie pour échapper à nos pensées dévastatrices. Il est intéressant d’observer et de nous comparer à toutes les créatures avec lesquelles nous partageons notre planète. Nous sommes les seuls à nous plaindre des marques que le temps nous inflige en s’appuyant négligemment sur nos épaules. Nous dénonçons et souvent amplifions nos douleurs, les rigueurs estivales ou hivernales, et cela pour une bonne raison. C’est que nous n’avons pas la possibilité de nous prémunir naturellement des changements climatiques et d’autres agressions qui nous viennent du ciel. Les animaux mettent une tenue appropriée, les végétaux cessent d’évoluer pour traverser les grands froids. Par les fortes chaleurs, afin d’économiser l’eau si précieuse, les feuilles ferment leurs poumons aux heures chaudes et les rouvrent à la fraîcheur retrouvée. Pour toutes ces entités, le temps est un allié. Regardez ce qui se passe chez les arbres. Le cœur est au milieu du tronc. Il en est le pilier autour duquel l’existence dépose sa protection. Au cours de sa vie, les saisons installent des cernes. Certains seront serrés, indiquant une année difficile, d’autres seront écartés des précédents, justifiant une année riche en pluie. Plus les ans se font nombreux, et davantage la végétation s’embellit. Elle fleurit, s’étire, se pare de mille couleurs.

    Chez nous, pauvres humains qui refusent d’accepter la réalité, les ans impriment des marques différentes. Ainsi, allons-nous plus doucement lorsque l’automne de notre vie sonne à notre porte. Les cernes se transforment en de profonds sillons qui strient nos visages, tandis que notre peau semble frissonner comme une mer abandonnant son orgueil sur les plages, dont le sable s’empresse d’enfouir les souvenirs. Le cœur se fait modeste et ne scande plus les heures heureuses, la mémoire s’emmêle dans les images et les mélange, les mots se font rares et les sourires n’éclairent plus nos figures joviales d’antan. Notre pas devient incertain, sans cesse à la recherche d’un obstacle, et au fil des chemins, nous déposons sur la mousse nos illusions. Certes, la nature rayonne, comprenant que nous sommes en perdition, comme si elle cherchait à nous communiquer sa joie de vivre et nous dire que chaque jour doit être traversé avec entrain. Hélas ! Fiers et obstinés nous étions, et jusqu’au bout nous le resterons, puisque même au plus profond de notre faiblesse, notre esprit refuse de se rendre à l’évidence. La forêt ne sourit pas de nos malheurs, car elle est indulgente. Au premier jour, elle se fiança au temps, jugeant qu’il lui était indispensable. Rapidement, ils s’épousèrent, et depuis, chaque saison l’une fleurit pour indiquer à l’autre que leur union est plus solide que jamais.

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  • CE QUI NOUS SÉPARAIT NOUS A RÉUNIS– Il y a des histoires qui cherchent des années leurs mots avant de les aligner sagement sur une feuille, surprise que soudain, on s’intéresse à elle. Et pourtant, elle ne refusa pas le contact de la plume qui lui murmura plus qu’elle n’écrivit que des êtres qui ignoraient totalement qu’ils puissent exister allaient bientôt se rencontrer, chacun cheminant sur un sentier dont personne n’aurait imaginé qu’un jour ils se croiseraient.

    Tout commença il y a longtemps. L’un parcourait les pistes africaines, sans pour autant être un aventurier, tandis que l’autre attendait sagement, les yeux tournés vers l’horizon, que le ciel se dégage afin que son regard se découvre pour y lire les messages rédigés à la hâte, chevauchant des nuages aux allures étranges. Entre eux, il y eut d’abord un continent, puis une mer qui s’efforçaient de repousser les Terres dans l’intention d’éloigner les prétentions qui semblaient se dessiner sur son onde, voyageant sur le dos des vagues. Puis la poussière des chemins assoiffés se leva, comme pour brouiller les paroles et les songes qu’elles suscitaient, alors que le vent éprouvait la plus grande difficulté à remettre dans l’ordre dans ce qui ressemblait à une réalisation fragile.

    Bien que certains avions fassent des déchirures dans le ciel, le transport se pratiquait surtout par navires. S’il arrivait qu’un conflit éclatât du côté du canal de Suez, le voyage durait trois mois, quand tout allait bien et que les escales africaines ne réservent pas de surprise. Le courrier prenait donc tout son temps pour arriver à son destinataire, et à n’en pas douter, certains mots ayant eu le mal de mer avaient sûrement sauté quelques lignes. Pour imager mes propos, je vous révèle qu’une missive écrite depuis la Mauritanie est d’abord dirigée vers Dakar au Sénégal. Après un tri qui ne se presse pas, voilà notre lettre qui s’embarque pour Bordeaux ou Marseille. Avec un grand soulagement, les pensées ont retrouvé la Terre ferme, puis le train les mène à Paris et enfin, un avion qui veut bien la transporter jusque dans l’océan Indien ! Mais quand nous appartenons à une catégorie de gens compliqués, rien ne se fait normalement. Entre les mains de la destinatrice, il s’avère qu’elles ne sont pas les bonnes. Après moult migraines et autant d’hésitations, la lettre reprend les airs. Elle redécouvre Paris, avant d’être acheminée dans la ville du sud, où, entre le moment où elle fut rédigée et embarquée, l’amie s’était envolée. En deux mots, vous comprenez que lorsque la toile qui relie l’humanité nous a rejoints, nous l’avons fêtée comme il se doit.

    Cependant, à notre façon, nous avions créé notre propre réseau. Lorsque la lettre dont il est fait référence m’arriva, elle me trouva dans un autre pays. Au Gabon, et six mois plus tard ! Il est vrai que les questions ne réclamaient pas de réponses immédiates, mais enfin, imaginez l’état d’esprit de celle ou celui qui lit, non pas un simple texto, mais presque un roman. Et cela s’échelonna sur plus de deux années. Les échanges se faisaient en tout bien tout honneur, chacun ignorant les traits de la personne avec laquelle il correspondait. Puis, ce fut l’heure d’un dernier embarquement dans un port du sud, pour, trois semaines plus tard et des escales ressemblant à des sauts de puces, retrouver la France oubliée durant quelques années se profila à l’horizon. Autant je l’avais vue une première fois s’enfoncer dans l’océan, avec une certaine indifférence, que je fus presque impatient d’en fouler le sol en ce début d’automne. Mais un mois nous séparait encore. Ce fut sans doute l’étape la plus longue. Si j’avais eu l’instinct de faire la route à pied, il ne fait aucun doute que le trajet de Bordeaux à Marseille eut été plus rapide. Mais, comme l’a écrit le poète, « tout vient à point pour qui sait attendre ».

    Le jour se levait sur le vieux port, quand dans un établissement au cœur de la cité phocéenne, le téléphone sonna de manière impérative. C’est Robert, Josiane, je suis désolé de vous réveiller aussi brusquement. Un silence qui me parut une éternité s’installa sur la ligne. Vous êtes toujours là, Josiane ?

    – Vous avez bien dit Robert, l’Africain ?

    – Lui-même, Josiane, sans les animaux ni les baobabs, mais avec le consentement de mes frères les griots. À l’heure présente, ils doivent continuer d’adresser des chansons et des prières aux anciens qui ont tissé cette longue et belle route qui nous permet finalement de nous rencontrer. Tant d’éléments furent contre nous, mon amie. La mer, le continent, l’océan. D’un pays à l’autre, je l’avoue, j’avais peur que vous finissiez par perdre ma trace. Mais, quelque part, un ou plusieurs inconnus ont pris soin de faire en sorte que nos chemins se croisent enfin. Les hommes ne sont pas faits pour vivre en dehors d’une communauté, et par chance, cette dernière commence avec deux individus. Si Dieu le veut, nous pourrions être celle à laquelle nous aspirons. À quelle heure pourrons-nous nous rencontrer ?

    – À midi, Robert, si vous le désirez. Voici l’adresse et la tenue dans laquelle vous me découvrirez. Dois-je vous dire que la matinée parut une autre éternité ? Mais ce n’étaient plus que des heures qui nous séparaient, et par bonheur, sur tous les cadrans, elles ne sont jamais fixes. Soudain, elle fut devant moi. Je me levais pour la saluer, et un nouveau silence retentit jusque dans les environs de mon cœur. Je compris pourquoi il était si bruyant, car il confectionnait le lien qui, depuis ce premier instant, ne s’est jamais rompu.

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  • À L’ÉCART DE LA VIE– Je sais ce que ma réflexion suscitera chez certaines personnes. Ils s’empresseront d’y aller de leurs critiques acerbes, comme toujours ils en ont l’habitude. Certains crieront haut et fort : « Elle préfère les bêtes aux hommes » ! D’autres renchériront en prétendant que si elle a jeté son dévolu sur un animal, c’est qu’en son âme quelque chose est dérangé, et je n’ose pas imaginer ce qu’il se dira du côté des lavandières. J’entends déjà les battoirs frapper les vieux coutils avec plus de force que d’ordinaire, comme si c’était moi qui me trouvais allongée sur leurs planches, et qu’elles prendraient plaisir à se transmettre « le paquet de linge sale » puisqu’en leur esprit, c’est ainsi qu’elles me voient. Comment tout cela a-t-il commencé ?

    Dans nos villages retirés, rien ne se passe comme partout ailleurs. Nous n’y connaissons pas de héros ni de femmes qui ressembleraient à une sainte. Chacun du coin de l’œil surveille les autres. Quand aucune information ne circule, on se complaît à les inventer. Comme sur la rivière, l’onde grossit, s’amplifie et se déforme à mesure qu’elle court vers un fleuve qui la mêle à son eau. Il n’est pas rare d’entendre le tonnerre gronder, alors que pas un nuage ne daigne traverser le ciel. Par chez nous, on se permet de condamner les gens avant même de les avoir jugés. Mais au nom de quoi prenons-nous la liberté de les montrer du doigt, quand on ignore la réalité des faits ? Mais il faut aller vite. D’un habit d’innocent l’on vous ceint de celui de coupable, et il vous restera la prière pour que l’on ne vous conduise pas à l’échafaud, si toutefois celui à qui elle est adressée, ce jour-là, est à votre écoute.

    Pardonnez-moi, j’ai tellement de rancœur en moi qu’elle m’étouffe et que j’en oublie de vous narrer l’essentiel. Ne m’en veuillez pas si je le fais en conservant les yeux baissés. Ne trouvez pas non plus en cette posture, l’étalage de ma faute ; seulement la honte d’avoir connu un malheur dont je sais à présent que jamais il ne se dissipera de ma mémoire.

    Comme chaque jour alors que l’été nous régale de ses bienfaits, je vais par les chemins qui mènent à la lisière de la forêt. Cet après-midi-là, il n’en fut pas autrement que les précédents. J’avais déjà dépassé la ferme des pervenches et je m’engageais sur le sentier qui conduit à la rivière. Par les grosses chaleurs, j’aime à m’asseoir sur ses berges, écouter le clapot de l’onde sur la coque des barques à l’amarre, comme s’il cherchait à leur dire qu’à rester à l’attache, ils ne savoureront jamais les plaisirs que procurent les voyages, que l’on fait, en se laissant porter par le cours d’eau. J’en étais là de mes pensées quand une main me bâillonna avec fermeté. Il me fut alors impossible d’appeler. Tandis que j’essayais de me délivrer de l’emprise vigoureuse, on me frappa avec une telle violence que je perdis connaissance.

    C’est à mon réveil que je compris ce qui s’était passé. Je ne serai plus jamais la personne que je fus jusqu’à ce jour. En même temps que la vie qui m’était promise, on me déroba mes espérances. Je poussais des hurlements de bêtes blessées, mais aucune âme ne vint à mon secours. Je ne sais pas combien d’heures je demeurais en position fœtale sous le regard du vieux saule indifférent. Je me sentais perdre pied, tandis que sous moi, la terre s’ouvrait comme si elle désirait m’accueillir. Mon cœur battait une étrange mesure. Mon corps était agité de milliers soubresauts. Ma peau était parcourue de frissons qui n’en finissaient pas d’aller et venir. J’avais froid, j’avais envie que mère se précipite pour me prendre dans ses bras comme lorsque j’étais enfant. L’instant d’après, je redoutais qu’elle me trouve là, dans cet état de prostration. Soudain, je me sentis souillée et je plongeais dans la rivière où je pensais retrouver un peu de dignité. La soirée était déjà bien avancée, quand je me décidais à me diriger vers la maison. Je réunis mes habits, et je constatais qu’ils avaient subi les outrances de la violence. Je faillis à nouveau perdre connaissance ; à cet instant, je pris conscience que mon chien était à mes côtés, et qu’il geignait comme s’il compatissait ma douleur. Hélas ! Je n’étais qu’au début de mon chemin de croix. D’abord, la mère, quand elle me vit dans un pareil état, ne voulut rien savoir. Des mots très durs dont j’ignorais qu’elle put les connaître fleurissaient sur ses lèvres. Elle fut la première à me faire comprendre que je n’étais pas une victime, mais une coupable. Puis ce fut autour du père de m’accuser d’avoir provoqué les hommes de la région. Je ne vis aucune main se tendre vers moi. Personne ne vint à mon secours. Au contraire, tous me montrèrent du doigt lorsque la nouvelle fit le tour du village.

    Voilà où j’en suis aujourd’hui. La honte et le désespoir m’habitent. Je ne connais aucun moment de répit dans ma douleur. Elle me vrille les entrailles, détruit mon âme et consume mon cœur. Je ne sais combien de temps je pourrai ainsi survivre à mon malheur, mais si demain, le ciel acceptait de m’accueillir, je ne lui refuserais pas la main tendue. Peut-être que là-haut il y aura quelqu’un qui voudra bien me croire, puisqu’il aura assisté à ce qui s’est passé cet après-midi d’été, sans doute le dernier que je verrai céder sa place à l’automne.

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