• – La piste serpentait entre les champs de cannes à sucre depuis quelques kilomètres, sans y rencontrer le moindre marcheur. Robert n’était pas absorbé par la conduite plus que l’attention ne l’imposait, un œil sur le paysage plutôt monotone, l’autre à chercher le trou le moins profond pour ne pas y laisser une partie de son véhicule. J’avais bien raison de penser que je retrouvais ma lointaine Afrique en débarquant de l’avion la semaine dernière, se dit-il, alors que le ciel venait de gratifier l’aéroport, et les environs d’une belle ondée tropicale, faisant remonter en sa mémoire, cette odeur particulière, que libère l’humus sur lequel pousse une forêt exubérante. Et sur ce continent, la sylve en était un à part entière. À l’Est, elle bordait un océan, pour en ourler un autre à l’Ouest. Elle occupait presque tout le territoire dont il s’apprêtait à en faire sa nouvelle patrie, si l’on exceptait une bande littorale et les cours d’eau, ici, plus importants que nulle part ailleurs. La plantation sucrière attendait les coupeurs de cannes, si hautes, que l’horizon s’en trouvait invisible.

    Soudain, à la sortie d’une longue courbe, un homme, fusil à l’épaule et machette à la main, s’arrêta net au milieu de la piste. Robert arriva lentement jusqu’à lui et stoppa.

    – Bonjour ! monsieur, êtes-vous l’un des heureux résidants de cette région quelque peu sauvage ?

    – Vous ne vous trompez pas, répondit le chasseur. Je reste à environ un kilomètre d’ici.

    – Voulez-vous que je vous y dépose, proposa Robert ?

    – Quand c’est gentiment demandé, on aurait tort de refuser, dit l’inconnu.

    Il s’installa dans la modeste 4 l, et comme un prélude aux quelques années qui suivirent, ce fut la première page d’une belle histoire.

    – Je suis Robert Bonaventure, arrivé depuis peu et à la recherche d’une maison à louer. En ville, un ami m’a indiqué qu’il devait s’en tenir une par ici.

    – Vous ne vous êtes pas trompé de chemin. Tout près de chez moi, il y en a une, en effet. Je suppose que c’est de celle-ci que l’on vous aura parlé. De toute manière, vous ne pouvez pas hésiter, car elle est la seule, et qu’il n’y a que des blancs qui l’ont occupée jusqu’à présent.

    – Elle recèle donc tant de défauts, qu’ils n’y restent pas, monsieur…

    – Excusez-moi, je ne me suis pas présenté. Vous êtes en présence de Claudio, Cécilius, annonça-t-il souriant, en prononçant Claodio. Pour répondre à votre question, je ne prétends pas qu’elle n’est pas conforme aux constructions modernes. Mais pour des gens qui ont l’habitude du confort, évidemment ce n’est peut-être pas le Pérou, je l’ai déjà entendu dire par chez vous.

    – Je vois que nos citations ne vous sont pas étrangères, Monsieur Claudius. Vous avez certainement résidé dans l’une des régions de notre vieux pays !

    – Soyez gentil, Robert, ne me donnez pas du monsieur. Pour tout le monde, je suis C. C. Et pour vous finir l’histoire, je préfère vous dire tout de suite que par ici, il n’y a pas la lumière, pas l’eau courante ni le téléphone. Voilà pourquoi ils ne restent jamais plus que quelques années. Mais dites-moi, vous êtes seul, ou votre famille est encore au pays.

    – Vous le devinez bien, C. C. Je suis là en éclaireur, en quelque sorte.

    – Et vous comptez résider définitivement, ou vous n’êtes que de passage ?

    – Si tout marche comme je l’entends, répondit Robert, j’espère même terminer ma vie dans votre belle région.

    – Mais êtes-vous fonctionnaire ? Cela ne me regarde pas, mais d’après ce que je sais, ils ne demeurent jamais longtemps par chez nous.

    – Non, je suis dans le secteur privé. En vérité, je venais pour être agriculteur, mais étant donné que ces messieurs me cherchent des problèmes, je me suis tourné vers le commerce. Si je décide de louer le logement près de chez vous, je vous préviens que ce n’est pas demain que vous nous verrez quitter les lieux. Au fait, je ne vous ai pas encore dit, mais mon épouse et nos trois jeunes enfants sont toujours sur le vieux continent. Si la maison me convient, au plus tard dans un mois, ils me rejoindront. Mais vous ne m’avez pas répondu, tout à l’heure, quand je vous ai demandé si vous étiez allé en France.

    – Oui, nous avons parlé d’autre chose. En effet, je suis allé faire la guerre, comme beaucoup de compatriotes de nos régions. Certains, hélas ! ne sont pas revenus. Mais, c’est le destin, n’est-ce pas. Dans de telles circonstances, la chance doit nous accompagner. Parfois, un ami à vous est touché alors qu’il ne se trouve qu’à deux ou trois pas de vous. Vous êtes triste, bien sûr, mais d’un autre côté, vous êtes cependant heureux d’être encore en vie. J’ai donc eu l’occasion de visiter, malgré moi, votre pays.

    – Vous a-t-il plu ?

    – Ah ! Oui, je m’y suis vite habitué. Partout des choses merveilleuses, de grandes villes, des montagnes ; enfin, toutes ces choses que nous n’avons pas chez nous.

    – Vous n’avez pas été tenté d’y rester ?

    – Non, Robert ; j’aime trop ma Guyane. Et chez nous, il n’y a pas ces saisons qui vous glacent le sang ! (À suivre)

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  • – Qui eut cru mon ami, qu’un jour, nous soyons là, à nous ébaudir de l’immensité de l’océan, alors que nous désespérions de le découvrir avant notre grand voyage vers un autre lieu encore plus vaste, dont nul ne sait où il commence et où il finit ?

    – Ma chère, ne dis pas de telles paroles. Tu vas me faire regretter ma décision de vouloir te faire plaisir.

    – Pardonne-moi, c’est vrai ; j’avais omis qu’au milieu de toutes les promesses prononcées, il y avait celle-ci. Solennellement, un jour tu me murmuras, en même temps que sur le plateau du petit déjeuner, dont il ne fut aucun jour où tu l’oublias, avec une rose du jardin pour me rappeler que j’étais une fleur parmi toutes, que bientôt nous irions passer une semaine à la mer.

    – Il est vrai, ma belle amie, que je te l’avais promis, comme tant d’autres choses, dites, puis mises de côté. Cependant, je ne cherche pas à me disculper en aucune manière, mais notre vie fut si remplie, qu’il nous fut impossible de nous libérer de nos obligations.

    – Mais, mon cher, loin de moi l’idée de t’adresser le moindre reproche. Comment le pourrai-je après cette vie que tu me dédias sans jamais baisser les bras ? Tu fus présent dans tous les moments délicats. Quand je te demandais de ralentir, car ton pas ne faiblissait jamais, tu me tendais la main, en criant, « accroche-toi ; je vais essayer de rendre le tien plus léger ».

    – Je peux continuer ta belle histoire, ma chère, car elle ne fut pas que la tienne. Ne m’as-tu jamais donné à comprendre que notre roman, nous l’écrivions à quatre mains, que nos mots se chevauchaient sur les mêmes lignes et qu’il ne se trouvait jamais une feuille pour toi et une autre pour moi ?

    – Permets-moi de faire une remarque. Il nous arriva de ne mettre aucune légende, car parfois, c’était une image qui illustrait les pages précédentes, et que ces dernières ne souffraient aucune inscription. Ne me disais-tu pas qu’il est des moments où le ciel ne libère aucun nuage pour garder plus longtemps le bleu qui fait chavirer les cœurs ?

    – Oui, ce fut souvent le cas. Mais mon cher ami, des mots, je peux bien te le dire maintenant que nous sommes à ses pieds ; tu m’en prononças tant, que je me demande s’ils n’auraient pas suffi à le remplir ! D’ailleurs, observe le phénomène qui se produit. Il charrie des vagues sans s’épuiser. Il les dirige vers nous comme s’il cherchait à nous rendre les paroles, qui, pareilles aux mouvements de la mer, ont alimenté notre quotidien.

    – Lequel de nous deux fut le plus bavard, ma chérie ?

    – Sans aucun doute, ce fut toi, amour de ma vie ! Il t’en venait autant que de grains dans la main du paysan que tu étais, pendant les semailles. Sans cesse, elle plongeait dans le sac, se refermait avec tendresse sur les germes ; c’est alors que ta volée était si ample et généreuse, qu’elle parvenait jusqu’à mon âme.

    – Ta remarque me fait penser qu’en ce temps-là, bien que nous n’ayons jamais vu la mer, notre terre lui ressemblait, avec tous ces sillons qui, au soir, semblaient se mettre en mouvement.

    – Sans nul doute, elle t’invitait, car il ne me fallut guère de temps pour comprendre qu’entre vous deux, il me serait impossible de choisir. Tu fus autant à elle qu’à moi. Cependant, je ne me plaignais pas, puisqu’elle fut probablement la seule maîtresse au monde qui alimenta ton amour et le mien. Je n’étais pas jalouse, rassure-toi, alors qu’après un petit déjeuner vite avalé, tu allais la rejoindre. Je savais ce que tu lui disais, sans pour autant la flatter. Je peux même te dire que parfois, je me surpris à sourire, quand, avec délicatesse, tu plongeais ta main dans le sillon, à la recherche de son âme ? Tu filtrais la terre entre tes doigts, comme si tu voulais à tout prix retenir quelque chose. Je n’eus jamais le courage de te demander ce que tu attendais d’elle. Je savais qu’il est des moments où l’on doit rester dans l’ombre, afin de ne pas troubler les mots que le cœur invente dans ces moments de profonds recueillements.

    – Dis-moi la vérité, ma chérie. As-tu souffert de ces années que j’ai consacrées à ma maîtresse, comme tu le prétends avec tant de tendresse ?

    – Oui, mais pas autant que si elle fut une femme, je te tranquillise. Cependant, avoue qu’elle a quand même pris une place très importante dans ton existence. Après tes sabots, elle s’accrochait aussi fort que le fait une désespérée de la vie, quand elle devine que celle-ci la fuit, te suppliant que tu la ramènes à la maison. Je suis sûre que tu en rêvais parfois !

    – Bien sûr que je le fis, car comme il se passe pour les maîtresses que tu cites avec beaucoup d’élégance, on ne sait jamais si demain elle sera là, ou si elle fait les beaux yeux à un autre.

    – Et toi, mon ami, chaque jour tu lui parlais avec des mots choisis, de ceux qui précisément auraient rempli cet océan.

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  •  

     Si tu interromps toujours ta lecture, ma chère enfant, je doute que tu finisses par comprendre de quelle histoire il s’agit. Comment se fait-il que tu sois si distraite, ce jour ? De plus, tu me ralentis aussi dans mes travaux. L’hiver sera bientôt à l’orée de la forêt et je n’aurai pas terminé mon ouvrage. Tu te souviens que ce pull est pour toi ; alors, laisse-moi avancer un peu.

    – Pourquoi t’inquiéter sans cesse, grand-mère ? Il me semble que la mauvaise saison est bien loin, pour s’en préoccuper à ce point ?

    – C’est parce que tu n’as pas la notion exacte du temps, ma chérie, que tu réagis ainsi. Tu vis au rythme des jours, et à ton âge, c’est bien naturel. À quoi bon se demander de quoi demain sera fait, alors que tu n’as pas encore fini de traverser le jour présent ?

    – Tu te trompes, mamie. C’est sans doute que je ne sais pas très bien exprimer mes inquiétudes, cependant, je t’assure qu’il n’est pas un instant sans que je songe à l’avenir dont tout le monde parle. Je les entends, les grandes personnes, et si je ne comprends pas entièrement leurs réflexions, il n’en demeure pas moins que je devine qu’elles, ne se languissent pas de voir les ans s’ajouter les uns aux autres.

    – Allons bon ; voilà que notre demoiselle écoute aux portes ? Ce n’est pas une bonne manière. À ton âge, il est encore des informations qui ne doivent pas te parvenir.

    – Pourquoi, mamie, les adultes nous tiennent-ils si longtemps dans l’ignorance, alors que nous n’avons nos yeux ni nos oreilles dans les poches ? Tu sais, je comprends plus de choses que vous le supposez.

    – Voilà que tu me forces à rire, ma chère petite. Si je ne suis pas trop curieuse, quelles sont donc ces affaires particulières qui vont jusqu’à tourmenter ton jeune esprit ?

    – Oh ! Je ne peux pas les résumer en quelques mots. Les plus tristes sont celles qui parlent de la guerre, et dont les hommes de nos campagnes disent qu’elle prend un fils par génération, quand ce n’est pas deux et parfois le chef de famille. Tu crois que chez nous papa ira la faire, si elle est déclarée.

    – À ce jour mon enfant personne ne peut affirmer qu’elle le sera ou non ; et encore moins quels seront les gens qui seront appelés ? Mais pour l’instant, ne te préoccupe donc pas de cela. Le canon n’est pas près de tonner, dit-on un peu partout. Tu me dis être soucieuse d’autres événements. Tu ne veux pas m’en dire quelques mots ?

    – Par comparaison au sujet précédent, ils me paraissent soudain moins importants. Cependant, il y a une question qui hante mon jeune esprit. Pourquoi les grandes personnes croient-elles que c’était mieux dans l’ancien temps ? Vous souffriez moins qu’aujourd’hui ? Qu’en est-il exactement ?

    – Ma pauvre petite, tu ne dois pas accorder de crédit aux ratiocineurs de tous poils. Il se trouvera toujours quelqu’un pour te prouver qu’avant c’était autre chose, que nous étions comme au paradis. Vois-tu, nous sommes dans un siècle où il fait bon vivre. Tu as la chance de pouvoir dire que le progrès est en marche et que celui qui le refusera sera un homme perdu, car à ce jour, personne n’a réussi à retourner dans l’ancien temps. Personnellement, je ne te cache pas que je préfère évoluer maintenant, et je laisse le passé aux rêveurs. S’ils s’y plaisent, tant mieux pour eux ! Moi, j’affectionne les fruits sucrés à ceux qui ne renferment que l’amertume.

    – Mais alors, si certains prétendent avoir été plus heureux avant, n’est-ce pas aussi parce qu’elles ne comprennent pas notre vie actuelle, ou que l’on ne se soit pas soucié de leur expliquer que nous allions connaître une nouvelle existence ?

    – Ma chérie, la nature humaine est particulière. Elle ne ressemble à rien de ce qui évolue sur notre planète. Lorsque nous sommes tous réunis, nous n’avons rien à voir avec un plat de petits pois que l’on vient d’écosser, mais à autant de différences qu’il y a d’individus. Regarde, chez nous ; il y a des gens de toutes tailles. Comme nos aînés sont allés de par le monde, il y a également ceux qui ont la peau plus colorée que la nôtre. En un mot, parmi tous ces gens que tu croises quotidiennement, ils s’en trouvent des intelligents, des instruits et même des érudits. À leurs côtés, on découvre aussi des têtes de linottes, qui n’ont rien à faire des soucis des autres ni de ce qui se passe ailleurs que dans leur demeure.

    – Dois-je comprendre que ces derniers ne participent pas à l’évolution de notre société, et qu’au contraire, ils se plaisent dans leur situation même si elle est précaire ?

    – En quelque sorte, tu as raison. Et nous ne devons pas en prendre ombrage. À ce sujet, les réponses à tes questions résident en un seul mot : le caractère. Il est notre marque de fabrique. Il nous rend heureux ou malheureux, gais ou tristes, entreprenants ou simples exécutants. Dans les cas, il est le nôtre et nous devons toujours le revendiquer si l’on veut que les autres nous respectent.  

     

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  • — Il n’y a pas si longtemps nous parlions de notre façon de nous adapter aux situations nouvelles que nous rencontrons sur la route de notre existence. Je faisais allusion au fait qu’il nous est indispensable de nous habituer, et non aux événements, d’épouser notre état d’esprit. J’insistais sur la nécessité qu’il y a d’oublier ce que nous avons appris afin de laisser le plus grand espace en notre mémoire aux éléments qui se bousculent pour y prendre place. Mais chacun sait parfaitement que même avec la meilleure volonté, il n’est pas toujours facile de tourner les pages de la vie. Surtout quand elles prennent un malin plaisir à déposer derrière elles des effluves de pot-au-feu s’abandonnant aux rameaux des végétaux entourant votre construction. D’aussi loin viendra-t-il, ce fumet accrocheur réveille en nous de délicieux souvenirs.

    Alors, de temps en temps, pour satisfaire ces songes afin qu’ils se rendorment bien sagement, il nous suffit de céder à leur caprice. Nous profitons de ces longues périodes pluvieuses qui installent une humidité épaisse nous emprisonnant dans sa gangue poisseuse, pour faire un petit tour dans le passé. Il suffit que nos amis partagent des goûts culinaires particulièrement savoureux, pour, qu’en deux temps et trois mouvements nous nous transportions sur un autre continent pour contenter les désirs des papilles.

    Résider en forêt n’interdit aucun délire ; surtout pas ceux qui réveillent en nous les plus beaux souvenirs, auxquels se joignent la convivialité avec son chapelet de sourires, de bons mots et son chemin de table. Il ne faut guère plus d’une minute pour trouver un lieu abrité dans lequel un feu créera l’ambiance réservée aux réunions festives. Afin de compléter le tableau, les volutes des arômes des bois exotiques prisonniers de la fumée refusant de s’élever dans l’humidité de la nuit, ajoutera une note joyeuse. Le feu crépite, les flammes dansent élégamment comme les belles Andalouses au son des castagnettes.

    Il est temps maintenant de penser à préparer l’objet de nos désirs. Nous ne nous faisons pas d’idées. Nous savons que notre pot-au-feu façon grand-bois ne sera qu’une pâle copie de celui de nos grands-mères. Qu’importe, le qualificatif ; il est suffisamment évocateur pour satisfaire notre plaisir. Le nom du plat est déjà une belle histoire qui rapproche pour un soir un monde lointain laissé derrière nous depuis bien des années. En notre forêt, il n’est pas toujours évident de réunir tous les ingrédients nécessaires à la réalisation d’un tel plat, mais aucun obstacle ne peut empêcher la machine à inventer à se mettre en marche et composer avec les moyens du bord.

    Au fond du canari, communément appelé marmite sous d’autres cieux, les cuisses de poulet voisinent avec la poitrine de pécari préalablement boucanée, surprise de voir les pieds de l’animal venir leur tenir compagnie. Il n’est pas rare qu’une épaule de biche complète la chair, comme nous avons l’habitude de nommer la viande par chez nous. Celle-ci n’a pas l’air de se plaindre et commence à libérer ses meilleurs sucs. Le temps que le gibier finisse de se dorer, les légumes sont triés puis préparés. Presque tous sont présents, y compris le chou que l’on pensait avoir oublié. L’eau puisée au fil de la crique est fière de servir de bouillon, auquel se joignent les épices qui inonderont de leurs fragrances, les lieux, pour le plus grand plaisir de tous.

    Sous le couvercle, l’alchimie des produits ne tarde pas à transformer l’ensemble en une merveilleuse potion magique dont chacun a hâte de goûter les bienfaits. Il est recommandé de maintenir un bon foyer et chacun fait de son mieux pour rapporter les bois qui dégageront un parfum presque enivrant, un de ceux que redoutent les moustiques et autres insectes curieux.

    Il est bien connu que les hommes n’aiment pas rester inactifs. Aussi, certains s’improvisent-ils barmans ; avec méthode, ils s’emploient à servir le ti-punch qui doit préparer le palais à la dégustation du pot-au-feu sous canopée. Les glaçons tintent au fond des petits verres et laissent glisser sur leur dos la dose raisonnable de sirop de canne à sucre. Le rhum ne tarde pas à se mêler aux autres ingrédients et pour mettre la touche finale au breuvage, une tranche de citron pays apporte son sourire qui flotte à la surface du liquide. Bien installé sur le feu que personne ne quitte des yeux, le derrière du canari se noircit afin de ne pas dépareiller avec celle de la nuit. Les flammes lui racontent l’histoire des grands bois, consumant lentement celui qui leur prête leurs couleurs qui les font ressembler à des arcs-en-ciel. Le ti-punch est bon, à en juger les langues qui claquent. Un second est le bienvenu, mais il ne faut pas en abuser, car son rôle est d’ouvrir l’appétit en affûtant les sens.

    Il est temps maintenant de vérifier comment se présente celui qui cuit depuis des heures et qui bout d’impatience dans sa marmite.

    Sitôt le couvercle retiré, une délicieuse odeur s’envole vers la cime des arbres qui la garde prisonnière. Il n’est pas si souvent qu’on lui offre un tel parfum. Aussi, le conserve-t-elle en sa mémoire, ne s’étonnant pas de découvrir des hommes jamais en peine de réalisations. Ceux-ci, justement, ne disent mot pour cause de dégustation et à l’air satisfait de chacun, on comprend qu’il ne sera fait aucune critique qui pourrait porter préjudice à un pot-au-feu qui, soulignons-le, n’a rien à envier à ceux dont la saveur n’a jamais quitté l’âme des convives.

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  •  Je me doute de ce que ce titre peut avoir d’étrange, car dès que le mot liberté est évoqué, c’est qu’à juste titre, de barreaux, il ne peut plus y en avoir. Cependant, il n’est pas qu’aux fenêtres exiguës des prisons, qu’ils ont été scellés, ni aux portes des demeures de nos cités modernes, pour empêcher aux indélicats d’y pénétrer. Je sais toute la tristesse de notre société qui, pour vivre en sécurité, n’a d’autres choix que de se réfugier derrière des grilles, alors que les mauvais sujets ne cherchent qu’à s’en extraire, en élaborant moult plans.

    Mais ce n’est pas pour vous parler d’établissements pénitentiaires que j’évoque la maison d’arrêt, mais pour vous entretenir de celui qui s’y trouve depuis si longtemps. Je vois déjà vos sourcils prendre la forme d’accents circonflexes, et vos yeux, s’ouvrir aussi grands que si vous découvriez une gazelle des sables, faire de la bicyclette sur le boulevard, et vos cheveux, se dresser alors que vous ne les avez enduits d’aucun gel. Non, je ne me morfonds pas dans une geôle humide, rassurez-vous. Je suis toujours dans la forêt, laquelle me retient auprès d’elle comme une bête à son piquet. Certes, de l’attache, je peux m’en affranchir à tout moment. Mais étrangement, ce n’est pas pour autant que je deviendrai un homme libre. Je ne le serai que de mes mouvements, mais pas de mon esprit. En effet, de lui, je suis un vieux détenu, puisque jamais je ne parvins à m’évader. Je peux même vous dire qu’il prit soin me maintenir au plus profond de ma cellule.

    À la réflexion, je me dis que je ne suis pas le seul dans ce cas, mais cela ne m’apaise pas pour autant, car en évoquant la liberté, immédiatement, se dessine devant nos regards ébahis des paysages extraordinaires, des aventures à vous couper le souffle, des sons et des images s’inspirant des torrents se libérant des montagnes à la fonte des glaces, ou à d’extraordinaires ballets merveilleux qu’interprètent les oiseaux dans le ciel.

    En fait, le prisonnier que je suis s’est laissé enfermer par ses vieux principes datant d’une autre époque, ce temps où lever les yeux sur la personne qui vous interpellait était déjà une faute à éviter. Puis, ce fut le tour des idées que nous ne devions en aucune manière dévoiler la moindre ligne. Cependant, me dis-je, ce caractère dont on me parle à longueur de jour, je dois bien le former, et un jour l’affirmer, si je veux que l’on me désigne comme un homme et non à un poltron ? Je me disais donc que ressembler au plus grand nombre de mes concitoyens n’avait aucune signification. En ma qualité de ressortissant de la campagne, je ne me voyais pas aller dans la vie comme nos bêtes le faisaient en troupeau. Mais là encore, je devais conserver par-devers moi mes sentiments. C’est alors que je pris conscience que dans l’esprit du jeune garçon que j’étais, on avait pris soin de le museler, de l’isoler et surtout de ne lui fournir que des informations sélectionnées. J’étais libre de penser ce que je voulais, mais dans le même temps, je devais me garder de donner mon avis. Je compris qu’autour de moi s’élevait une forêt de non-dits et que celle-ci s’épaississait à mesure que j’avançais dans la vie. Certes, elle ne m’empêchait pas de voir le soleil qui essayait de me convaincre de sa présence, mais étrangement, devant mon regard déconcerté, il se trouvait toujours un fût pour le diviser, comme si l’on cherchait à m’éloigner de lui.

    Puis, du fond de mon cachot, à la lisière des grands bois, les émotions se firent jour. Je compris qu’il n’y avait pas que mes pensées qui étaient mises à l’écart et interdites de séjour parmi les hommes. Dans sa cage, mon cœur, lui aussi connaissait les affres du désespoir. Je devinais bien qu’il avait besoin de s’exprimer, et plus encore d’aimer. Il voulait que quelqu’un s’intéresse enfin à lui, l’écoute et lui dise que la saison de l’affection était arrivée. Je sentais qu’il avait soudain envie de se faire poète, car depuis des années, il avait appris les mots que les papillons murmurent aux fleurs en venant les honorer. Mais, une fois encore, je pus libérer mes paroles ni faire valoir mes sentiments. Derrière moi marchait le chaperon, silencieux, mais qui imitait les gardiens aux galères. Discrètement, les yeux se rencontraient, en se désolant de ne pouvoir laisser transparaître la tendresse qui les habitait. Nos lèvres faisaient de même, n’osant dessiner des sourires en forme de cœurs.

    Une nouvelle étape se profila à l’horizon, avant de m’inviter à la rejoindre. Je pensais que j’allais enfin connaître à quoi ressemble la liberté. C’est alors que l’on m’expliqua de chercher à comprendre était le début de la désobéissance. Du pas que j’avais au dehors de ma prison, je dus en faire deux pour y retourner. Et il fut ainsi tout au long de la vie. Chaque fois que je m’exprimais, en fait je ne trouvais que les paroles que l’on avait préparées à mon intention, de même pour les situations. J’étais devenu l’objet non pas, de mes désirs, mais ceux des autres qui mènent le monde comme ils l’entendent. Alors, la tête basse, je rejoins la forêt, me disant, tant qu’à vivre dans une prison, au moins que celle-ci soit dorée.

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