• AU BOUT DU DÉSESPOIR… 3/7

    — J’ai l’impression d’être sur un bateau immense, qui erre à travers les océans. Un jour, la houle nous conduit d’un côté, le lendemain elle nous mène ailleurs et ainsi de suite jusqu’à rencontrer la tempête. Le pire est ce sentiment toujours plus grand de m’échapper de toi, de vous, de mon idéal. J’ai la ferme conviction que mon trésor s’éloigne chaque jour davantage, et que les chances de revoir ceux que j’aime s’amenuisent au fil du temps. Chaque détour de routes ou de pistes cache un piège ; pour te dire, hier matin, nous sommes encore tombés dans une embuscade. Trois des nôtres ont laissé sur cette terre inconnue leur espoir et leurs rêves. Quand nous sommes en opération, je ne cesse de me poser cette question qui finit par m’obséder :

    À quand mon tour ? Et si cela m’arrivait, souffrirais-je longtemps ? Serai-je assez fort pour contenir ma douleur et mes yeux resteront-ils ouverts pour me permettre de voir une dernière fois ceux que j’aurais aimés, accourir en mes pensées ? Je comprends que je ne devrais pas avoir autant d’idées noires ; je sais qu’il me faudrait être plus positif, mais c’est plus fort que moi. Il m’est difficile  de le reconnaître ;  pourtant, c’est la triste vérité, et j’en ai honte ; oui,  j’ai peur. Celle qui a pris possession de mon être et qui semble grandir un peu plus chaque jour. J’ai l’impression de vivre un mauvais rêve, un de ceux qui ne nous quittent jamais. Il nous accompagne du matin au soir, le jour comme la nuit. Je me sens prisonnier des événements, du temps et de ceux qui m’entourent. Me réveillerai-je un jour de cette tourmente ?

    Diana reposa la feuille, et resta silencieuse un long moment. À travers tous ses écrits, elle découvrait un Nicolas qu’elle ne connaissait pas. C’était un homme craintif qui était en train de perdre ses illusions. Elle eut l’impression que lui aussi avait dû se rendre compte de ce changement, et la rencontre du second personnage qu’il avait fait naître sans toutefois le vouloir,  et qu’il nourrissait, en lui permettant de vivre et de grandir en lui, l’effrayait tout autant que les circonstances qui devaient avoir lieu autour de lui. Ajoutant à sa peine, il avait dû comprendre qu’il n’avait aucun pouvoir sur cet inconnu qui parlait en son nom, et que lui, devenu faible, se laissait dominer par lui.

    — Mon pauvre Nicolas, comme tu as dû souffrir de te sentir impuissant au milieu de cette tourmente ! Et aucun ami à qui te confier, aucune oreille attentive pour t’écouter ou un copain avec qui partager ta tristesse. Mon Dieu, pourquoi imposer tant de douleurs et autant d’incertitudes à des êtres innocents qui devaient tellement espérer de vous, pourtant ?

    En fait, elle réalisa que ses sentiments traduits ainsi que toutes ses pensées mises bout à bout devaient représenter une sorte de journal. Elle déposa précieusement ce qu’elle avait lu dans la boîte et la rangea à côté de la sienne, celle qui contenait les autres lettres de Nicolas, celui qu’elle avait connu et côtoyé, celui qui lui avait dit : « je t’aime », celui avec lequel ils parlaient au futur quand ils étaient ensemble. Elle se promit de déchiffrer tout ce que l’étranger avait écrit ; elle désirait savoir vers quels horizons il avait conduit son cher Nicolas. Elle imagina que cet être machiavélique avait dû être persuasif, pour entraîner celui qu’elle avait espéré devenir l’épouse vers des chemins qui ne pouvaient le mener qu’en enfer. Elle en voulut à cet inconnu, le jugea coupable d’avoir détourné son fiancé et d’avoir ainsi compromis leur bonheur. Elle ferma les yeux et partit à la recherche de son Nicolas. Hélas ! bien vite, elle se perdit sur des pistes ensablées où le vent s’empressait d’effacer toutes les traces de pas. Surmontant son chagrin, elle fouilla à nouveau dans la boîte et en ramena une autre lettre. Elles commençaient toujours par les mêmes mots :

    — Cher Amour,

    Nous avons un répit de deux jours. Mais être de repos dans ce pays où la guerre est omniprésente et n’avoue pas son nom, est-ce bien une permission ? Nous ne sommes pas autorisés à sortir seuls ;  en groupe et dans des zones censées être sécurisées. Toutefois, est-ce réellement se détendre que de marcher en observant en permanence tout un chacun par crainte qu’il cache sous sa djellaba des armes, des bombes ou des grenades ? Tous ceux qui nous entourent peuvent être tour à tour anges ou démons. Qu’il est difficile de vivre dans ce climat de suspicion ou chacun est à la fois coupable et innocent ! Plus les jours passent et plus je suis persuadé que je n’ai rien à faire ici. C’est vrai que j’aurai bien aimé servir mon pays, mais pas dans de tels contextes. Je ne parviens pas à tuer les gens en me trouvant des circonstances atténuantes. Je n’arrive pas à me convaincre que c’est pour défendre ma patrie. Elle me semble bien trop loin, inaccessible et égoïste. Je sais, quand on est engagé dans un combat, on a coutume de dire « c’est lui ou moi ». Mais n’y a-t-il pas d’autres alternatives ? Lorsque je revois nos « accrochages », parfois je me pose la question :

    — Ai-je gardé les yeux ouverts ? Je finis par me persuader que c’est vrai, puisque je suis là à t’écrire ma détresse. (À suivre)

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