• AU BOUT DU DÉSESPOIR… 5/7

     

    — Ici, dis-je, il ne sert à rien. Il écrase le monde, il brûle tout ce qui lui résiste. C’est diaboliquement qu’il inflige la peine suprême à l’intrus qui aura eu l’audace de le défier. Dans cette solitude, trop loin de ma source, je me sens défaillir, et pour ajouter à ma détresse, les ténèbres sont aussi froides que les journées sont chaudes. Rien ne s’oppose à ce phénomène qui sans transition passe de la chaleur à la glaciation. Les rochers éclatent, et les nuits sont peuplées d’explosions qui transforment la montagne en grains de sable. Chez nous, en Europe, pour habituer nos corps et la nature, Dieu a créé des saisons. Ici, elles se succèdent chaque matin et chaque soir. Pour vivre et résister dans ces régions, il faut être comme l’arbre ; avoir ses racines profondément ancrées dans le sol. Pour être heureux, dans ce désert, il ne faut rien avoir vu avant, et surtout il ne faut pas avoir côtoyé le bonheur.

    Ô ! Mon aimée ! Pardonne-moi, mais dans cette immensité dénudée, je perds pied. Je ne comprends plus qui je suis. Oui, je sais, je me répète. Mais dans cette désolation, je n’arrive même plus à distinguer ton visage ni ton sourire. Quand je t’aperçois, tu es loin, là bas sur le sommet des dunes à l’heure où le soleil brûlant le sable et l’air, s’allie au vent pour faire danser ton portrait jusqu’à le rendre méconnaissable. Je pense te voir assise sur le banc près de la maisonnette, à la porte de la forêt, et soudainement, le souffle du désert disperse ton image. Parfois, je crois même entendre ces mots :

    — Ne la regarde pas, ne l’imagine pas, elle n’est pas pour toi, tu ne la mérites pas. Elle n’est qu’un songe, un mirage.

    C’est sans doute la cause pour laquelle tu es toujours plus loin, trouble et inaccessible, comme flottant dans l’espace. Dans cet océan de silence, j’ai l’impression que mon cœur glisse dans un gouffre dont on ne distingue pas le fond. Il m’échappe, il s’enfuit hors de moi et je ne parviens pas à l’arrêter. Est-ce cela perdre la raison ? Le plus effrayant, c’est qu’à certains moments, cela a l’air de me plaire. C’est comme si j’assistais à ma propre mort, alors que l’on me dépossède de mon corps, là au pied de la dune. Oui, mon bel amour. Parfois, je me demande si ma disparition ne serait pas la chose la plus douce que j’aurais rencontrée ici, dans ce pays qui nous ignore, nous ronge et nous engloutit. Il y a des jours où je crois devenir fou à force de voir s’éteindre certains de mes compagnons inutilement, dans des souffrances que l’on ne réserve même pas à des animaux. Des êtres qui nous ressemblent sont donc capables d’infliger une telle barbarie à leurs semblables ? C’est à peine pensable. Parmi nous, existent bien des monstres ! Au milieu de nous vivent des individus qui n’ont de l’humanité qu’une vague apparence. À l’intérieur, ils n’ont pas d’âme, pas de cœur, pas d’amour. Ils sont à l’image du pays qui les a vu naître et grandir, ils sont vides de toutes substances ! Et ils assassinent des innocents qui viennent d’un continent où tout n’est que douceur ; ils disparaissent après avoir découvert que la terre qu’ils défendent, le firmament qu’ils regardent et la religion ne leur appartenaient pas. Ils s’en sont allés si loin pour mourir sous des cieux, qu’ils n’auront qu’à peine aperçus et dans lesquels brillait une lune qui avait pris la couleur du désert. Ici, je n’arrive pas à comprendre qui fait quoi, je ne sais plus qui est qui, et pourquoi nous sommes là. Il me semble que la région est en train de gagner la partie sur moi. Elle m’investit, s’introduit malicieusement en moi ; je sens déjà les grains de sable crisser sous mes dents.

    Cette lettre, je devine que je ne devrai pas te l’écrire, car je suis certain qu’elle te fera autant de mal que j’en ai, mais il faut que je le fasse. J’ai besoin de graver mes pensées pour faire comprendre ce que je ressens. Si je ne le faisais pas, je crois que je perdrai définitivement la raison. Ici, il n’y a personne auprès de qui nous pourrions nous confier, personne qui vient m’aider à supporter ma solitude. Le seul soulagement que j’éprouve est celui qui me voit m’asseoir à tes côtés. Mais je sais que je ne t’enverrai pas ces mots, je les garderai par-devers moi, ils iront rejoindre ceux déjà trop nombreux qui attendent dans leur boîte. Lorsque ce cauchemar sera fini, quand nous serons physiquement réunis, peut-être aurai-je le courage de les ressortir et de te les lire. Peut-être ce jour-là, t’avouerai-je que j’étais sur le seuil de la folie, et que ce ne fut que ton souvenir et ton amour qui m’auront retenu  tandis que je voulais franchir les portes de l’enfer. Demain, nous allons partir vers d’autres horizons. Quels seront-ils ? Je l’ignore, peut-être des villes, campagnes, montagnes ou oasis. Qu’importe, la seule chose dont je sais, c’est que là où nous allons, nous y retrouverons l’ennemi de chaque jour, qui de la même manière défendra sa terre, son ciel et ses espérances, mais aussi celle de tuer son prochain. Dans ces pénibles moments, on devient exagérément égoïste. On prie au fond de soi, pour que la balle ne nous choisisse pas encore, et tant pis si elle frappe notre ami, qui ce jour-là était notre voisin, du mauvais côté hélas. Oui, ce monde nous a appris à être égocentriques, et si nous pleurons notre camarade, nous sourions à la vie et nous remercions le destin de nous avoir épargnés encore une fois. (À suivre).

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