• AVENTURES SANS LENDEMAIN

    – Notre histoire avait commencé alors que nous n’étions que des enfants. Mais comme sous les tropiques la nature est plus généreuse que partout ailleurs, à l’image des arbres de la forêt, nous avons grandi trop vite. Déjà, le goût du voyage tenaillait mes pensées, les yeux toujours posés sur l’horizon, dans l’espoir qu’un jour il s’abaisserait suffisamment pour me permettre de voir ce qu’il cachait aux hommes de notre village. Ces derniers ne l’avaient jamais quitté, sinon pour aller sous les bois y prélever quelque gibier, ou rendre visite à des parents lors de cérémonies particulières, qui requièrent la présence de toute la descendance. Je ne cessais d’essayer de te convaincre, mais à la terre de notre pays tu étais trop attachée. Elle collait à tes pieds de crainte qu’un jour tu finisses par l’oublier. Je me disais que c’était sans doute un phénomène naturel qui s’accrochait à ta personne, car de la belle fille que tu étais, mère, tu deviendrais et que cela ne pouvait se réaliser que sur le territoire sur lequel toi-même es née. Souviens-toi, de nos journées passées près du fleuve. Nos pirogues se touchaient, mais là seulement étaient les sentiments qu’elles se partageaient.

    Nous n’étions jamais du même avis. Je ne cessais pas de te parler de voyage ; tu me répondais, sans même prendre le temps de me regarder, que chez nous, le pays était immense, et que jamais un membre de la famille ne l’avait parcouru du nord au sud ni de l’est en ouest. Depuis des générations, les nôtres ont résidé en ce lieu, et par respect envers la mémoire de nos anciens, nous devions continuer de l’entretenir. Ici, me disais-tu, la terre est vaste et ne demande qu’à être travaillée et engraissée si nous voulons qu’elle puisse nourrir notre fratrie. Ne me tenant pas pour battu, le lendemain, je remontais à l’assaut de ma belle forteresse. Je me disais qu’un jour je finirais par y ouvrir une brèche par laquelle mes idées s’engouffreraient. Je te racontais mes nuits, peuplées de rêves qui chaque soir m’emmenaient vers des pays inconnus. Ce faisant, j’essayais d’accentuer les couleurs des images entrevues, imaginant que tu désirerais peut-être les toucher du regard. J’espérais même que peut-être ces songes, à force d’être répétés, trouveraient refuge en ton esprit afin qu’un matin, au réveil tu viennes prendre ma main en me révélant avec un beau sourire que tu acceptais de me suivre.

    Après tout, pensai-je alors, la vie elle-même n’est-elle pas une aventure ? Ne nous invite-t-elle pas à la rejoindre, afin que nous y tracions notre propre chemin ? Mais non ; dans les brumes de l’aurore, c’était toujours un semblable refrain. Tu t’évertuais à m’expliquer que le jour était la vraie réalité sur laquelle nous pouvions installer notre capital et le faire fructifier. Comme toujours, je faisais semblant de ne pas t’entendre. Mieux, pour séduire ton âme, je me risquais à t’avouer des mots empreints de tendresse. Je me souviens que je m’appliquais pour traduire mes sentiments afin que mes lèvres prennent elles-mêmes la forme d’un joli cœur. En récompense, sans me regarder, tu haussais les épaules en prétendant que l’amour tout seul ne sert à rien. Avec insistance, tu me disais que le feu sous la marmite est utile, lui, car il cuit nos aliments. Je voulais te convaincre de m’accompagner, tandis que toi tu cherchais à me retenir à notre terre, comme notre zébu à son piquet. Le temps passa ; mes rêves me conduisaient toujours plus loin du village, mais, lassé par ton renoncement, je ne te les décrivais plus. Tu essayas même de m’entraîner dans les rizières ou dans les cultures de manioc. Je reconnais que je n’y fus jamais très actif, alors que je profitais pourtant du fruit des récoltes.

    Un matin me trouva assez grand et fort pour donner enfin un sens à mes désirs. Nous étions comme de coutume, chacun dans une embarcation, échangeant des mots sans importance. Affichant mon plus beau sourire, je te demandais une dernière fois si tu m’accompagnais. Tu ne répondis rien ; je suivis ton regard, et découvris qu’il fixait l’amont, alors que le mien était déjà loin sur l’aval, certain que quelque part il devait exister un pays dans lequel vivait quelqu’un qui m’écouterait. Rassemblant mon maigre bagage au milieu du canot, j’empoignais la pagaie et d’un mouvement violent, je rejoignis le milieu du fleuve. L’aventure que j’avais tant espérée venait de connaître ses premiers instants. Je n’eus pas le courage de me retourner pour voir ton visage. Je devinais qu’une fois de plus il était à l’opposé du mien. Tu pleurais, je souriais.

    Hélas ! L’histoire que j’avais imaginée fut loin d’être aussi belle que dans mes songes. Je pensais fuir la misère, elle m’attendait dans tous les ports où je jetais l’ancre. J’avais insolemment tourné le dos aux souffrances, elles précédaient ma venue dans tous les quartiers. J’essayais d’être agréable, mais personne ne me répondait, car aucun de ceux que je croisais ne m’apercevait. Ils fixaient le sol, le corps ployant sous les fardeaux. Voyant vivre le monde dont je croyais qu’il ne pouvait être que celui du bonheur, je me surpris à me demander ce que je faisais au milieu de l’inconnu, puisque personne ne me montrait le chemin que mes songes dressaient devant moi, et qui menait vers la félicité. Pour diriger ce monde, j’ai découvert qu’il l’était par des chimères. Mes pas m’avaient conduit trop loin des miens pour prétendre y retourner. L’orgueil qui m’habitait m’interdisait de revenir au village ; car, le faisant, aurait indiqué que j’étais un gagnant, et non comme un perdant. Je compris à mes dépens, mais un peu tard que la vie est comme le fleuve ; elle ne remonte jamais à sa source et elle aussi un jour, disparaît dans l’inconnu de l’océan.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-4

     


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