• CONTES ET LÉGENDES DU POIS SUCRÉ

    COMPLAINTE D’UNE DEMOISELLE

     

    – Dis-moi, belle demoiselle, j’observe que depuis mon arrivée, tu ne me quittes plus. Est-il indécent, si je te demande de m’en livrer le secret, puisqu’en moi, rien ne me fait ressembler à un végétal, d’aucune région du monde ? Cependant, comme tu sembles t’attacher à ma personne, je puis te dire que la nature est ma raison de vivre, et qu’au fil du temps, elle est aussi devenue ma maîtresse, à défaut d’être ma seconde épouse. Donc, sur aucun continent nous ne nous sommes rencontrés, ni dans une autre vie, car le ciel ne m’en accorda qu’une.

    – Tu es courageux marcheur de la forêt ; car tu cherches une explication là où tant de tes semblables ont refermé leurs livres d’histoire, en signe de reniement à cette douloureuse époque. Heureusement pour nous, grâce à l’acharnement d’une poignée d’hommes, l’abolissement fut décrété. Hélas, le mal était fait, et nous en portons toujours les cicatrices.

    – Je ne comprends pas la relation qu’il y a entre toi, délicate et belle libellule, le passé et notre présent ?

    – En effet, tu ne peux saisir, car pour toi, le temps n’est qu’une porte que tu pousses pour aller explorer le jour qui s’impatientait derrière. Assieds-toi et écoute-moi. D’abord, laisse-moi te dire que la demoiselle que tu penses que je suis en vérité n’en est pas une. Je ne suis qu’un esprit à la recherche d’une autre.

    – Une âme ? Mais comment est-ce possible ? Je croyais qu’elles étaient incorporelles, que nul être vivant ne pouvait les voir ni les entendre ? Tu me dois davantage de précisions, mon amie. Oui, permets-moi de t’accorder ce titre, car si tu m’as choisi, c’est que tu devines que je ne t’offenserais pas.

    – Si tu n’interrompais pas toujours mes paroles, je serais déjà plus avant dans mon histoire. J’appartiens à un peuple qui ne fut pas de ceux qui migrèrent de leur plein gré. Des hommes venus du nord abusèrent de la naïveté de certains d’entre nous pour nous arracher à notre terre natale. Les familles furent divisées, et l’on nous déporta vers des continents dont nous ne savions pas qu’ils existaient. Hélas, des milliers des nôtres n’eurent pas la chance de voir la couleur du ciel de ces pays, car ils moururent en chemin. La mer océane leur servit de linceul, sans que nous puissions leur rendre un dernier hommage. Plus le voyage s’allongeait, et davantage les plus faibles disparaissaient.

    – Je sais, belle demoiselle, ce fut horrible. Le commerce des richesses ne leur suffisait pas, ils firent aussi celui des hommes. Honte à ceux qui l’ont initié. Je regrette infiniment qu’aucun d’eux ne puisse comparaître devant un tribunal, pour y répondre de ces crimes, ainsi que de leurs pairs. Mais cela ne me dit toujours pas la raison pour laquelle tu te trouves ici ; tu semblais m’attendre, je suppose ?

    – Sans doute n’as-tu pas très bien écouté, car je t’ai précisé qui j’étais et pourquoi je suis en ce lieu. Vois la rivière qui coule sa mélancolie. C’est par « ce chemin qui marche » pour paraphraser nos descendants, qu’un jour, mes amis et moi nous sommes arrivés, après un voyage dont nous pensions qu’il ne terminerait jamais. Celui que nous devions nommer le maître possédait une immense propriété divisée en plusieurs parcelles exploitées différemment. Celle sur laquelle nous nous trouvons était réservée à la prospection de l’or et des bois précieux. C’est sur ce domaine qu’une seconde vie commença pour mes frères et moi. Une existence où l’homme n’en était plus un. Il n’était qu’une chose, un outil, un exutoire. Je vécus quelques années avant de mourir d’épuisement et de maladie, comme de nombreux autres.

    – Mais dis-moi, pourquoi as-tu choisi de revenir sur le lieu où tu connus tant de souffrances ? Tu pouvais aller vers le pays de ton enfance ?

    – Je viens régulièrement ici, car c’est l’endroit où ma compagne donna naissance à notre fils. Mais le maître nous sépara, prétextant que cela serait une gêne pour le travail. Quelques jours plus tard, elle embarquait dans un canot en direction de la ville. Nos regards se sont suivis comme s’ils cherchaient à s’accrocher, jusqu’à la grande courbe que tu devines sous les feuillages. Je ne les ai jamais revus.

    – C’est donc pour cette raison que je te découvre sous cette forme, pour retrouver les tiens ? Mais ne crains-tu pas d’être trop éphémère ?

    – Pas du tout ! Observe dans les flaques et les berges de la crique qui bordent le sous-bois, tu y trouveras des milliers d’autres futures âmes. Et puis, n’as-tu pas remarqué toutes ces brumes de sable qui s’abattent sur le pays, ces dernières années ?

    – Ne me dis pas que…

    – Eh bien, si ! Après de longs palabres, mes ancêtres sont parvenus à un accord : puisque les étrangers ont enlevé leurs enfants, pour que ceux-ci retrouvent leurs anciens, nous leur envoyons le continent par delà l’océan, afin qu’ils redécouvrent les fragrances de chez eux.

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