• DE LA VAGUE A L’HISTOIRE

    – Combien de fois, me suis-je porté à la proue des navires, comme si je voulais deviner la route que nous empruntions avant tout le monde ? Mais sur aucune mer  faisant prisonnières les Terres, il n’existe de repères qui nous indiqueraient vers quel continent nous filons. Cependant, je restais là, à regarder notre bateau s’expliquer avec les éléments.

    Quelle différence d’image, quand je la compare avec celle que je découvris dans un matin qui avait eu de la difficulté à s’extirper d’une nuit qui, pour le punir, s’amusait à laisser traîner de lourds nuages noirs ! Le bâtiment était accosté à son quai, contre lequel il semblait dormir. Il était d’un blanc éclatant, se détachant dans l’aurore naissante. Il me parut immense, avec ses passerelles et ses niveaux, ses cheminées qui crachaient une fumée mêlant sa couleur à celle du jour, sans que je puisse réellement les distinguer. Tels des cordons ombilicaux, les énormes amarres le retenaient à la terre, afin qu’entre le bateau et le monde des hommes, la vie continue de s’écouler, en même temps que l’un et l’autre s’échangeaient les dernières informations.

    Puis, après les embarquements des gens et des biens, ce fut le coup de sirène qui déchira l’air devenu soudain plus lourd, plus épais. Le navire frissonna d’abord, puis se mit à trembler de toute son ossature. Une à une, les élingues furent lâchées, tandis qu’un remorqueur le détachait du quai, par l’avant, alors qu’un second en faisait de même, mais à l’arrière. J’aimais ces heures où les choses nous offrent leurs contrastes, pendant lesquels on ne sait plus qui, du port ou du bateau s’éloigne l’un de l’autre. Puis, voici l’océan qui pour saluer l’événement, lance sa marée à sa rencontre. À compter de cet instant, nous avons une petite idée du combat dans lequel vont se mesurer  le navire et celui dont il chevauche les vagues écumeuses. Sagement adossé à son quai, il me parut gigantesque, dis-je, alors qu’à mesure que nous avançons sur la masse liquide, je le découvre malingre, presque en sursis sur cette immensité mouvante. Cependant, cette fragilité n’est que relative. Dans l’affrontement qu’il livre avec la mer, on le devine beaucoup plus fort qu’on l’imagine, même si l’océan semble s’amuser avec cet intrus qui se prend pour une puce sur l’échine d’un molosse. Le voilà qui roule d’un bord à l’autre, se met à tanguer, va à la rencontre des vagues comme pour les provoquer. Malicieux, il se joue de la houle qui l’oblige à pousser quelques grincements et autant de craquements. Alors qu’on le penserait suffoquant dans un creux, soudain, il gravit la suivante pour, dès son sommet conquis, fendre de sa puissante étrave, la prochaine avec autorité, sans état d’âme. Ce n’est rien, osons-nous croire, qu’un chemin ouvert dans l’immensité mouvante, mais elle est suffisante au navire pour s’y engouffrer et l’écarter telle une route parfaite. Sous le regard des ciels virant du plus beau bleu aux plus sombres, dans le calme où la tempête, sans fatigue la proue plonge et construit sa voie.

    Perdu dans mes idées me réclamant toujours plus d’aventures, contemplant l’océan moutonnant jusqu’à l’horizon, je ne pensais pas à observer derrière nous. J’avais tort, car l’hélice, impitoyable, finit de délier l’histoire du présent pour la mêler à celle du passé. Un coup d’œil est suffisant pour comprendre le drame qui vient de se jouer. Un fort bouillonnement gronde à l’arrière du bâtiment brouillant notre trace pour que nul ne nous rejoigne et qu’aucun repli ne soit possible. L’instant précédent, j’assistais à l’ouverture de la route maritime, alors que le suivant, je ne pouvais que constater que l’énorme machine se complaisait à l’effacer. D’abord, elle brassait les flots avec vigueur pour de l’histoire qui liait les éléments solides et liquides, les mêler, afin de mieux en disperser les mots ou les pensées. Son œuvre de destruction accomplie, l’océan regarde s’éloigner le bâtiment qui avait osé le défier. Avec l’aide du temps, dans un savoir-faire millénaire, ils unissent à nouveau les vagues et la mer qui peuvent  dans le calme, continuer l’écriture du conte qu’elles vivent depuis l’avènement du monde. Le sillage qui avait maladroitement froissé la surface lentement disparaît, pour laisser s’installer une mer océane ravie de reprendre sa place. Elle redevient heureuse comme une fantastique histoire, contente de retrouver ses lignes, sa ponctuation et ses personnages.

    Alors, fermant les yeux sur tant de beautés secrètes, je me dis qu’il n’y a pas que les hommes qui ont le privilège d’avoir des sentiments et surtout de posséder les moyens de les exprimer. Qu’il naisse de la vague ou d’une sur page, le roman de notre existence avance, grossit chapitre après chapitre et s’enfuit avant de s’écrire chaque jour, même si parfois, ce sont d’autres qui en notre esprit font vivre nos images et nos pensées. La vie, voyez-vous, qu’elle se déroule sur la Terre ou sur la mer, est bien une friandise que l’on doit garder longtemps en bouche afin de reconnaître les saveurs changeantes au fur et à mesure qu’elle fond.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-1

     

     


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