• DU CONTE AU SOUVENIR 1/2

    – Pourquoi souris-tu, grand-père ?

    – Parce que le conte que tu lis remet en ma mémoire cependant défaillante, une tranche de vie qui se renouvelait chez nous chaque fin d’année, pour la Noël. Pardonne-moi, mon enfant, de ne pas t’avoir écoutée. C’est la faute de mon pauvre esprit fatigué que je n’ai pas su retenir. Il avait tellement envie de courir vers ce passé qui faisait bondir nos cœurs d’une joie incommensurable. Oh ! Pas pour les cadeaux que nous aurions pu découvrir au matin, qui nous voyait toujours accoutrés dans nos habits de la veille. En effet, au retour de la messe de minuit, et après un repas vite expédié, nous n’avions plus le courage de nous coucher dans nos vêtements de nuit.

    – Excuse ma curiosité ; tu dis « un semblant de réveillon » ; à quoi ressemblait-il ? Il n’était donc pas comme ceux que nous organisons de nos jours, parsemés de cotillons, de chansons, de festins pantagruéliques, et force boissons ?

    – Ce n’est pas vraiment les promesses d’un bon dîner, qui nous mettait en joie, mais tout ce qui se déroulait avant la veillée.

    – Raconte-moi, grand-papa. Je veux savoir ce dont je ne connaîtrais plus. Mais c’est quand même un peu de votre faute, à vous les aînés, si nous ignorons tant de vos instants merveilleux de vie. Vous auriez dû les consigner dans des cahiers, afin que nous, les jeunes, nous puissions les faire revivre dans les moments où notre quotidien devient moins passionnant.

    – Je te remercie, chère enfant. Ton intention me touche en plein cœur ; mais comment aurions-nous pu écrire ces instants de notre existence intenses, alors que très peu de nous connaissaient la musique des mots aussi bien que vous ? C’était l’époque qui nous voyait presque avec élégance magner la houe, tandis que nous étions gauches dans l’utilisation de la plume. Et puis, tu sais, nous parlions peu. Nos états d’âme n’aimaient pas le plein air. Ils devaient craindre les traits piquants des vents, les rayons brûlants des soleils d’été. Ils redoutaient tout autant la tristesse d’automne, quand les arbres se dénudaient de leurs feuilles, et surtout des rigueurs des longs hivers.

    – Je t’écoute avec la plus grande attention, mon cher papi, et je crois que dans l’énumération des saisons qui ne laissaient que peu de place à vos sentiments, tu as oublié le printemps. Serait-ce que vous ne l’appréciez pas, que tu ne l’as pas cité ?

    – Ah ! Le renouveau ! Si, nous l’aimions avec une ferveur extraordinaire. Pour nous, c’était le signe que la vie redémarrait, avec son long cortège de promesses. Durant cette période, nous n’avions pas le loisir de penser à nous ni de chercher à expliquer ce que notre cœur voulait nous faire comprendre. Nous nous observions, échangions des sourires et des airs de connivence, heureux que nous fussions d’avoir joué un bon tour à la saison oublieuse. En tous endroits où le regard portait, nous savions qu’ils étaient impatients de retrouver nos bras. Nous n’avions pas de temps pour nous. Nous le réservions à nos bêtes qui s’ennuyaient dans les étables et dont les sabots ne souhaitaient qu’une chose : redécouvrir les vertes pâtures. Puis les champs attendaient les labours, et les semences n’en pouvaient plus d’espérer être enfouies dans une terre grasse. Tu comprends donc que nos sentiments, au milieu de cette effervescence, n’avaient pas leur place.

    – J’imagine que tout cela devait générer beaucoup de tourments, aussi ?

    – Ah ! Ma chère enfant, que sont les souffrances quand l’on est au pied de l’autel de la félicité ? Penser à nous eut été égoïste. Bien sûr qu’il dépendait de nos efforts et notre courage que notre table fût toujours bien garnie. Mais pas uniquement la nôtre ; le rôle du paysan n’est pas seulement de nourrir sa famille et ses amis. Il doit aussi remplir l’assiette du peuple.

    – Je ne veux pas te décevoir, grand-père, mais de nos jours, je ne sais pas si les gens ont une attention pour vous, lorsqu’ils plongent leurs cuillères dans le plat de potage.

    – N’imagine pas que je sois fâché. De tout temps, le ventre a souvent ignoré d’où venait ce qui chauffait dans la casserole. Et puis, je vais te dire le fond de ma pensée ; c’est très bien ainsi. Ne crois pas que nous sommes des ouvriers irremplaçables et sans qui le monde mourait de faim. Retiens ceci : ce n’est pas le sillon qui fait la récolte, mais tous ceux que la charrue a ouverts. Et surtout, nous n’offrons pas nos marchandises ; elles s’échangent contre la monnaie qui va rejoindre nos économies. Nous ne sommes pas des philanthropes, tu vois ! C’est donnant, donnant !

    – Oui, je comprends bien, mais si je vous compare aux ouvriers d’usine, j’imagine que vous prenez davantage de plaisir dans vos tâches que ces gens, qui, bien souvent, ne découvrent le ciel qu’à la sortie du travail. Tiens, avec tout cela, nous nous sommes égarés au hasard des saisons. Nous sommes loin de la veillée de Noël. (À suivre)

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

     


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