• L'année se dépouille

    – Quand un beau matin tu te réveilles et que dehors les frimas s’accrochent à chaque chose, les revêtant d’habits nouveaux pour l’hiver, surtout les rameaux dénudés, crois-moi, c’est que décembre regarde l’an disparaître discrètement.

    – Ainsi me parlait l’ancien, assis près de la cheminée où les marrons finissaient de griller en gémissant dans une braise impérieuse. Dans les chaumières, les lamentations seront les mêmes, alors que personne n’aura pris soin de consulter son voisin.

    – Déjà ! Mais où vont donc ces années que nous voyons à peine passer, s’écrient les gens avec la même inquiétude dans la voix ! Nous avons le sentiment que les jours écoulés, celui présent et ceux de demain, se sont donné la main pour prendre de la vitesse, en laissant derrière eux les hommes qui n’ont de cesse de gémir. Alors, retrouvant leur bon sens, ils ne peuvent que comparer l’année qui leur tourne le dos, pareille à la forêt qui se dépouille.

    Chez l’une, les feuilles, à regret, se laissent emporter par le vent du nord de plus en plus froid, tandis que pour l’autre, c’est le temps qui se charge d’ôter un à un les jours et les espoirs qui les habitaient. Mais la comparaison s’arrête à la porte des maisons et à la lisière des bois.

    En forêt, méticuleusement s’entassent les couches végétales qui vont se transformer en un précieux humus dans lequel la vie de demain s’élaborera. On pourra dire que la régénération est en marche. Dans notre monde qui s’accroche désespérément à la surface de la planète, les jours qui se prêtaient à nous et dont nous avons dépensé toute la substance nous quittent dans l’intimité des soirs, sans que nous sachions ce qu’ils sont devenus.

    De tous ces ans ingrats qui s’écoulent en volant le meilleur de nos existences, ne survivront que quelques souvenirs, bons ou mauvais, à l’instar des récoltes, qui savent faire sourire le faucheur comme elles peuvent forcer à pleurer le meunier, les années où elles sont maigres, alors que la lourde meule sera privée de grain à moudre. Dans la nature, il en sera tout autre. Une lumière diffuse s’écorchant sur les ramures avant de toucher le sol suffit à faire s’enrichir les sous-bois dans lesquels s’activent en silence les milliards de micro-organismes. Nous, faibles humains, pour nous sentir à l’aise et être que ce que nous sommes, nous avons sans cesse besoin de plus de clarté ; il est à croire que les ténèbres nous effraient.  

    Au fur et à mesure que les arbres se décharnent, le soleil investit le sol des forêts, ravi de l’aubaine. Le contraste est saisissant. Quand, en nos esprits vieillissants s’installe une ombre grandissante, c’est le désespoir qui prend place. Dehors, il est agréable de voir la brume s’amuser avec les choses, nous laissant croire qu’elle donne vie à tout ce qu’elle touche et enveloppe, faisant respirer chacun des éléments se prêtant à son jeu. Pour nos délicates pensées, quand le brouillard nous environne et insiste pour nous habiter, nous devinons que c’est notre horizon qui se rapproche jusqu’au soir où nous pourrons le toucher. Dès lors, nous savons que nos souvenirs vont se faire discrets et disparaître un à un avant de réapparaître une dernière fois dans nos yeux d’enfants où ils se sont matérialisés, pour y faire vivre encore une fois nos rêves d’antan.

    Dans notre vie, nous sommes-nous posé une fois la question de savoir si nous pourrions renaître de nos cendres ?

    L’arbre, lui, en toute modestie traversera les ans et sans doute les siècles, pour quelques-uns, préparant saison après saison son renouveau, sa énième survivance. Quand pour nous l’heure du trépas aura frappé à notre porte, nous savons que le grand voyage nous conduira en un lieu secret où l’on entasse les années épuisées, sans que personne essaie un jour de venir constater si dans notre humus il y survivait quelques souvenirs. Il est vrai que nous avons toujours eu la fâcheuse habitude de tout garder jalousement au plus profond de nous-mêmes, ignorant que les plus beaux sentiments ne sauraient être enfouis. Ils sont faits pour être partagés et mieux, pour être offerts. Alors, puisque par delà nos vies nous ne pourrons rien emporter, avant qu’ils ne soient épuisés, nous devrions nous empresser de transmettre le meilleur de notre savoir, à la façon qu’a le terreau de la forêt de se nourrir de la mémoire du sol.

    Avant que l’an finisse, je fais serment de vous offrir mon amitié. Prenez-en soin, elle est un peu sauvageonne, et pour ceux qui sont loin du soleil, faites-lui une place auprès du feu, car elle n’est guère habituée aux rigueurs hivernales.

     

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010


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