• LA FENÊTRE DU DÉSESPOIR

    — Sur le dos de la colline, un peu à l’écart du passage, était une maison que la joie évitait soigneusement de fréquenter. Non que ceux qui y résidaient fussent de mauvaises gens, mais parce que depuis des années il n’y avait guère que la souffrance qui la visitait. Elle était si grande qu’on aurait presque pu la voir, crânant sur le seuil, ou assise sur le vieux banc bancal qui se désespérait de sentir quelques derrières s’y reposer. Une  large baie laissait rentrer la lumière dans la chambre, lieu essentiel de ce qui restait de l’existence de la pauvre femme. Mitoyenne, était une pièce modeste, dont on avait pris soin de vitrer la porte, afin que lorsqu’elle était entrouverte, les reflets de la vie de la maison y apparaissent de temps à autre, ainsi que le passage dans la rue étroite. Une fenêtre donnait sur les toits du village, et sur la colline voisine, on y découvrait l’église.

    Dans un angle de la petite chambre, sur son lit de souffrances, gisait une femme qui avait traversé les ans sans même prendre un moment pour se demander à quel temps il eut fallu les conjuguer pour que les souvenirs heureux s’affichent avec le sourire au balcon de sa mémoire. De ce qui se passait dans le monde, elle n’en connaissait que les images que le jeune garçon lui rapportait. Ainsi, un soir particulier, à l’heure où la maisonnée se reposait, appela-t-elle l’enfant et lui confia :

    — Notre curé serait bien allé vers celui qu’il pria sa vie durant !

    — Pourquoi dis-tu cela, demanda le gamin ?

    — Parce que ce matin je n’ai pas entendu sonner l’angélus à l’heure habituelle, et ce soir, je n’ai pas reconnu le son du glas. Je pense que l’on a trouvé un autre carillonneur. Vois-tu mon petit, on ne signale jamais son propre départ.

    C’était la vérité. Depuis des années, la pauvre femme, clouée sur son lit avec la douleur pour compagne, avait eu le triste privilège de ne jamais se faire surprendre par le moindre changement qui s’opérait dans le village. Les bruits étaient devenus ses amis et à la belle saison, par la fenêtre entrouverte, les senteurs de la vie qui s’obstinaient à ne pas franchir l’entrée de la maison. Il y avait des années qu’elle ne savait plus si le soleil brûlait encore les blés ou si l’automne avait laissé le temps aux hommes de finir les labours et ensemencer les champs dernièrement retournés. Les couleurs de cette saison qui, prétendait-on, enflammaient la nature, elle se rappelait qu’en fait, elles préparaient le berceau de la neige et des froidures qui anéantissaient les espoirs du monde. Le renouveau, elle se doutait qu’il était de retour lorsqu’il venait frapper discrètement à la fenêtre, sous la forme d’un bec élégant de l’oiseau à la poursuite d’un insecte nouvellement éclos.

    Furtifs ! Ainsi étaient les jours et les sons qui les accompagnaient, comme l’avait été sa modeste vie. C’était par l’une ou l’autre des ouvertures qu’elle devinait s’effeuiller le temps qui passait sans la voir, ignorant qu’elle put exister.

    Cela faisait tant de saisons qu’elle n’avait pas senti un souffle tiède de printemps caresser son visage qu’elle s’était lassée à les compter. Elle comprenait seulement que les jours se succédaient et que chacun apportait sa part d’épreuves qui s’ajoutaient aux précédentes. Ce soir là, dans le cours du dialogue qui s’écoulait entre eux, elle lui confia :

    — Aujourd’hui, par la fenêtre, sais-tu ce que j’ai vu ?

    — Un nouvel oiseau demanda l’enfant ?

    — Elle lui répondit : il aurait pu l’être si j’avais pu distinguer ses ailes. Il aurait été alors un ange merveilleux.

    — Quoi donc d’autre, questionna le jeune, intrigué ?

    — Ne souris pas, lui réclama la vieille femme. J’ai aperçu une créature étrange. Elle ressemblait à une fille qui pût être moi, alors que j’étais encore innocente. Elle me fixait intensément et un instant j’ai eu le sentiment très net qu’elle me faisait des signes. J’ai pensé qu’elle m’invitait à la rejoindre. Ses gestes n’étaient pas autoritaires, et devinant que je l’observais avec étonnement, elle recula légèrement, pour me faire comprendre de la suivre. Je la distinguais tandis qu’elle s’éloignait doucement, comme si elle remontait le temps. Crois-tu aux présages, mon petit ?

    — Je ne sais pas grand-mère, mon existence n’est pas assez longue pour me permettre d’y déchiffrer ce qu’il cache.

    Occupé qu’il était à chercher sa place dans un monde hostile, il n’avait pas encore réfléchi aux mots qui apaisent et qu’aurait aimé entendre la malade. Ainsi s’enfuyaient les jours loin de la femme recroquevillée sur son lit, qui, on l’aurait juré, eux aussi grimaçaient de douleur.

    Après son départ vers un ciel qu’on imagina plus clément, la fenêtre fut condamnée. Ce fut une erreur, car c’était par là que la vie frappait délicatement au carreau. On ne revit non plus de jeunes filles ni aucun autre personnage venir tendre la main. Sans doute avait-on voulu faire comprendre qu’après le passage sur la Terre il n’y avait  rien ; ni sourire ni espérance.

     

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