• LA VERTE FEUILLE

    LA VERTE FEUILLE– Allons, ma mie ; ne nous laissons pas rattraper par le temps que je sens déjà être sur nos talons. Ce n’est pas que la route à faire soit encore très longue, mais avec les nuits qui bousculent les jours de plus en plus tôt, j’ai le sentiment que l’on nous vole chaque soir un peu plus d’espoir.

    – Je te découvre en ce jour bien pessimiste, mon doux ami. Tu me donnes l’impression qu’en toi, quelque chose s’est soudain brisé. Me diras-tu ce qui encombre ton esprit à ce point que pour la première fois depuis un demi-siècle, je te trouve le dos courbé ? Est-ce par la faute du poids des ans ? À moins que tu prennes conscience que les choses de la vie t’échappent, alors que tu les maîtrisais si bien ?

    – Ma belle, tu as à la fois tort et raison. C’est un doux mélange de sensations étranges qui m’envahissent. Sans doute que la saison y est pour quelque chose dans mon comportement, car je sais bien que l’on ne peut avoir vécu si longtemps et en demander de même. Ce serait utopique que de l’imaginer. D’ailleurs, et pour être franc, je ne m’y essaierai pas. Pareil aux aurores qui décident des couleurs du jour, j’ai conscience qu’à chacune d’elle c’est un jour nouveau qui frappe à notre porte. Le temps n’utilise jamais ce dont il s’est servi la veille pour fabriquer le lendemain, et c’est très bien ainsi.

    – Oui, je me contente de cette réponse, mais je crains que tu gardes par-devers toi les véritables raisons. Tu me parles de saison, mais chez nous, elles ne ressemblent pas à celle de notre vieux continent. Tu n’es pas comme l’arbre qui, au réveil d’une nuit agitée par le vent, sent en lui de longs frémissements le parcourir des racines jusque dans la ramure. Alors que la clarté est à peine installée sur son houppier, soudain il est  secoué de tremblements qui lui glacent la sève. C’est à cet instant qu’il comprend qu’il devra faire l’impasse sur les beaux jours et se replier sur lui-même. Il est conscient  de sa faiblesse et devra espérer que la saison oublieuse ne soit pas des plus rigoureuses, car avançant dans son histoire, il sait pertinemment qu’il n’a plus la même énergie pour résister aux assauts des tempêtes.

    – Je devine le sentier sur lequel tu veux m’entraîner, ma chère. Souviens-toi que comme ton arbre, je suis issu de la campagne. J’ai parcouru de nombreux  chemins, gambadé dans les champs, participé à tous les travaux de la ferme, et parfois à celle des métayers voisins. Les frémissements dont tu parles, je les ai ressentis lors des périodes hivernales, de celles si intenses qu’elles rentrent dans les demeures et emportent les plus vieux. Oui, souvent, j’ai surpris, à l’instant où l’ancien rejoignait son lit près de la cheminée,  cette phrase dont je ne tardais pas à en connaître la signification :

    – Oh ! Les amis, le froid ne se contente plus du dehors. Voilà qu’il envahit mon corps, tandis que les flammes de l’âtre sont impuissantes à le faire reculer. Pour l’avoir entendu de mes aînés, je sais désormais que je ne verrai pas la verte feuille.

    – Étrangement, c’est au cours de cette même nuit que le hibou venait se percher près des bâtisses, dans le vieil orme dépouillé et endormi. Il hululait longuement. Les gens des environs, connaissant ce que cela signifiait, leurs esprits se préparaient. Quelques jours plus tard, en effet, on conduisait le défunt vers sa dernière demeure.

    Par contre, ce jour, je ne prononcerai pas cette phrase, car chez nous, la nature n’abandonne pas son bel habit. Alors, tu vois, tu peux te rassurer, j’arpenterai encore de nombreuses années, et surtout en ta compagnie, ce chemin qui aime que nous imprimions nos pas, pour que nos enfants les suivent le jour où ils désirent nous retrouver afin de nous serrer dans leurs bras.

    – Maintenant, j’ai peut-être une autre solution pour apaiser ton âme tourmentée.

    – Tu la penses donc en de si grandes souffrances, que tu veuilles la soigner ?

    – Bien sûr que je la ressens affaiblie. À ton tour, souviens-toi que je suis une femme, et qu’à ce titre, je suis plus sensible que toi pour deviner certaines choses, ou les comportements de ceux qui m’entourent, et qui ont une réelle importance pour mon cœur.

    – Je suis impatient de connaître ce remède miracle ; dis-moi vite son nom !

    – Mon doux ami, ce qui encombre ton âme, c’est que depuis trop longtemps tu marches en piétinant ton ombre, et cela te fait mal. Tu as ce sentiment douloureux de parcourir le passé, alors que nous ne cessons d’avancer dans le présent. Si tu tiens réellement à découvrir de nombreuses années, je te propose que nous nous retournions. Ainsi, sans abandonner notre vécu, nous n’aurons qu’à tourner la tête pour nous assurer qu’il nous suit docilement, et que chaque pas que nous faisons, en fait, c’est une part de notre vie actuelle que nous lui confions pour qu’il écrive une nouvelle histoire.

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