• LA VIOLONISTE. 1/3

    – Si un jour, l’on me demandait de classer les événements qui ont émaillé mon parcours, je ne vous cache pas que je serai bien ennuyé. Comme chez de nombreuses personnes, il y en eut tant qu’il me faudrait déjà passer un long moment avant de les rassembler puis les différencier. Je serais donc assis au milieu d’une grande pièce et consciencieusement, je commencerai par trier les souvenirs de ma vie. Dans un premier temps, je les choisirais au hasard. Les retirant de l’ensemble, je disposerais les excellents d’un côté, les moins bons d’un autre et les plus mauvais au loin. À voir les piles prendre de l’importance, je ne m’imaginerais pas que les époques les plus pénibles fussent aussi nombreuses et intimement mêlées à leurs voisines. Après un moment de réflexion sans doute que je comprendrais pourquoi sont-ils encore présents dans ma mémoire, associés aux sentiments de joie ou de tristesse.

    Au long de l’existence, les jours se découvrent à la manière des surprises qui sont cachées dans d’immenses pochettes de carton dans le seul but de nous faire croire que si le contenant est volumineux, de même doit être ce qu’il renferme.

    Ignorant les considérations inutiles qui sont le plus souvent de mauvaises conseillères, je commence donc à prélever dans ce qui représente mon temps, les instants qui le construisirent.

    Pour un premier jour, me dirai-je, il n’est peut-être pas important de choisir beaucoup de souvenirs. Il est sans doute nécessaire de laisser leur part de suspens aux sujets qui ont vécu, car eux aussi ont besoin d’un moment de répit pour déterminer définitivement à quel camp ils vont se rallier. Il y a toujours une bonne raison qui fait qu’un événement qui nous semblait positif se transforme en un élément négatif, après avoir réunis après réflexion, suffisamment de charges contre lui. Il est probable que mes explications ne vous paraîtront pas très claires ; mais je me demande parfois si au cours d’une même journée le Ying ne peut ne pas prendre la forme du Yang.  

    Pardonnez-moi si je vous entraîne encore dans le passé.

    Vous admettrez, j’en suis certain, que de toute façon, à mon âge, j’ai engrangé beaucoup de récoltes et que les semailles désormais seront nettement moins nombreuses. C’était il y a très longtemps, à l’époque où les yeux ne sont pas assez grands pour tout voir, les oreilles trop petites pour tout entendre et l’esprit pas assez large pour tout comprendre. Ce sont les saisons dont les enfants ont besoin pour devenir des hommes.  

    Pendant la belle saison, au village, résidait une famille pour laquelle j’avais beaucoup d’estime. Et pour cause, elle m’enlevait de temps en temps au milieu dans lequel j’évoluais et pour moi, c’était comme une bouffée d’air frais qu’elle apportait. Le père était très adroit et confectionnait de nombreux petits meubles. Son épouse était une cuisinière extraordinaire et passait le plus clair de son temps à inventer des plats inconnus dans la région. Entre l’odeur du bois nouvellement travaillé et celles émanant des fourneaux, mon cœur avait la plus grande difficulté à choisir. Jusqu’au jour où leur fille vint les rejoindre. En effet, elle n’accompagnait ses parents que très rarement, son métier la retenant le plus souvent dans les capitales du monde. Elle était musicienne.  

    Je vous entends déjà imaginer je ne sais quels sentiments que j’aurais pu avoir pour elle. Si j’en eus, ils ne sont pas ceux que vous supposez. J’étais un enfant alors qu’elle était une adulte.  

    Était-elle belle ? Pas seulement. D’elle se dégageait quelque chose de mystérieux et d’attirant. Il est vrai que son regard était tellement doux, qu’on désirait immédiatement qu’il se pose sur nous afin d’en éprouver les caresses. Sur ces lèvres, on pensait qu’un trait joyeux s’était installé pour toujours et l’on était presque surpris de les entendre prononcer des mots alors que le sourire leur allait si bien. Elle semblait ne pas appartenir à notre monde tant elle était gracieuse, la démarche légère accompagnant un corps de rêve. Des musiciens, j’en connaissais, évidemment, puisque le village s’enorgueillissait de sa fanfare qui animait tous les événements qui s’y déroulaient. Mais elle, mon idole, c’était autre chose ! Elle me dit un jour jouer avec quarante autres collègues dans un orchestre symphonique. Elle en était le premier violon ! Devant mon air ébahi, elle me demanda si j’avais écouté quelqu’un interpréter des mélodies avec un quelconque instrument.

    Crânement, je lui répondis que oui ; l’instituteur en possédait également un. Il nous accompagne souvent pendant les cours de chants. D’ailleurs, à cause de cela, je suis toujours puni !

    – N’aimes-tu donc pas le violon, me questionna-t-elle en m’observant avec insistance ?

    – Oh ! Si, mademoiselle, c’est bien pour cela que je me fais sans cesse sermonner.

    – Alors, je ne comprends pas, me dit-elle.

    – C’est simple, répondis-je. Je ne sais pas faire plusieurs choses à la fois. Je garde la bouche ouverte pendant que les autres chantent, car je ne quitte jamais l’instrument du regard. Il n’a pas tort, m’excusai-je, mais comment pourrai-je lui expliquer qu’il n’y a que la musique de son violon qui me passionne ?

    Un large sourire s’afficha sur son visage et sans ménagement, elle me prit la main et me pria de l’accompagner. (À suivre)

     Amazone. Solitude Copyright 00061340-1

     

    La Violoniste : Tableau de François Guiguet  (1914)  


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