• LA VIOLONISTE 3/3

    — Sous mes yeux, mon amie ne s’arrêtait à aucun moment ! Seuls quelques instants paraissaient être des murmures que s’échangeaient l’archet, l’instrument et la musicienne dont l’oreille était proche du violon, comme pour vérifier qu’aucune note de la fabuleuse partition ne s’était égarée dans ce qui semblait être une tourmente à certains moments de l’interprétation. Je me demandais pourquoi elle avait installé un livret sur le pupitre, car je ne la voyais jamais en tourner la moindre page. Je me suis dit que c’était sans doute par instinct et peut-être pour se rassurer si d’aventure elle venait à oublier quelque écriture.

    Ne pouvant exprimer ses sentiments avec des mots, le violon permettait aux notes de virevolter avec une facilité déconcertante. La musique occupait le plus petit espace laissé libre. Tout devenait symphonie, nous-mêmes n’étions que mélodie ! J’en étais persuadé maintenant ; le temps avait bien suspendu sa marche. Mes yeux ne savaient plus s’ils devaient suivre les mouvements des doigts courant sur le manche à une allure que je n’aurais jamais pu soupçonner, l’archer qui arrachait aux cordes des plaintes qui volaient à mon corps des lambeaux d’émotions, ou la demoiselle qui étaient aussi légère que la musique qu’elle produisait à moins qu’elle fût elle-même une de ses fées qui arpentent les sous-bois en faisant s’épanouir les fleurs sur son passage.  

    Quelqu’un entrant dans la pièce au moment où la symphonie s’amplifiait, aurait été en droit d’imaginer qu’il n’était question que de brutalité, alors qu’en vérité, ce n’était pas de la fureur que l’instrument et sa violoniste exprimaient, mais une douceur sans pareil, qui se posait avec beaucoup de délicatesse sur ma peau en y dessinant autant de frissons que l’océan possède de vagues. Le final fut digne des plus grandes tempêtes. Il aurait pu emporter tout ce qui se trouvait sur son passage. En moi, l’émotion était telle, que je ne retrouvais ma conscience qu’à l’instant où j’entendis mon amie me demander :  

    — Alors, on n’applaudit pas l’interprète qui vient de redonner vie à son compositeur préféré ?  Le récital ne t’aurait-il pas plu ?

    — Je me confondis immédiatement en excuses et sans doute maladroitement, je tentais de me justifier en disant que de là où la musique m’avait transporté, j’avais besoin d’un petit moment pour revenir sur terre.  

    — Je suis réellement flattée par ta réflexion, répondit-elle. Habituellement, les gens m’adressent plutôt des bravos, parfois si long que je ne puis laisser la scène. D’autres me font porter des fleurs comme si j’étais l’unique concertiste alors que nous sommes tous responsables de leur satisfaction.

    — J’essayais de lui dire ce que j’avais éprouvé, mais je la priais de ne pas m’en vouloir, car je ne possédais pas suffisamment de mots pour traduire les émotions qui ne m’avaient quitté à aucun moment.

    — Rassure-toi, répondit-elle, tu n’es pas le seul dans ce cas. Certains tentent de me faire comprendre pour ne pas avouer qu’ils ne savent pas dire ce qu’ils ressentent, qu’ils sont sans voix devant le talent. D’autres, les plus nombreux, ne pouvant dire quoi que ce soit ou craignant de ne pas maîtriser les expressions dont ils ne connaissent pas le sens, choisissent de se lever et applaudissent durant d’interminables minutes ; beaucoup plus longtemps qu’il en faut aux paroles pour traduire leur plaisir.  

    — Timidement, je réussis quand même à lui dire : c’était si beau, ce que vous avez joué pour moi ! Je ne sais que dire pour vous remercier. C’est un magnifique cadeau que vous m’avez accordé ! Veuillez pardonner mon audace, mais pendant tout le concert, parfois j’avais le sentiment qu’en vous il y avait plusieurs personnages qui apparaissaient ou s’éloignaient, selon ce que la musique tentait de me faire comprendre. Mais ce n’est qu’une impression ; m’empressai-je d’ajouter. Sans doute un caprice de mon imagination subjuguée par votre immense talent !  

    — Devines-tu, me dit-elle que tu me rends heureuse de t’avoir invitée dans mon repaire secret ? Tu n’écoutes pas seulement, mais tu sais regarder et interpréter les émotions. Je suis persuadée qu’au quotidien tu dois observer et entendre ce que beaucoup ignorent !  

    — Comprenez, lui dis-je ; je n’ai pas beaucoup de mérite. Je suis toujours isolé et tout ce qui m’entoure n’est que pour moi. Je peux donc frémir et apprécier tout à mon aise ce que la nature m’offre. Pardonnez-moi pour ce que je vous ai avoué précédemment.  

    — Il n’en est pas question, me répondit-elle. Ce que tu penses avoir deviné, ou cru apercevoir nous dirons que tu le dois à l’immense générosité des symphonies ; un miracle, en quelque sorte. Mais cela prouve aussi ta grande sensibilité. Démens-moi si je me trompe ; n’ai-je pas vu une petite larme poindre sous tes paupières ? C’est donc que la musique te va droit au cœur.  

    — En tout cas, lui dis-je, lors du prochain cours de chant, j’imagine que je ne serai pas puni. Je mêlerai ma voix à celle des autres, car après ce que j’ai entendu, l’instituteur me paraît être un débutant. Sa façon de jouer ne ressemble pas du tout à la vôtre !  

    — Ne soit pas méchant, me répondit-elle. Il doit également interpréter les plus grands compositeurs, mais c’est vous qui ne le comprendriez pas et vous lasseriez bien vite. Tu sais, me dit-elle : ce sont dans ces moments d’extrêmes émotions comme celles que tu viens de vivre que des passions et même des vocations naissent. Qui peut dire ce que tu seras demain ? Peut-être un jour, toi aussi…  

    Je ne la laissais pas finir.

    — Oh ! Répondis-je ; je suis certain que je ne serai jamais celui auquel vous pensez. Mes mains n’ont d’autres destinées que celles des outils que l’on utilise dans les campagnes. J’imagine qu’elles ignoreront encore longtemps à quoi ressemble la douceur des vôtres !  

    — Puisque tu aimes la musique, je vais te faire un second cadeau, dit-elle en me souriant. Elle me donna le vieux phonographe que ses parents lui avaient offert à l’occasion de sa réussite au conservatoire, l’accompagnant d’une magnifique collection de disques 78 tours datant du début du siècle dernier. De retour à la maison, ce cadeau fut l’objet de nombreuses remarques désobligeantes et source de jalousie. C’est alors que je compris qu’au cours d’une seule journée, on pouvait ressentir la joie et la douleur avec la même intensité.

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