• Le banc de la nostalgie

    — Quand dans notre vie il se fait tard, c’est que de toute évidence elle nous fait comprendre que nous avons beaucoup vu, entendu et connu de même. À ce stade de l’âge, nul ne peut empêcher son esprit de s’amuser à faire des comparaisons. Sinon, à quoi nous aurait-il servi de vivre si longtemps ? Nos yeux se sont posés sur la beauté des choses et des êtres, mais aussi sur la laideur et parfois la douleur. Est-ce pour autant que ces mauvais éléments ne furent pas inscrits dans notre mémoire ?

    D’aucuns s’imaginent que les meilleurs moments auront la place la plus large et la plus confortable dans nos pensées. Mais ce n’est pas une certitude, car parfois si les jours tristes furent brefs, ils furent d’une telle intensité qu’ils marquèrent à jamais nos consciences.

    Comme bien des gens, il m’arrive aussi de me demander pourquoi nos esprits sont toujours prompts à sombrer dans la nostalgie des jours anciens qui sont souvent la porte d’entrée de la mélancolie. Alors me ressaisissant je me dis que nous devrions prendre exemple sur les aurores. Chacune d’elles ne naît-elle pas dans un ciel différent ? Qu’ont-ils retenu du précédent ?

    D’accord, sans doute font-ils semblant d’oublier, car sachant leur mémoire de courte durée, pour se souvenir, ils accrochent des bourgeons aux rameaux qui ne tarderont pas à éclore afin de traduire la pensée et l’action des jours et des saisons précédentes. Mais nous, qui avons un cerveau d’une capacité extraordinaire, et même à ne savoir qu’en faire, pourquoi ne l’utilisons-nous pas mieux que nous le faisons ? Quel est donc ce phénomène qui nous empêche de classer « nos dossiers » par ordre préférentiel et pourquoi ne laisserions-nous pas le temps recouvrir les moins désirés de poussière comme il le fait sur les objets qui s’ennuient sur les étagères oubliées de nos yeux ? Serait-ce que nous manquions de volonté ou que nous soyons devenus si sensibles que nous ne voulions rien jeter au fond du puits ?

    Tenez, imaginez un banc installé à la fraîcheur, sous les frondaisons de manguiers, fixant la mer comme s’il rêvait de pouvoir se transformer en une belle pirogue pour y naviguer. Il m’amène deux réflexions. Tout d’abord, si je traversais l’espace sans attacher d’importance particulière à tout ce qui fait qu’il est agréable à vivre, comme la respiration de la nature s’associant à celle de la mer, pensez-vous que mon état d’esprit sera le même que si je m’arrête en prenant le temps de m’asseoir sur le banc qui m’invite à venir rêver avec lui ? Je devine qu’à peine installé, je ne pourrais retenir ma mémoire d’aller gambader, entraînant à sa suite mes pensées.

    Ensemble, ils vont s’animer tels les enfants dans la cour de l’école, oubliant l’instant précédant alors que les menaces de punitions planaient au-dessus de leur tête. Le confort de la chose sur laquelle j’ai pris place ne revêt aucune importance. Ce sont les sentiments enfouis et trop souvent refoulés qui vont se libérer et vagabonder à travers le monde qu’ils retrouvent avec joie.

    La mer et son ressac feront revivre une autre plage dans un pays réservé aux contes, dans lesquels les heures s’écoulaient béates, dans les bras d’un amour qui se consumait au solstice d’été. La fraîcheur des ramures des manguiers centenaires associée à celle de la mer venant mourir à mes pieds me ramènera au bas de l’imposante montagne, près de notre petit pont de bois recouvert de mousse afin qu’il soit plus doux au toucher. C’est en le prenant pour témoin que ce jour-là j’ai osé t’enlacer et te murmurer des mots si tendres que le torrent libéré de ses glaces hivernales s’empressa d’aller les colporter vers le vieux moulin, qui venait de perdre son meunier.

    Vous le comprenez ; il ne faut pas grand-chose pour bouleverser des images que l’on croyait disparues à jamais et cela me conduit directement à ma seconde réflexion.

    Si prendre le temps de respirer pour conditionner les nombreux autres pas à venir ne réveille pas que les bons souvenirs et que ce sont les vieux démons qui désirent reprendre goût à la vie en cherchant à nous entraîner dans leurs danses infernales, nous devons nous appliquer un seul remède. Gardons-nous de nous arrêter à chaque banc qui essaie de nous séduire, et évitons de fermer les yeux sur les paysages quand ils sont beaux comme des friandises à déguster sans modération. Pour être parfaitement heureux, notre esprit n’a besoin que d’émotions nouvelles, celles qui font pétiller la vie en nous, comme des centaines de feux d’artifice.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010

     

     

     

     


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