• LE JOUR DES POMMES DE TERRE

    – Alors, petit garnement, d’où viens-tu à pareille heure, n’es-tu donc pas allé à l’école ?

    – D’ordinaire, monsieur Raymond, c’est vous qui m’affublez du qualificatif de grand curieux. Auriez-vous enfin décidé de changer les règles du jeu ?

    – Tu as toujours réponse à tout, je vois.

    – C’est à force de fréquenter les gens comme vous que je comprends le mieux et le plus vite. En tout cas, plus rapidement qu’en classe, cela est certain !

    – Bah ! Tu prétends ne pas apprendre, mais ce que je crois, c’est que tu n’écoutes pas ce que l’instituteur enseigne.

    – Ce que vous dites n’est pas faux. Mais que voulez-vous, je n’y peux rien si ce qu’il nous raconte ne m’intéresse pas.

    – Tu as tort, jeune homme. Je peux t’assurer que ce que tu manques aujourd’hui le sera pour toute ta vie.

    – Entre nous, monsieur Raymond, avez-vous fréquenté la classe plus longtemps que moi ?

    – Non, c’est même le contraire. Avec mon pauvre père, je devais toujours m’absenter pour l’accompagner dans ses quêtes d’achats de bois sur pied pour ses besoins professionnels. Quand il avait réglé au paysan l’arbre qui lui plaisait, à la lune lui convenait, j’allais avec lui pour l’aider dans l’abattage et faire les premiers équarris. Ensuite, quand le gars lui amenait le tronc jusque dans la remise, il avait encore besoin de moi pour débiter les planches, à la manière des scieurs de long.

    – Donc, si je vous dis que me concernant, ce jour fut celui des pommes de terre, vous ne trouverez plus rien à critiquer ?

    – Ah ! C’était ça ! Chez qui étais-tu ?

    – Toujours chez les mêmes, à la ferme des pervenches. Monsieur Bonnefoîs fait souvent appel à moi depuis que son fils est parti à la guerre. Il m’a déjà réservé pour les foins, les blés, les battages, et les vendanges. Mais le connaissant, je suis bien aise que de temps en temps il m’invente de l’occupation entre chacun de ses travaux.

    – Honnêtement, cela te plaît-il vraiment d’aller faire le valet chez les uns et les autres ? N’as-tu donc aucune ambition ni le désir d’apprendre quelque chose qui te grandisse et te sorte de la misère dans laquelle vous êtes ?

    – Vous savez, je ne me pose pas toutes ces questions. Pour l’heure, ce que j’apprécie, surtout, c’est d’échapper à la lassitude que me provoque l’école. Ensuite, éviter les colères et invectives de la Françoise suffit à mon bonheur. Plus tard, on verra bien.

    – Tu oublies une chose importante, Robert. Demain, contrairement à ce que tu imagines, c’est déjà aujourd’hui. En plantant les patates, vous avez anticipé le temps. Lorsque vous avez refermé le sillon, elles se sont projetées dans l’avenir, tandis que le père Bonnefoîs, en son esprit, il les entend grandir, et je suis prêt à parier qu’il envisage la future récolte. C’est ainsi que l’on doit vivre ; avoir sans cesse une saison d’avance sur les événements afin de ne pas se laisser surprendre.

    – Ce que vous me dites là est très intéressant, mais l’avez-vous appliqué à vous-même ? N’avez-vous jamais manqué une époque, un rendez-vous ?

    – Bien sûr que si, j’ai perdu du temps ici ou ailleurs ; cependant, pour l’essentiel, j’étais toujours présent aux buts et échéances que je m’étais fixés.

    – Je peux vous poser une question sans doute indiscrète ?

    – Je vois que chez toi, la curiosité l’emporte sur tous les autres sentiments. Qu’elle est donc cette chose qui semble te préoccuper au plus haut point ?

    – Je pensais à ce que vous me rapportiez à propos de votre père et cela m’a conduit à la réflexion suivante : c’est auprès de lui que vous avez appris votre métier, n’est-ce pas ?

    – C’est comme je te l’ai dit ; pourquoi cette question ?

    – Parce que j’en déduis qu’avec toutes vos absences à l’école, vous n’avez peut-être pas obtenu votre certificat d’études ?

    – C’est la vérité. Je suis allé en classe ce jour-là, mais après les épreuves, je dus me rendre à l’évidence, avec quelques camarades, nous avions raté l’examen.

    – Et cela vous a-t-il profondément marqué, ou manqué quant à la suite de votre existence professionnelle ou personnelle ?

    – Pas le moins du monde ! Mon pauvre père me répétait souvent que ce que tu apprends toi-même est plus important que ce que racontent les gens qui n’ont pas touché la vie de leurs mains.

    – Donc, si j’ai bien compris, je peux continuer à planter les pommes de terre ?

    – Je n’aurais pas dû t’écouter, chenapan ! Tu conduis les discours dans le sens où à la fin, c’est encore toi qui as raison ! Je ne m’y laisserai plus reprendre !

    – Vous dites toujours cela, monsieur Raymond ! Alors, je peux semer ou non ?

    – Bien sûr que tu peux faire tout ce que tu voudras. De toute façon, c’est aussi une manière d’apprendre les choses de la vie beaucoup mieux que dans les livres.

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