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LE MENSONGE
– Dis-moi, petit, quel temps fait-il aujourd’hui ? Ce matin, avant de partir tu ne m’as pas informé à ce sujet, contrairement aux autres jours.
– Ah ! Tu as raison, grand-mère ; mais tu sais, ce n’est pas entièrement de ma faute si je ne me suis pas attardé à tes côtés. Ils m’ont donné tant de choses à faire avant de me rendre à l’école, que je me demande encore si je n’en ai pas oublié quelques-unes. Mais les connaissant, je suis bien tranquille ; ils ne manqueront pas de me le faire remarquer. Parfois, je me pose cette question : s’ils se rendent compte que je ne suis qu’un enfant.
– Ne leur en veux pas, petit bonhomme. Ils t’appliquent à la lettre ce qu’ils ont vécu eux-mêmes. Je vais te dire ; le printemps est une saison qui n’existe que dans la campagne, uniquement pour elle. Si elle était pour quelque chose dans la vie des hommes, j’imagine que je serai la première servie. Or, tu le vois, je ne suis qu’une grabataire, une bouche inutile, puisque je ne produis rien.
– Pourquoi dis-tu cela, Grand-mère ? Je t’assure que je ne les entends jamais prononcer de tels mots. Si d’aventure ils le faisaient, je crois que je le leur ferais sentir d’une manière ou d’une autre, car les mauvaises paroles entraînent bien souvent, de plus exécrables qu’elles.
– Je te remercie du fond du cœur, jeune écervelé. Je dois néanmoins te rappeler une chose. Je te devine bien innocent pour t’opposer aux adultes malveillants. Toi qui cours la campagne du matin au soir, as-tu déjà vu un ruisseau contrarier le cours d’un fleuve ? Le flux de l’un fait vite oublier à l’autre ce qu’il fût, en le noyant dans ses flots.
– Tu as raison, comme toujours grand-mère. À ce jour, je n’ai pas encore observé ce genre de phénomène. C’est sans doute parce qu’il n’existe pas, puisque tu me l’affirmes.
– Tu vas me trouver insistante, mais tu n’as pas répondu à ma question, posée il y a un moment, à propos du temps. Cela m’étonne de toi, qui devances toujours mes pensées !
– Oh ! C’est vrai, mes idées suivaient le ruisseau de la prairie du bas, et du coup, je ne distinguais plus autre chose que les vieux saules qui la bordent d’un côté et des peupliers de l’autre. Eh bien, tu vas être contente, ma chère ; aujourd’hui fut un jour au long duquel le soleil s’en est donné à cœur joie. Si j’avais pu le fixer, je suis certain que le lui aurais trouvé plus de rayons qu’à l’ordinaire.
– C’est étrange ce que tu me dis, petit ;
– Pourquoi cela, grand-mère ?
– Parce que tu devrais te souvenir que si je ne vois plus, mon ouïe est sans défaut ainsi que mon odorat. Tu comprends donc que je sais que le soleil n’a point brillé comme tu le prétends, mais qu’une pluie fine, comme seul l’automne les invente, a recouvert la campagne. Tu te rappelles que je n’aime pas les mensonges ni ceux qui les prononcent.
– Mais, grand-mère, ce n’en est pas un ; tout juste une omission de ma part. Je voulais juste qu’un instant tu sois heureuse, imaginant que celui qu’il me plaît de nommer le Roi soleil illumine un peu la grisaille qui occupe ton esprit depuis ces années. Mais comment peux-tu être certaine avec autant d’assurance ce qu’il en est vraiment, puisque tu ne peux rien distinguer ?
– Je t’ai parlé de l’oreille, fiston, et elle a enregistré le goutte-à-goutte permanent du toit mal assemblé. Ne t’ai-je pas dit que mon odorat était si affûté, qu’aucune fragrance ne lui échappe ? Quand tu t’es présenté à moi, ton sac d’écoliers encore accroché à tes épaules, j’ai senti ce courant d’air humide qui te suivait, ainsi que celui du cuir mouillé. Il y a aussi l’émanation de la boue collée à tes galoches. Tu devrais vite les enlever avant que l’on te fasse des réflexions, car tu as dû en mettre sur le parquet et que la Françoise n’aime pas cela.
– Je ne vois pas en quoi cela la dérange. Que la terre soit mouillée ou sèche, samedi, c’est moi qui vais passer la paille de fer sur le plancher et à sa suite l’encaustique, pour finir par la brosse à pied.
– Je comprends ton amertume, mon garçon. Cependant, toutes les tâches que l’on te confie ne sont destinées qu’à te faire analyser les choses de la vie. Toi-même les enseigneras un jour à tes enfants, et lors de ces commandements, tu souriras à la pensée que ta mémoire est heureuse de revivre ces instants que tu maudissais.
– Tu es encore fâchée contre moi, grand-mère, à cause de mon mensonge ?
– Mais non, grand bêta, je ne le suis plus, car j’ai deviné ce faisant, que le seul rayon de soleil qui ose rentrer jusqu’à ma chambre, c’est toi, avec ce caractère qui s’affiche de saison en saison. Et puis, pourquoi ne pas te l’avouer, petit garnement ? C’est avec tes yeux que je vois, tes odeurs que je vis et tes paroles que j’entends cette existence qui, pour moi, se fait si discrète de jour en jour. Allez, donne-moi ta main et continue de me conduire dans la vie que tu aimes.
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Commentaires
Bonjour René ..J'aime beaucoup ce gentil dialogue , d'un enfant envers sa grand Mère
On devine une forte affection de l'un vers l'autre ..Rien de plus précieux pour moi que le dialogue ...La generation de parents sévère n’était pas tellement ouverte au dialogue ..A table on attendait le permission pour parler , et devant une telle discipline on bégayait souvent ..Merci René pour ce doux moment .. Bonne fin de semaine ..
A bientot .. Amitié des US a tous ..
Gros bisous a partager ..
Nicole