• LE MOT DU CAPITAINE

    — Je ne vous ferai pas l’injure de répéter des mots déjà prononcés il y a quelque temps, bien que chez nous il n’apparaîtrait pas inutile que l’on rappelle encore qu’avant Christophe Colomb nous étions un peuple heureux et que depuis ce temps, nous n’ayons jamais cessé de régresser. Avant cette date, il ne nous était pas arrivé de douter que nous étions une communauté unie et probablement la plus modeste que la terre n’ait jamais portée. Dès l’arrivée des hommes de l’Ancien Monde, c’est comme si nous avions arrêté de grandir. On pourrait croire que l’horloge céleste avait disparu à l’instant où les premières chaloupes débarquèrent les conquistadors et nous n’aurions pas été surpris si au même instant, la forêt s’était pétrifiée.

    Des siècles plus tard, nous sommes encore à nous demander pourquoi ils insistèrent tant pour nous intégrer à leur mode d’existence, alors que tout nous séparait. Il n’y a pas d’autre façon d’expliquer ce qui nous différenciait, si ce n’est l’immensité de l’océan ou le jour et la nuit. Notre culture et nos traditions nous avaient toujours rassemblés, celles de nos visiteurs, nous l’avons bien vite deviné, ne cherchaient qu’à nous diviser. Notre savoir et notre équilibre, nous les devions à nos principes ancestraux auxquels depuis l’aube du premier jour, il ne manquait aucun point, aucune virgule, même si nous ignorions qu’elles pussent exister.

    Chez nos envahisseurs, nous avons compris sans faire d’efforts, que ce fussent les puissants hommes politiques qui détenaient les clefs de tous les pouvoirs, à la manière du ciel qui fait la pluie ou le beau temps. Ils étaient au service des appétits sans cesse grandissants des gens avides de richesses toujours plus nombreuses, remplissant les cales de leurs navires à presque les faire chavirer. Dans leurs yeux brillait l’éclat du désir et des conquêtes, pareilles à ceux de l’enfant qui convoitent les plus gros fruits ou le plus étonnant poisson de la rivière. Ils n’étaient jamais rassasiés de récolter. L’ambition et la soif de plus de victoires leur collaient à la peau comme le pou sur l’agouti. C’est alors que nos occupants se lancèrent dans la construction d’immenses cités aux rues qui séparaient les maisons comme si l’on voulut que les habitants ne se rencontrent jamais. Il ne nous fallut pas longtemps pour que nous comprenions que ces bâtisses fermées ne retenaient pas les heures heureuses, ni que le bonheur circulait sur leurs pistes et leurs chemins.  

    Chez nous, les peuples, de tout temps, ont pris soin d’élever des carbets simples, autour d’un plus grand sous lequel les réunions de toutes sortes se déroulent dans la bonne humeur et la plus grande attention des uns et des autres. C’est alors qu’il nous est apparu clairement ce que nous savions depuis toujours. Aucun objet n’enrichit l’esprit de l’homme qui se la soit appropriée indûment. C’est même l’inverse qui se produit ; de leurs pensées, plus aucune lumière n’éclaire l’avenir, car elles’épuisent à préserver un bien qu’ils ont dérobé. Ce sont les premiers pas de la misère, puisque si quelques-uns ont beaucoup, les autres n’ont peu et parfois rien, tout juste un rayon de soleil dans lequel l’espoir essaie de survivre.

    Au sein de nos familles, il en fut toujours différemment. Rien ne nous appartenait en propre. Ce que l’un détenait, son voisin avait de même ; la forêt demeurait le bien des communautés autochtones. Voir leurs villes et villages sans aucune âme nous attrista profondément. Nous ne serions rien sans celles de nos anciens qui accompagnent nos destins.  

    Longtemps après ces invasions, nous n’avons guère changé, sinon que nos sentiments sont peut-être plus aigris.

    Pardon amis lointains d’avoir osé nous plaindre alors que nous détenions les plus grandes richesses.

    Oh ! N’allez pas vous imaginer que je pense à l’or ! Lui ne nourrit pas son homme, il se contente de briller.

    Je veux parler de la forêt et de toutes les plantes miraculeuses qu’elle protège. Nous ne sommes pas les propriétaires des secrets qu’elles renferment dans leurs feuilles, leurs tiges et leurs racines ; nous en sommes seulement les gardiens. Chez nous, jusqu’à votre arrivée, le bonheur était héréditaire et la mémoire ne s’écrivait pas. Elle se transmettait oralement comme on échange des paroles de bienvenue lorsque l’on reçoit des hôtes. Vous avez insisté pour nous apprendre à lire.

    Mais existe-t-il des mots pour décrire le rayonnement qui nous habitait faisant de nous les associés les plus heureux de la nature ? Comment expliquer par des phrases l’émotion qu’installe le jour à l’instant où il apparaît au-dessus de la forêt ? Comment résumer les sentiments qui envahissent les êtres lorsque la nuit dépose son voile sur le monde afin que ses mystères n’aillent pas rejoindre celui des étoiles auxquels nulle chose humaine autre que les âmes ne doit s’y mêler ?

    Comment aurions-nous pu traduire avec de simples lettres le bonheur le plus merveilleux qui réside dans les cœurs et que l’on nomme l’amour ? Il ne se dit pas ; il se murmure à voix basse et se chante à la façon qu’ont les chamans de psalmodier des prières pour guérir un corps malade. Quand les gens sont possédés par ce sentiment qui investit jusqu’à l’âme, ne ferment-ils pas les yeux afin que celui de leurs compagnes ne les brûle pas au risque de les aveugler pour toujours ?

    Vous le voyez, avant l’arrivée des conquistadors venus d’autres horizons, nous étions les enfants naturels de la forêt, des hommes heureux à ce point que la mort elle-même se faisait discrète lorsque nous la rencontrions au hasard des layons. Elle ne fut jamais un tabou pour nous. Nous sentions qu’elle était à nos côtés comme l’était son ennemie intime que l’on nomme l’espérance. Nous comprenions parfaitement qu’il ne suffit pas que le corps ne soit plus présent, pour dire de lui que l’esprit l’a emporté.

    Dans les grandes cités que les conquistadors ont construites à la lisière de notre paradis, il nous fut aisé de voir certains individus debout, mais déjà absents, allant au hasard de la vie, car en eux, l’optimisme s’était enfui depuis longtemps. Chez nous, à l’instant où l’homme a accompli sa tâche, transmis son savoir et accordé son amour, la mort est alors une récompense, un juste évènement, comme le papillon qui disparaît après avoir pondu. Nous devinions quand le moment était venu de nous éloigner du village, pour nous diriger vers l’endroit où nous attendaient nos ancêtres. Nous partions discrètement en prenant soin de ne rien emporter. Les mains pleines sont faites pour les vivants au moment où l’on échange les choses de la vie. Quand elles sont vides, c’est se préparer à attraper celle qui nous fait signe de la saisir et de la suivre dans le monde des promesses.

    Vous le voyez, notre histoire n’est pas compliquée. L’autorité n’est jamais contestée. Elle est la marque du chef de village comme le pouvoir de lire dans les étoiles est le domaine du chaman que les esprits visitent à l’instant où les transes remuent l’homme qui parfois en tombe à la renverse. C’est à cet instant que les capacités sont immenses et que les maladies ou divers sacrilèges sont extraits des corps qu’elles avaient choisis pour y installer leurs vices. La nature veille sur nos enfants en leur tendant ses bienfaits comme des offrandes, et notre culture vit en nous depuis l’aube des temps premiers. Elle est inscrite en notre mémoire comme les secrets le sont dans le cœur des arbres. Nul ne saurait nous en priver, autre que la mort du dernier représentant des peuples premiers. Pardonnez-nous si nous n’avons pas retenu toutes vos leçons.

    C’est qu’avec autant de larmes dans les yeux, il nous fut difficile de suivre les lignes que vous aviez tracées dans vos livres et cahiers, alors qu’une simple machette nous suffisait pour dessiner le layon qui courrait sous la forêt nous faisant découvrir comme autant de privilèges, chaque instant de la vie.

    Dans vos recueils, il est parfois de belles histoires ponctuées d’images, mais aucune d’elles ne possède la magie du temps et les fragrances de l’existence.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

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