• Le retournement

    — Aujourd’hui, avec votre permission, j’aimerais vous emmener sur un marché aux bestiaux original. Celui d’Ambalavao à Madagascar. Vous n’avez pas tort de me le faire remarquer ; ce n’est pas la porte à côté, mais je vous assure que la raison mérite le détour.

    Ne cherchez aucune comparaison avec les foirails de chez nous ; certes, il y a si longtemps que je n’y suis plus retourné, que je me demande s’ils existent encore ! Toutefois, en ma mémoire, le souvenir de bêtes qui rivalisaient de muscles et de robes impeccables pour attirer les regards des maquignons se disputant les plus beaux animaux, demeure toujours intacte. Depuis ces temps anciens, j’ai connu bien d’autres types de marchés sur lesquels les bestiaux semblaient s’ennuyer sous les regards d’hommes qui n’étaient pas moins tristes. L’une de ces manifestations hors du commun a retenu mon attention plus que d’autres. C’était celle où les troupeaux étaient convoyés depuis les contrées les plus reculées pour une occasion bien particulière. Il s’agissait de la fête du retournement des défunts.

    Sur le marché, ce n’était pas les bêtes les plus grasses que l’on recherchait, car la manifestation allait durer plusieurs jours tandis qu’aux familles elle était coûteuse, et générait de gros sacrifices. Mais en ce beau pays, l’attachement aux disparus est si grand, que l’on ne saurait leur montrer combien on est toujours respectueux de leur souvenir.  

    À bien observer les animaux, on se demande si les zébus n’ont pas deviné les raisons qui les ont conduits jusqu’ici. On croirait même qu’il n’est pas innocent si les monts que les bêtes regardent avec nostalgie ne sont pas recouverts d’une épaisse et grasse pâture. C’est sans doute pour qu’ils ne regrettent pas les temps d’hivernage qui faisaient reverdir les prairies et ainsi, suivre le nouveau propriétaire qui le mène au sacrifice. Le pauvre zébu avait bien raison de se faire du souci. Dans peu de temps, il sera transformé en un gigantesque festin qu’accompagneront force légumes et autres friandises.  

    Pour l’occasion que l’on ne manquerait pour rien au monde, la famille et les amis seront venus de loin, parfois même eurent-ils besoin de marcher plusieurs jours. Au fur et à mesure que le jour fatidique se précise, la fièvre monte dans le village et autour des tombeaux. Un orchestre et des chanteurs seront conviés pour que la fête soit complète. Avant d’entamer les agapes, on aura ouvert les sépultures des défunts. Avec respect, les proches des familles disparues s’emploient à réunir les dépouilles des anciens dans les vieux linceuls, afin de les transporter ensuite vers les invités qui chantent et dansent, passant de mains en mains, de bras en bras, et même sur les épaules. Après un méticuleux nettoyage des restes, ceux-ci sont enfin disposés dans un lamba neuf (très beau tissu) généralement en lin de couleur blanche, de bonne qualité et précieusement brodé, où l’on aura pris soin de réunir les membres d’une même famille. Les chants, les rires et les mots choisis n’auront cessé de créer l’ambiance, jusqu’au moment où le cortège composé des vivants et des défunts s’ébranle en direction du village et de ses environs. La joie est immense de pouvoir renouer le temps passé avec le moderne. Le bourg est parcouru jusqu’à l’emplacement supposé des anciennes demeures. On fait un détour par les champs et les lieux qui connurent les pas des disparus.

    Au fil des heures et des jours, l’ambiance ne retombera pas. La musique enchaînera les airs, les danses se succéderont et les lambas contenant les ossements n’en finiront pas de tourner autour des invités qui iront jusqu’à l’enivrement complet, communiquant leur plaisir aux ancêtres. Tout au long des jours où le festin se poursuit, on n’oublie pas de prier et de demander aux anciens d’intercéder avec ferveur le Très-Haut afin qu’il veille avec indulgence sur la famille souvent éparpillée, et sur tous ceux que l’on aime, qu’ils soient près du cœur ou loin des yeux. Avant que la fête ne se termine, on remet les restes des défunts dans leurs sépultures où enfin ils retrouvent un repos bien mérité. Ils y attendront parfois très longtemps pour certains, le prochain retournement, car pour les familles, ce sont des années d’économies et de privations qu’il va falloir à nouveau faire, pour espérer retrouver cette ambiance qui n’existe que ce jour-là.  

    La réunion est maintenant arrivée à son terme et de l’avis général, elle fut belle, même si pour de nombreuses familles déjà au bord de la misère, l’endettement est très important. Mais il est une certitude qui ne disparaîtra jamais ; l’amour et la considération des siens ne méritent-ils pas que nous souffrions un peu ?

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

     


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