• Le temps du cochon

    — N’allez pas imaginer que la faim me tenaille à ce point que je sois obligé d’ouvrir le tiroir de la commode aux souvenirs à l’emplacement où repose le temps des cochonnailles.

    Ah ! Qu’il était beau ce temps où la cour de la ferme se transformait en un lieu de fête où tous les bruits quotidiens laissaient la place aux verbes qui montaient en remplissant l’espace, en même temps que le vin descendait dans les gosiers pourtant loin d’être desséché. Le jour du cochon en fait était l’aboutissement d’une longue période de préparation. Pour lui, tout au long de l’année, rien n’était trop bon. Dans l’immense chaudron qui ne quittait jamais l’âtre de la cheminée, on cuisait ce que l’on appelait pompeusement la soupe du cochon.

    Le derrière de la marmite n’avait jamais connu de cendres froides, tant les braises des bûches y étaient renouvelées, été comme hiver.

    Aucun effort n’était négligé pour que la bête fût la plus belle, car s’il y en avait d’autres, réservées au charcutier ou au boucher, elles ne recevaient pas les mêmes soins. La mode était venue à l’élevage du cochon maigre. Pour rapporter davantage, et satisfaire la taille des dames, il avait dû abandonner quelques centimètres de gras. On murmurait alors, en médisant un peu, que les jeunes filles commençaient à surveiller leur ligne !

    Toujours est-il que ce n’était pas le cas pour celui réservé à la famille. La graisse, il n’y en avait jamais assez. Il fallait bien conserver les viandes et autres produits transformés ! Dès l’instant où il avait quitté la mamelle de la mère, il était séparé du reste de la portée et mis dans une loge à part. Du lait, du son, des légumes, des racines, il n’en avait jamais assez. De topinambours en pommes de terre et épluchures en tous genres, sans compter les reliefs des repas de la famille, son auge n’était jamais vide. Une porte de sa porcherie donnait directement sur un parc boisé où il laissait ses instincts lui dicter de fouiller ici ou là. Il était le roi de la ferme, jusqu’à ce matin, où il rendit l’âme, sous les regards de la famille et des amis.

    – Il ne faut pas s’apitoyer, disaient les anciens aux plus jeunes qui se désolaient de voir le cochon qu’ils avaient nourri et apprit à connaître. Sur la Terre, rien ne nous commande, si ce n’est notre ventre. Nous ne sommes pas différents des choses de la nature. Chacun a sa part et certains en ont une plus importante que les autres, c’est tout.

    – Assommé puis saigné, voilà notre cochon sur un lit épais de bonne paille que l’on enflammait, afin de griller jusqu’au dernier poil. Des boîtes de sardines vides percées avec de gros clous les avaient transformées en râpes et passées sur la peau la rendant rose et lisse. Avec des Hans de bûcherons les plus costauds suspendaient l’animal sur une échelle dressée à cet effet et l’on procédait à l’ouverture de la bête pour le vider de ses entrailles. Au fur et à mesure de l’avancement de la tâche, des cris s’élevaient comme si l’on avait découvert des trésors à l’intérieur du pauvre cochon. On vantait sa chair ferme, son lard épais, son foie extraordinaire ainsi que la quantité et la qualité de son sang qui allait faire d’excellents boudins.

    Le petit déjeuner avait été copieux, comme il se doit de l’être les jours de fête. Le vin de la maison, même s’il n’avait pas encore fini de se « faire », n’était pas étrange à la bonne humeur qui régnait. Sur la grande table de la cuisine, les femmes avaient déjà épluché les oignons et l’ail. Les herbes étaient coupées finement et dans plusieurs chaudrons les préparations pour cuire les jambonneaux et autres fromages de tête y allaient de leurs cloques bouillonnantes. Sans état d’âme, le hachoir transformait la viande en chair à saucisses et de nombreux saucissons. Les couteaux ne perdaient pas un instant dans les doigts agiles des hommes. Les rillettes prenaient de la couleur et emplissaient la ferme d’une bonne odeur de graillons rôtis. Elles passeraient ainsi la journée à fondre en étant sans cesse remuées et tournées afin qu’elles n’attachent pas au fond du chaudron. Les pâtés remplissaient déjà les moules et en attente de place dans le four à bois rallumé pour la circonstance, tandis que les bocaux étaient directement plongés dans le grand stérilisateur. Avant de passer de longs mois à se transformer en délice, les épaules et les jambons s’enduisaient d’un mélange secret où tous les ingrédients s’unissaient pour donner la couleur et le goût qui feraient la différence.

    Durant toute la journée des appels, des cris des recommandations et des chansons se faisaient entendre tour à tour dans la cour de la ferme peu habituée à tant de bonne humeur. Le dîner clôturant cette fabuleuse journée était pris dans la grande salle et jusqu’à une heure avancée de la soirée, la gaieté accompagnait chaque bouchée.

    C’était il y a longtemps, avant que les industriels nous empoisonnent avec leurs méthodes dites hors de tous soupçons.

    Les nôtres faisaient de nous des gens heureux et forts, n’ayant jamais peur d’affronter l’avenir. C’est qu’en ce temps-là, on prétendait bien que ce qui était bon pour les hommes l’était tout autant pour les bêtes.

     

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