• LES GARDIENNES D’OIES

     

    LES GARDIENNES D’OIES – Le matin les voyait quitter la grande cour de la ferme, l’une menant les bêtes à la pâture, l’autre réunissant les oies pour les conduire vers la mare où elles s’ébroueraient avant de retrouver le champ nouvellement moissonné, dans lequel elles finiraient de glaner les derniers grains. En effet, il s’en trouve toujours quelques-uns pour se laisser tomber, comme s’ils refusaient de se plier au triste sort qui leur était réservé. C’est que les faucheurs, animés par l’ivresse de la coupe, y étaient allés de leurs histoires des gens de la campagne. Ce jour d’été, précisément, ils n’avaient pas été avares de leurs mots. Certes, ils avaient bien vanté la belle qualité de la récolte, mais les céréales avaient surtout retenu qu’elles finiraient, pour la plus grande quantité, broyées sous l’énorme meule du moulin. Alors, devant cette cruelle vérité, beaucoup avaient fui les épis, parfois malmenés par des mains et des bras que la tendresse n’avait jamais beaucoup fréquentés. 

    Sitôt les clôtures mises en place aux prés où les vaches se délectaient de l’herbe grasse, Juliette rejoignait sa cadette Catherine pour conduire le troupeau d’oies et de canards vers les champs d’abord, puis du côté de la verte prairie, dans laquelle les bêtes ne regardaient pas à leurs efforts quant à tondre, et débusquer les insectes qui amélioraient leur ordinaire, tandis que ces derniers se pensaient en sécurité. Les jeunes filles aimaient bien ces matinées ensoleillées qui leur permettaient de s’isoler de la ferme, où les parents leur trouvaient sans cesse une tâche à accomplir, alors qu’elles avaient tant de choses à se confier, comme si elles ne s’étaient pas vues depuis des semaines. Il est vrai que les aînés ne se trompaient pas quand ils les nommaient une paire de complices, plutôt que les sœurs, en opposition à leurs frères dont on disait que chacun tirait sans souci de dérangement, le drap et les couvertures de son côté, les entraînant dans de fréquentes querelles. Elles, au contraire, partageaient tout. L’une n’avait aucun secret pour l’autre, et les émotions clôturaient toujours les échanges à voix basse à l’instant où elles se trouvaient au milieu de la famille. À l’extérieur, il en allait différemment. Elles devenaient exubérantes, riaient pour un petit rien, et parlaient sans précaution ni obligation de se méfier en permanence si un regard se posait sur elles, à la recherche de quelque faute les concernant. Et ce matin-là, elles en avaient des confidences à se dire !

    C’est Catherine qui entama la conversation la première.

    – Dis-moi, Juliette, je te surprends à me cacher qu’un beau jeune homme aurait des vues sur toi ?

    – Je ne te dissimule rien, sœurette. J’attendais seulement le moment opportun pour t’en parler. Cependant, autant te le préciser tout de suite, le monsieur en question ne m’a adressé aucune demande officielle.

    – Pourtant, à la maison, on murmure, ma Juliette !

    – Laisse les faire, ça les occupe.

    – Mais toi, ne te sens-tu pas attiré par cet homme dont je ne sais même pas s’il est du pays ou d’ailleurs, pas plus que je ne connaisse son nom ?

    – Tout cela est une pure invention des parents, ma chère sœur. Ils ne m’ont pas mise dans leurs confidences, alors que je suis la première concernée. Ce sont leurs manigances, pas les miennes. Pour tout dire, je crois deviner qu’ils sont pressés de me marier, comme s’ils cherchaient à se libérer de moi.

    – Mais, ma Juliette, pourquoi voudraient-ils se débarrasser de toi ? Tu ne les gênes en rien, et surtout tu es leur enfant au même titre que les autres frères et sœurs ! Et moi, je ne désire pas que tu partes de la maison ; j’ai trop besoin de toi, et tu le sais bien. Que deviendrai-je sans toi ? Je n’ose pas l’imaginer.

    – Rassure-toi, ma petite chérie. Je ne suis ni mariée ni envolée du nid. En fait, ce n’est pas si grave que tu le penses, bien que cela relève quand même d’une certaine indécence de leur part. Ils se croient encore au siècle dernier, où il était de bon ton de réunir les familles en même temps que les fermes. Ils arrangeaient les couples selon leurs convenances, pourvu que leurs terres n’en perdent aucun sillon. Il y avait aussi une raison particulière à cet empressement de voir les filles emprunter la route de leur destin. Sur la propriété, on n’aime pas trop les demoiselles. Parfois, elles sont ressenties comme des bouches supplémentaires à nourrir, tandis que la production n’évolue pas au rythme de la fratrie. Alors, dès qu’elles sont en âge d’être mariées, on se met en quête d’un prétendant. Le plus près possible de l’exploitation ; n’oublions pas l’importance qu’ils accordent à l’agrandissement des fermes, en même temps que l’union des enfants. Mais, n’aie pas de crainte, ma Catherine. Je n’ai aucune envie de fonder un foyer, et quand je le ferai, c’est que j’aurai choisi celui avec qui je partagerai ma vie. Et ce n’est pas pour demain.

    – J’espère, ma Juliette ; cependant, je ne suis pas rassurée pour autant. Car, après toi, ils envisageront de faire pareil avec moi quand le moment sera venu ! Mais surtout, dans cette attente, je me sentirai bien seule, séparée de toi. C’est comme si je devais me préparer à devenir orpheline !

    – Pour l’heure, tu ne risques pas de l’être. Toi et moi, nous sommes des gardiennes d’oies et cette occupation me va très bien. Le temps travaille pour nous, ma petite sœur, laissons-le faire. Tu sais, les affaires de cœur, ça le connaît ; faisons-lui confiance.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-4

     Tableau de Henry John Yennd King

     

     


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