• LES MAILLONS DE LA CHAÎNE

    – Quelque chose m’intrigue, grand-père.

    – Ah ! Est-ce donc si grave que les traits de ton visage d’ordinaire si enjoué  paraissent soudain si sérieux ?

    – Oh ! Je te rassure ; il ne s’agit pas de choses compliquées, elles sont juste un peu nouvelles pour moi.

    – Allons, dis-moi ce qui tracasse ton jeune esprit, avant que tes pensées imitent la mer. Vois, comme elle va et vient, avec à chacun de ses voyages une vague toujours plus belle, comme si elle livrait à notre intention une histoire tout récemment sortie des fonds marins.

    – En fait, je me demande si je dois t’en parler, car à la réflexion, la question que je brûle de te poser peut te sembler étrange.

    – Formule-la-moi de telle manière, que la réponse que je te fournirai soit à la hauteur de tes espérances. Tu sais, les personnes comme moi ont tant entendu, que plus rien, ou presque ne peut les surprendre. Si tu le désires, je ne te regarde pas l’espace d’un instant, afin de ne pas t’influencer.

    – Eh bien, voilà. Je me demande souvent pourquoi quelqu’un comme toi, et grand-mère, que j’associe à toi, évidemment, est toujours disponible pour moi qui représente l’autre extrémité de la chaîne, si je puis me permettre cette allusion.

    – J’ignore si tu as fait exprès de n’être pas allée jusqu’au bout de ta pensée, ma chère petite fille. Aussi, vais-je ajouter quelques mots qui concluront ta phrase.

    – Je ne crois pas avoir oublié volontairement quelque chose, tu sais. Cependant, si tu imagines que je l’ai fait, c’est à mon tour de t’écouter.

    – Je n’aurai pas été vexé, si tu avais continué en me disant que tu représentais le début de la vie, alors que nous, nous flirtons avec sa fin. Tu figures le premier maillon, et nous, le dernier.

    – Sincèrement, grand-père ; je n’ai pas pensé de telles paroles. Mais à la réflexion, il est vrai que c’est très ressemblant. Pourtant, il nous suffirait de ramener les deux extrémités proches l’une de l’autre, pour que l’anneau soit bouclé !

    – Mais cela ne répond pas à ta question pour autant, n’est-ce pas ? Alors, je ne vais pas te décevoir en te disant que si je préfère, ainsi que mamie, la compagnie des plus jeunes, c’est que beaucoup trop de gens comme nous ne sont que des ratiocineurs. Ils ne peuvent pas prononcer un mot sans que le passé y soit cité. Tandis qu’auprès de vous, sans pour autant oublier ce que nous avons vécu, nous pouvons encore envisager l’avenir ; je ne sais pas si je m’exprime bien.

    – Je pense deviner ce que tu désires me dire. C’est comme si tu m’expliquais qu’avec nous, les jeunes, il y aurait des lendemains, autant que le temps voudra bien nous en offrir, et qu’en grandissant, rien ne nous empêcherait de vous prendre la main pour vous entraîner à notre suite.

    – C’est parfaitement raisonné, ma chère enfant. En vérité, vous et nous, nous sommes indissociables. Nous avons  besoin de vous, et vous, de nous. Vous nous apportez la fraîcheur de l’existence, alors que nous, nous pouvons guider quelques-uns de vos pas, parce que l’âge n’est rien d’autre que l’expérience. Certes, nous avons fait des erreurs, parfois trop. C’est pour cette raison qu’il nous est indispensable de les avouer afin que vous ne les reconduisiez pas. Tu comprends, beaucoup de ceux de notre époque ne songent qu’à leurs souffrances, car trop souvent, à l’inverse de nous, ils n’ont personne à qui confier leur état d’âme. C’est un peu comme s’ils ne rêvaient plus.

    – Oh ! Non ; ne plus rêver est trop douloureux ! J’espère que pour toi ce n’est pas le cas, grand-père !

    – Je te rassure, ma chérie. Mes voyages nocturnes sont sans doute moins nombreux, mais ils sont d’excellente qualité. Il y a longtemps que j’ai laissé à la nuit les cauchemars d’antan. C’est un signe de bonne santé, vois-tu. J’imagine, non sans un grand plaisir, que pour toi et les tiens, la vie sera plus douce. J’aimerais tant qu’elle soit à la hauteur du printemps qui offre ses couleurs, ses fragrances et ses espoirs dans le cœur de tout un chacun.

    – J’adore l’image de cette belle saison. C’est sans doute celle que je préfère. Peut-être changerai-je d’avis plus tard, mais pour l’instant, il me semble qu’avec elle, le monde renaît.

    – Tu n’as pas tort, c’est pourquoi en la citant, on parle toujours du renouveau. C’est l’époque où les fleurs s’épanouissent dans les prairies, celle du retour des hirondelles, et encore celle où la sève monte dans les arbres pour les aider à traverser une nouvelle année.

    – Je suis heureuse, grand-père, que nous ayons échangé nos pensées et que mes questions ne t’ont pas perturbé. Merci d’avoir répondu avec tant de sincérité.

    – Ma chère enfant, il est de notre devoir de vous instruire. Le peu que nous savons ne nous appartient pas. C’est votre part d’héritage, et nous ne devons pas attendre de n’être plus de ce monde pour vous en faire la donation.

    – Merci, grand-père, nous ne pouvions pas rêver d’un plus beau cadeau.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

    Photo  « le vieillard et l’enfant », source YouTube.

     

     

     


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