• MA RUE, CETTE UNIVERSITÉ 1/2

    — Elle commençait au cœur du village et nous conduisait vers la campagne où, avant de s’y réfugier, elle s’était divisée en deux parties, comme pour nous inviter à choisir la direction vers laquelle nous aimerions installer notre nouvelle existence. Elle se nommait « de la gare ». Comment, n’aurions-nous pas eu le goût du voyage, quand on a vécu dans une rue qui évoque à demi-mot l’inconnu et la découverte ; même si elle n’était plus qu’une station (à l’époque où je la fréquentais) réservée aux marchandises et aux transports de bestiaux, dont eux, s’il leur arrivait de rêver, ce n’était certainement pas d’autres cieux et d’émotions ? Les trains, ils préféraient les regarder passer faisant de grands bruits le long des prairies où ils ruminaient paisiblement à l’ombre des chênes. Entendre les beuglements de leurs cousins, serrés dans des wagons d’où ils ne voyaient pas la nature, leur rappelait alors que la vie qui paraissait être une caresse, du jour au lendemain, peut se révéler être un cauchemar.

    L’énorme locomotive m’impressionnait lorsqu’elle faisait son entrée en gare. Elle prenait tout son temps pour organiser son convoi, abandonnant quelques éléments pour en rajouter d’autres. Marche avant, puis manœuvre arrière, changement d’aiguillage, jets de vapeur, remplissage du réservoir d’eau en passant sous le distributeur. Rien ne manquait à mes yeux pour qu’en mon esprit les paysages se mettent soudain à défiler. Puis, c’était le coup de sifflet qui signifiait que le spectacle allait prendre fin, à la manière du rideau qui tombe sur une belle pièce de théâtre. C’est alors que je prenais mes jambes à mon cou pour arriver avant la locomotive et sa rame sur le viaduc que l’on disait être celui de « chez Dinet ». Mes désirs de voyages et d’évasions n’auraient jamais trouvé la sérénité, si, accroché à la rambarde de l’ouvrage, je n’éprouvais pas un sentiment particulier au passage du convoi qui faisait trembler l’œuvre d’art sur ses piles à l’instant où les roues de chaque élément semblaient compter les joints qui assemblaient les rails.

    Les hommes toujours prompts à nous rappeler que le monde existe depuis bien des siècles avant nous, avaient choisi de démarrer la rue immédiatement après les vieilles halles qui avaient vu peser sur ses piliers sans jamais les affaiblir, plus d’un millénaire ! Suspendue au passé, elle allait vers l’avenir, faisant comme une ligne de démarcation entre des bâtiments qui ne se souvenaient plus depuis combien d’années ils se faisaient face. Comme le village était construit auprès d’une très ancienne abbaye, on avait trouvé judicieux de nommer l’espace autour duquel s’organisait la vie, la place Saint-Pierre et toutes les routes partaient donc de ce lieu.

    Immédiatement à droite, la rue bordait une belle maison bourgeoise d’un autre temps, qui se protégeait derrière de hautes grilles dressées vers le ciel, comme des flèches interdisant aux âmes mal intentionnées de pénétrer au paradis. Lui faisant face un établissement

    que l’on  disait être alors bistrot du coin, voisinait avec l’épicerie qui arborait fièrement son enseigne de « l’étoile de l’Est ». Elle aurait tout aussi bien pu se nommer la boutique de la convivialité tant l’accueil de la clientèle y était soigné. La vitrine du buraliste et marchand de journaux plongeait dans celle du magasin, et accolé au tabac, était le coiffeur qui avait vu passer toutes les mauvaises têtes du quartier.

    La voisine de l’homme qui coupait les cheveux en quatre était un autre débit de boissons. La propriétaire conservait plus son commerce par habitude que par souci de réaliser de confortables bénéfices. Elle ne servait plus guère que des ballons de rouge, des fillettes de blanc, ainsi que des petits verres de Dubonnet qui n’encombraient pas l’esprit des joueurs de cartes du dimanche. Il n’y avait que la rue à traverser pour renter chez la droguiste. Elle proposait tant d’articles aux ménagères inépuisables, qu’elles pouvaient inventer tous les travaux que leur imagination leur commandait, elles auraient toujours trouvé le produit répondant à leurs demandes. À deux maisons de là, une autre épicerie occupait une bâtisse de pierres noircies par le temps, où le jour n’osait à peine rentrer, tant la porte et la fenêtre était étroite et basse. Quelques pas plus loin, était la boulangerie ;  elle n’eut pour moi, aucun secret. Au fournil, la vie commençait à minuit, heure à laquelle l’ouvrier mettait le vieux moteur à essence en route pour entraîner le pétrin dans lequel la pâte prenait forme.

    La gendarmerie semblait vouloir écraser le four et ses servants, mais elle n’en fit jamais rien. Elle n’était là que pour protéger, pas pour imposer autre chose que la loi ait prévu. Face à elle, une maison à la façade toujours impeccable. Il ne pouvait en être différemment, car elle était celle du peintre en bâtiment. Une fois par mois, son voisin sortait les fûts et autres barriques du chai pour les nettoyer afin que le camion-citerne en provenance de l’Aude les remplisse de vins divers. Tout  à côté était la résidence d’une famille dont le nom fut associé à une partie de mon enfance. Pourquoi ne pas les citer, puisque cinquante-deux ans plus tard, deux de ses membres, Mireille et Marie-Christine sont venues à ma rencontre, dans mon coin de forêt ?

    C’est alors que je pris conscience que l’existence s’était moquée de nous en nous faisant traverser le temps à une allure que nous n’avons jamais pu maîtriser.

    Accolée à la maison de cette famille, la coiffeuse. C’est dans l’odeur des parfums de toutes sortes que grandirent trois autres amis qui, associés à ceux de notre chemin, tinrent une place de choix dans ma modeste vie tourmentée de l’époque. Nous avions fondé la première troupe de théâtre du village. Oh ! Elle n’était pas officielle et offrait des spectacles qui se jouaient le plus souvent à huis clos. Mais ils avaient l’audace de nous transporter dans un  monde dont nous ignorions qu’il puisse exister, et de notre innocente rue, nous en faisions alors, la plus belle université. (À suivre)

     

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