• QUAND L’ENFANT SE FAIT HOMME

    QUAND L’ENFANT SE FAIT HOMME— Nous savons maintenant que nos demoiselles n’attendent aucun prince et qu’elles ignorent même jusqu’à leur existence. Leurs nuits ne sont pas peuplées de songes inaccessibles, puisque leurs rêves ne s’éloignent jamais du village où elles peuvent retrouver leurs pensées dès les premiers pas effectués dans le layon conduisant sous la haute forêt. Pour l’heure, il nous suffit de suivre les regards amusés pour nous convaincre que leur souci du moment n’est pas étranger au choix du jeune homme sur lequel iront leurs préférences. Car il s’agit bien de découvrir parmi ces enfants, celui qui sera le meilleur et le plus efficace traqueur de gibiers.

    Dans les temps anciens, il était courant d’associer aux qualités de chasseur la beauté de l’individu et son aptitude à mener des batailles contre des tribus voisines, et devenir le chef du campo. Mais les époques ont changé, et les mœurs évoluées. Les peuples vivent maintenant dans la paix et la sérénité. Le compagnon choisi ne devra donc pas avoir les valeurs d’un guerrier, mais celles d’un homme solide, malicieux pour débusquer l’animal habitué depuis toujours aux pièges de la forêt. Il ne devra pas craindre les esprits ni les maskililis qui hantent les environs, dès la nuit installée. Il devra se montrer suffisamment courageux pour les chasser et les contraindre à abandonner la haute sylve protectrice. C’est que ces petits diablotins ont plus d’un tour dans leur sac pour effrayer les gens assez naïfs pour s’enfoncer sous les bois à l’heure où ce sont eux qui les envahissent. Sous les carbets, on murmure qu’ils marchent les talons en avant, et les orteils en arrière. Leur taille est celle des pygmées ; le cri, qu’ils lancent les nuits de pleine lune, d’après la mémoire des anciens qui prétendent en avoir croisé plus d’un, est très surprenant pour qui l’entend pour la première fois. À la note près, ils le traduisent par un « sine ki li li » qui roule et rebondit de tronc en tronc. Cependant, on est bien aise de ne pas les avoir revus depuis des décennies, car, dit-on encore, ils n’hésitaient pas à rentrer dans les villages pour y enlever de jeunes enfants. Ils les relâcheraient des années plus tard, après les avoir rendus méconnaissables afin qu’ils deviennent eux-mêmes des diables de la forêt. Les caractères réfractaires ne retrouvaient l’usage de la parole que longtemps après leur libération.

    Toutefois, dans l’esprit des fillettes paraissant indolentes, celui qui sera désigné pour conduire la famille devra également se montrer quelqu’un de responsable. Il devra être aussi puissant et équilibré que le pilier central du carbet sur lequel repose la charge de la construction. Ces princes d’un autre monde, vous les voyez sur la photo offerte ci-dessus. Ils ont conscience qu’ils doivent briller sous les regards émerveillés des demoiselles, car ils devinent que de leur adresse, dépend une histoire qu’ils veulent exemplaire. En effet, un bruit court dans les environs, que bientôt, aura lieu l’épreuve tant redoutée du plus grand nombre ; celle du Maraké. Elle confirme le passage de l’enfance à celui de l’adolescence ou de la rentrée chez les adultes. Durant un temps déterminé, les étapes s’enchaîneront. À l’issue de la dernière, les candidats  seront déclarés aptes à rejoindre le rang des hommes dont ils seront les égaux. Mais avant cela, il leur faudra souffrir.

    Cela commence par l’isolement dans un carbet conçu pour l’occasion, tandis que le village résonnera des sons des flûtes, des chachas et des danses, rythmées par les roulements des tambours. Les prétendants ne recevront pas de nourriture, jusqu’au moment où ils devront ingurgiter la plus grande quantité possible de cachiri, jusqu’à ce que le ventre n’en puisse plus et qu’il régurgite le liquide et que l’on juge que les ultimes lambeaux de l’innocence ne s’accrochent plus à eux. (Le cachiri est une boisson de manioc râpé, mâché par les femmes et mises à fermenter. Il est servi lors des fêtes et pour accueillir les hôtes de marque). Puis, viendra l’expérience des abeilles. Prisonnières dans une cage finement tressée, elles planteront des centaines de dards sur la poitrine du candidat, rendues agressives par l’ambiance, pas une n’épargnera celui qui a le désir de devenir un homme. Leur succède l’épreuve des fourmis. Il est inutile que je vous dise combien les morsures sont douloureuses, ainsi que les brûlures dues à l’acide injecté. Certains prétendants connaîtront l’évanouissement, mais c’est à ce prix qu’ils seront des adultes à part entière. (Pour avoir expérimenté involontairement les Flamandes qui colonisent le pied de certains arbres, je suis en mesure de vous confirmer que c’est particulièrement cuisant).

    Pour revenir à mon propos, concernant l’initiation, j’imagine que certains penseront qu’elle est une méthode ancestrale, sans doute voisine de « la sauvagerie ». Toutefois, elle a le mérite de montrer aux jeunes les réalités de la vie au sein de la nature. Ce qu’il est important de souligner, c’est qu’aucun des éléments utilisés n’est étranger à leur environnement.

    Dans notre société où l’enfant est parfois considéré comme un roi, nous avons trop souvent l’habitude de les laisser construire seuls la suite de notre histoire ainsi que le mode d’écriture qui lui plaît, mettant à leur disposition les sentiments et les mots qui leurs conviennent. Dans nos contrées, il n’est rien de comparable. Depuis toujours, on a connaissance que tout fragment de la vie se gagne un peu plus chaque jour, et à la force du poignet et aussi avec la puissance du mental. L’homme doit ressembler au milieu dans lequel il évolue. S’il n’a pas la force de le combattre, c’est lui qui sera absorbé. Rien n’est viable ni définitivement acquis qu’il  soit conquis de haute lutte. Nous savons l’existence pareille à l’eau contenue dans la cruche. L’instrument n’invente pas le précieux liquide ; pour le conserver plein, nous devons le plonger sans cesse dans le puits.

    Chez nos amis, devenir un homme responsable est un honneur auquel nul ne se soustrait, et il arrive que certains adultes qui doutent ne rechignent pas à refaire les terribles épreuves. On a même vu certaines jeunes filles demander à subir la Maraké, non pour montrer qu’elles n’étaient pas différentes, seulement pour se prouver qu’elles existaient et qu’elles n’étaient pas des sujets passifs ou effacés.

    Ainsi se passe le temps chez nous, où les rêves et les réalités marchent côte à côte en se donnant la main, sous les frondaisons de la vie.

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