• Sans doute que le billet vous semblera long ; mais c’est précisément ce sentiment qu’éprouvent ceux chez qui la solitude s’est installée depuis des années. Ce ne sont pas les heures du jour qu’ils comptent, mais celles du sablier du temps qui bourdonnent à leurs oreilles et surfent en leur esprit.

     

    — Combien de personnes comme celle qui est assise sur un banc, regardant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, croisons-nous chaque jour ?

    La première pensée qui nous vient, c’est qu’il attend probablement quelqu’un qui tarde à le rejoindre. Paraît-il soucieux, voire anxieux ? En fait, ce n’est pas vraiment notre questionnement majeur. Afin de mettre notre conscience en paix, il nous plaît le plus souvent d’imaginer qu’ils sont hors du temps, alors qu’ils sont au cœur de la foule déambulant du matin au soir sans s’apercevoir, se parlant sans se comprendre, se heurtant parfois sans même prendre un instant pour s’excuser ; leurs pensées s’enfuyant à mille lieues à cet instant précis. Le personnage solitaire, lui, est pareil à une barque qui se laisse bercer au gré des flots, tournant autour de son ancre, avec pour compagnons les clapots des différents courants.

    Il est vrai qu’il nous arrive de nous demander ce à quoi ces pauvres gens peuvent penser, le regard perdu vers un endroit où l’on en vient à douter qu’il existe, sinon juste pour eux. Il est probable aussi, que certains doivent ressasser toujours les mêmes idées, les éternels discours et que des situations sont revues mille fois par jour, sans pour autant n’être jamais comprises. À force de ratiociner, il arrive que la mémoire finisse par se perdre dans les méandres des propos tenus et ainsi, un beau matin, jeter l’éponge. La solitude est alors complète et les discours prononcés ne le sont plus qu’à voix basse. Oui, presque un murmure quand l’on se rend compte qu’au fil des ans personne n’est à vos côtés pour répondre à d’éventuelles questions. Il n’est plus temps de tenter les dialogues. Le monologue s’impose naturellement, admettant que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

    Nous serions surpris si d’aventure nous avions accès à l’histoire des uns et des autres. Nous comprendrions alors, que, comme le cours d’eau asséché parce que des gens ont détourné sa source, leur monde a subitement perdu ses attraits à l’instant où ils comprirent qu’ils n’y avaient plus leur place. Ils ne sont donc pas devenus solitaires tout à fait par hasard. Certains même avaient une famille autour d’eux. Par lassitude de l’incompréhension récurrente qui s’invitait à chaque lever du jour, elle finit par se désolidariser, rongée à la base, à la manière des vagues qui harcèlent le pied de la falaise.

    Certes, sans juger personne, il est difficile, sinon impossible de parler au présent, encore moins au futur, à quelqu’un qui ne cesse de remonter le temps à la manière dont nous nous le faisons d’une pendule, afin qu’il ne vienne pas l’envie au balancier de s’arrêter une fois pour toutes. C’est alors qu’au sein de la famille de nouvelles voies ont été dessinées, comme des chemins de replis vers lesquels on allonge le pas à l’instant où le danger se fait omniprésent.

    Puis, un beau matin, c’est la division totale.

    Dans la demeure, il ne reste plus qu’un seul individu. Comme il ne peut transporter sa maison partout où il va, il en construit une seconde qu’il installe sur lui comme une carapace qui le protège davantage. Nous ne devons pas être surpris lorsque nous apprenons que certaines personnes attendaient cet isolement depuis longtemps, mais n’osez pas franchir le premier pas. Nous les entendrions nous dire que la solitude, pour eux, est comme un véritable refuge ; mieux, une passion certaine. D’ailleurs, cela commence souvent par des signes qui paraissent être insignifiants, mais répétés à longueur de temps, finissent par obscurcir durablement l’horizon ; tel ce personnage dont la famille ne supportait pas de le voir muré dans le silence, alors qu’autour de lui la vie trépidait. Non loin de lui, personne ne voulait comprendre qu’un être identique à eux, de chair et de sang puisse rester d’aussi longs moments, le regard absent, sans dire mot, ne réclamant rien. Personne ne cherchait à savoir s’il n’avait besoin de rien, car il n’avait aucune exigence.

    Les gens actifs qui n’ont jamais le temps de s’accorder le moindre repos, enfin, le prétendent-ils, il leur est quasiment impossible de comprendre que l’un des leurs puisse rester impassible à tous les évènements et ressembler à des statues durant leurs absences que l’on peut qualifier de morales. Alors, les malheureux, voyant que le fossé se creuse entre eux et ses voisins, finissent par culpabiliser. Ils reconnaissent d’abord des fautes souvent imaginaires, puis s’inventent mille autres tourments, polluant à tout jamais leur esprit. Cependant, l’un d’eux n’avait-il pas tenté d’expliquer qu’il est parfaitement illusoire d’essayer d’encombrer l’espace avec des mots inutiles parce qu’il ne les retient pas et qu’ils vont d’écho en écho se heurter aux esprits des hommes autour de la planète ? Combien de fois avait-il, en vain, essayé de faire comprendre que le silence pour lui était aussi salutaire et nécessaire que n’importe laquelle des nourritures ? Dans quelques moments de douloureuses médiations, n’avait-il pas tenté d’expliquer que ces instants de méditation ressemblaient à des friandises que le temps distribue à ceux qu’il juge aptes à les attraper sur son passage ? Des dizaines de fois, comme s’il cherchait à s’excuser, il aurait voulu que son entourage comprenne que dans les moments les plus intenses d’une profonde méditation, on pouvait presque entendre chuchoter la vie comme le bruissement du feuillage sous les caresses des alizés ! À cet instant précis, elle était comme la rivière dans laquelle on se sent flotter lorsque nous suivons son cours docile. C’est à propos de cette expression justement qu’il avait reçu ce coup qui lui fut si douloureux et dont la blessure ne s’était jamais refermée.

    À bout d’exaspération, un jour sa compagne lui avait lancé sur un ton qui se voulait cruel :

    — Quand tu rentreras de ta rivière, pense à prendre du poisson, demain c’est vendredi ! Pour une fois, au moins, tu te rendras utile !  

     — C’était plus qu’il pouvait supporter. Pourquoi tant d’agressivité envers quelqu’un ne songeant qu’au bien ? Pourquoi tant d’êtres n’imaginent rien d’autre que susciter le mal ! Pourquoi s’ingénie-t-on toujours à tourmenter celui qui ne cherche que la paix ?

    — Mes idées, avait-il ajouté, ne vagabondent pas. Je les maîtrise. Jamais elles n’empruntent de mauvais chemins sur lesquels elles pourraient s’égarer. Que me reproche-t-on, en vérité ? D’être un homme sans nul doute ordinaire, n’ayant aucunement besoin de l’antipathie maladive de ceux que la société utilise à ses fins personnelles puis qu’elle rejette dès que le citron n’a plus suffisamment de jus ? Pourtant, je me souviens parfaitement que les miens connaissaient quel genre d’individu j’étais lorsqu’ils m’avaient ouvert la porte de leur cercle ! Ils savaient, parce que je leur avais confié que la vie suffisait à mon plaisir et que je n’exigeais d’elle rien d’autre que ce qu’elle m’offrait si généreusement et avec tant de bienveillance. Je comprenais, pour l’avoir observé, que certains individus pour traverser le temps ont recours à mille choses et autant d’occupations. Ils ont surtout un besoin viscéral qu’au long de leur chemin, on leur assure qu’ils existent et qu’ils sont aimés du plus grand nombre. J’en connus même qui affectionnaient particulièrement, lorsqu’on les persuadait qu’ils étaient indispensables. Naïfs, qu’ils sont ! Ils auraient pourtant dû se souvenir que ce type de personnes n’ont jamais existé ! D’obligés ? Il n’est que la vie et le temps qui le soient réellement. Mais à ce jour, et sans doute pour toujours, personne ne peut se targuer d’en être les propriétaires, pas plus qu’il ne pourrait se vanter, de les avoir au moins une fois dans leur vie, serrée entre leurs bras ! Tout le reste ne peut qu’être que de vagues sentiments auxquels on ajoute quelques mots choisis pour faire affirmer qu’ils existent vraiment.  

    La solitude fut ma seule véritable amie, put encore nous dire cet homme pour qui le temps, un jour, s’est arrêté. Elle m’a nourri comme le lait maternel le fait pour l’enfant. Je crois même qu’à sa façon elle m’avait également aimé, me révélant quelques-uns de ses secrets, mais sans être jamais une charge trop lourde à porter. Je n’ai jamais possédé de draps de la meilleure soie, mais je sais que si je pouvais comparer mon existence à eux, je dirais que celui de dessous fut la vie ; celui de dessus fut la solitude et elles furent aussi douces à mon vieux corps meurtri que tous les accessoires que la société peut nous offrir.

    Sur cette pensée il avait refermé définitivement la porte sur le monde, et il avait rejoint la longue cohorte des solitaires dont on ne sait jamais en quel point de la vie leurs rêves se sont posés, sur lesquelles nul ne se penche pour les ramasser et les emmener en un lieu où ils pourraient revivre.    

     

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  • — La beauté a un caractère si particulier qu’elle ne manque jamais de nous surprendre, même si elle se dérobe à l’instant où l’on cherche à lui donner un nom, un autre aspect, peut être un rôle qu’elle nous refuserait parce qu’elle a toujours su conserver sa singularité, humble et discrète, malgré son éclat.

    Il nous arrive même d’être quelque peu exhaustifs quand nous essayons de la décrire, comme si de ses traits ordinaires, nous ne parvenions pas à en faire les contours.

    Ne nous exclamons-nous pas parfois qu’elle nous semble irréelle ?

    Comme si nous pouvions mettre une image sur le surnaturel.

    Une beauté venue d’ailleurs, entendons-nous encore ? Mais personne ne sait dire où elle a pris sa source.

    Par le vaste monde, y aurait-il une région particulière qui n’engendrerait que ce qui est éclatant, refusant l’accès à sa demeure à tout ce qui est laid ou ayant l’aspect douteux ?

    Malgré la qualité et la diversité des mots que nous utilisons pour mettre un nom sur une image ravissant nos sens, nous sommes encore loin de pénétrer jusqu’au cœur de la beauté, cet endroit magique où elle dépose ses secrets et ses mystères.

    Combien sommes-nous prêts à donner pour lever le voile sur les instants furtifs que la lumière tient à la disposition des choses, tandis que les personnages s’empressent d’utiliser toute une encyclopédie de mots pour séduire et mettre davantage en valeur, l’image admirée, comme si les qualificatifs étaient indispensables à leur survie ?

    Au risque de me répéter, je maintiens que la beauté reste indéfinissable. Elle ne se dit pas ; elle aime que nous la contemplions et même que nous la respirions afin qu’elle s’inscrive en notre mémoire, pour que dès que nos yeux se ferment, à l’instant où la nuit descend sur le monde, nous puissions conserver sous nos paupières la plus éclatante représentation du jour.

    Dans sa nudité, la beauté ne cesse de nous surprendre en inventant sans cesse de nouvelles couleurs qui feront naître des expressions renouvelées dans une nature éblouie, ne sachant dire ce qu’elle éprouve ; seulement montrer qu’il n’est besoin d’aucun effort pour embellir les jours.

     Il nous arrive souvent d’aller chercher à l’autre bout du monde une image afin de ravir notre regard quand la mélancolie semble vouloir s’imposer en notre demeure.

    J’ai déjà longuement contemplé le tapis vert des savanes alors qu’il ne présentait aucun aspect particulier parce que la saison des fleurs était passée et cependant, en me penchant sur les herbes folles, j’y ai découvert des milliers d’insectes de toutes sortes qui viennent se délecter des sucs qui les nourrissent et les colorent afin qu’ils fassent de belles taches dans un univers de verdure.

    Mais les nuances de la savane ne sont pas si anodines que l’on pourrait se l’imaginer.

    C’est aussi une ruse de la nature pour mettre en valeur celles de ses hôtes qui paradent et qui sont en quête de séduction.

    Seule, la beauté s’ennuie et perd une partie de ses attraits. Alors, pour nous impressionner et nous convaincre qu’elle n’est jamais en manque d’imagination. Elle s’associe au vent et la savane ressemble soudain à l’océan sous l’effet de la houle, allant et venant d’un bord à l’autre de la planète.

    Dans les épis mûrs s’accrochent les notes des brises estivales et voilà que la beauté que nous n’apercevions pas nous offre son incomparable concert.

    C’est alors que nous comprenons que si ce qui est éclatant ne nous apparaît pas, il suffit de fermer les yeux pour l’écouter.

    J’aime à m’attarder devant un tableau remarquable, car je sais que le peintre s’est donné beaucoup de mal pour reproduire l’infinie beauté qui envahit son regard. Il arrivera à imiter à la goutte de rosée près les merveilles de la nature, mais pour mon plaisir exigeant, il manquera des éléments essentiels.

    Je n’y verrai pas les combats que se mènent les jours et les nuits, je n’y entendrai pas les chants d’oiseaux qui sont les porte-parole du temps et je ne distingue pas les ramures agitées par le discret alizé.

    L’artiste, il est vrai, est comme la mémoire de la nature, de la beauté et des peuples, mais quand il vole son éclat à l’évènement, ses couleurs ne nous font pas entendre les chants des parades nuptiales que s’offrent les animaux, à l’instar de ce couple de grues couronnées.

    C’est alors à cet instant précis que la beauté nous démontre tout son talent, car dans ce cas distinct, elle se décline sur tous les tons.

     

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  • — Il m’aura fallu une vie d’errance pour trouver celle que tous les gens que j’avais rencontrés appelaient la porte du bonheur. J’avoue que je nourrissais quelques craintes, car autour du monde, les légendes vont bon train et selon les croyances, n’ont pas toujours les mêmes significations. Chacun interprète à sa manière les images qu’il voit, les sons qu’il pense reconnaître et les paroles qu’on lui adresse.

    J’aurais marché des jours et des nuits pour finalement trouver la porte magique, affronter les déserts et ses colères, ses sables brûlants et ses ténèbres glacées.

    Lorsque je l’aperçus, le matin se dégourdissait d’une obscurité qui avait laissé les étoiles scintiller comme jamais auparavant m’a-t-il semblé, comme si elles m’encourageaient à marcher vers l’objectif que je m’étais fixé. Longtemps après l’avoir espéré, après une existence passée à en rêver, voilà qu’elle se dressait au bout de ma route. Allait-elle vraiment déboucher sur l’éternité comme on me l’avait prédit tout au long de mes pérégrinations ?

    À quelques distances de l’ouverture, je fis ce que jamais je ne m’étais autorisé. J’osais me retourner vers le chemin parcouru. Non pour en compter et vérifier si les pas que j’avais laissés étaient toujours visibles, mais pour me convaincre si d’autres personnages de ma connaissance suivaient le même chemin.

    Est-ce le hasard, ou l’esprit qui m’accompagnait, qui fît que le vent se leva soudain devant moi faisant tourbillonner le sable avant de le dresser tel un mur entre le passé est le présent ? Toujours est-il que je ne vis rien qui put me laisser penser que l’on pourrait deviner ma venue dans cette nouvelle vie. Mais je n’en fus pas affecté, car durant cette longue période, mon regard se plaisait à estimer le chemin à parcourir et le temps qui m’était réservé pour accomplir ma tâche. Et puis, pourquoi ne pas l’admettre ?

    Toute ma modeste existence, j’ai avancé vers cette porte, pourquoi aurais-je reculé en arrivant devant elle ? D’autant qu’elle est bien comme on me l’avait décrite. Elle demeure ouverte aux voyageurs et les rochers la constituant sont aussi lisses que le marbre, afin que personne ne soit tenté de s’y accrocher, refusant d’en franchir le seuil.

    Oh ! Je ne prétends pas qu’aucune question ne me soit venue à l’esprit, comment en aurait-il été autrement ? Bien sûr qu’une appréhension vous tenaille toujours le ventre lorsque vous découvrez un monde inconnu ! Était-ce bien en cet endroit que j’allais trouver la paix et la sérénité à laquelle j’aspirais depuis si longtemps ? Est-ce bien là la porte qui s’ouvre à mon âme et qui me tend ses lendemains ? En la franchissant, celle de mon esprit va-t-elle se refermer à tout jamais sur mon passé chaotique et parfois douloureux ?

    Ma nouvelle existence comportera-t-elle autant de pièges que mes pieds devront apprendre à éviter ? Abandonnerai-je définitivement ces saisons si longues qui ressemblaient à d’immenses savanes stériles, fréquentées que par les chacals et les hyènes faméliques ? Laisserai-je derrière l’horizon les arbres miséreux qui tendent leurs branches comme autant de bras décharnés vers un ciel qui ne les voit plus ?

    En délaissant les rivières desséchées, irai-je vers de nouvelles sources qui n’en finiront jamais de remplir les fleuves et les océans et qui nous offriront les plus généreuses fontaines desquelles s’écoulera le meilleur breuvage que nous n’ayons jamais connu et qui a la saveur et la couleur de la vie ? La promesse de vertes prairies qui hébergeront l’herbe grasse pour nourrir les troupeaux sera-t-elle tenue ?

    Mais plus que toute autre considération, je sais déjà que ce sont les bras des miens qui me manqueront, ces bras qui m’ont toujours enlacé dans les moments délicats, ainsi que le regard de mes amis qui m’encourageaient à avancer sur la route qui était celle du bonheur.

     

     

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  • — Voilà quelque temps que nous échangeons des pensées et celui que je vous parle de mon village est arrivé. Comme presque tous ceux de notre pays, il s’adosse à la forêt tandis que son clocher se mire dans les eaux du fleuve. Mais s’il est celui de notre commune, ne pensez pas qu’il est pour autant notre lieu de résidence.

    L’amour de la solitude nous a conduits directement au plus près du cœur de la nature, en cet endroit privilégié où ses battements scandent, inlassablement sans jamais faiblir, chaque instant du jour et de la nuit. De chez nous, indifféremment on peut accéder au bourg par la route, après un long détour d’une trentaine de kilomètres ou en pirogue si vous n’êtes pas attendu.

    Le chemin par les criques et rivières est une expédition dont l’esprit ressort rarement indemne d’émotions. Il signifie que le temps ne compte plus, que les éléments sont à votre service et que pour rien au monde il ne faut manquer le spectacle des berges, depuis lesquelles les végétaux en toute simplicité vous offrent leurs joyaux.

    Le voyageur occasionnel ne verra pas grand-chose, ne sachant où poser son regard, tant son désir de découvrir est grand. Il devra écouter le guide qui, à voix basse, joignant le geste discret à la parole, montrera les singes se faufilant dans les houppiers, le tapir venu s’abreuver à un dégrade occasionnel, les cochons-bois s’enfuyant à l’approche de l’embarcation et l’anaconda se laissant glisser dans les eaux sombres.

    Mais puisque nous allons au village, nous n’aurons pas le temps d’observer le jaguar à l’affût, le puma se lançant à la poursuite du daim de Virginie, ni même l’ocelot rapportant l’agouti afin de le partager avec ses petits. Dans la canopée, les perroquets bruyants discutent cueillette tandis que le discours des toucans est incompréhensible tant ils semblent toujours se plaindre.

    Avec tous ses détours, je ne vous ai pas encore parlé du village. Mais avouez que par un si beau chemin il eut été dommage de ne pas admirer le paysage. Abandonnant les sous-bois, les cours de nos criques confient leur destin au grand frère, le fleuve. À l’instant où la pirogue se lancera dans ses eaux, nous découvrirons une carte postale magnifique. Il est large, fougueux quand l’orage gronde en amont et dangereux en toutes saisons, car il transporte troncs et autres bois volés à la forêt. Le ciel ne manque jamais de joindre ses nuages à son flux afin qu’ils s’enfuient encore plus vite.

    Non sans risque, il nous faudra traverser ce ruban capricieux pour remonter le courant, frôlant la mangrove qui ourle la berge et dans laquelle les ibis ont établi leur pouponnière. Nous n’économiserons pas les coups de pagaie pour lutter contre le flux. Après bien des efforts, nous apercevrons en sortant d’une ultime courbe le débarcadère où nous laisserons notre pirogue.

    Avant d’entamer la montée vers le village, nous regarderons une dernière fois le ruban majestueux. Il est vrai qu’il en aura coûté de la fatigue pour arriver jusque-là, mais, quel bonheur offert, sans contre partie ! Quel plaisir de voyager sous le couvert de la forêt où derrière chaque tronc s’élançant vers le ciel, une histoire se cache ou une autre y naît en même temps qu’une fleur ! On comprend alors pourquoi, dans les temps anciens, les hommes n’étaient pas pressés de construire des routes. Il est vrai aussi qu’ils ne se rendaient pas souvent dans le bourg, sauf pour aller voter ou inscrire le dernier né à la mairie qui, en ce temps, ressemblait bien à la maison du peuple. La secrétaire était certainement une cousine et le premier magistrat n’était autre qu’un enfant de la commune. Le séjour au village pouvait commencer, on ne savait pas alors quand il se terminerait.

    Si nous étions venus par la route, nous aurions enjambé le fleuve en empruntant le tout nouveau pont. Il nous fait gagner un temps précieux, même si voilà encore quelques années il nous fallait attendre le bon vouloir d’un bac pour rejoindre l’autre rive.

    Un jour peut-être vous raconterai-je des histoires merveilleuses où celui-ci s’illustrait à chaque chapitre de la narration. La traversée du fleuve effectuée, nous débarquions sur une piste de terre rouge. Elle était rectiligne, nous invitant à ne pas musarder en chemin. Un kilomètre plus tard, le village s’offrait à vous.

    Oh ! Il était discret avec ses maisons créoles d’un autre temps, chacune entourée d’un jardin où rivalisaient les hibiscus et mille roses de porcelaine. Près de l’église qui surveillait le fleuve depuis son promontoire, l’épicerie attendait le chaland qui lui apporterait les nouvelles des placers et des abatis. Dans cet établissement, on trouvait l’essentiel, car à ce moment-là, c’était ce que la vie exigeait. Un côté était réservé aux boissons. Des chaises et des tables bancales prêtaient leur bois poli par d’interminables parties de dominos et dans ce coin voisin du comptoir qui aurait pu nous raconter l’histoire des esclaves marron, il se dégageait une odeur forte de citron vert et de rhum. C’est qu’il ne peut survivre un conte ou une légende sans un ti-punch savamment dosé.

    Le village s’enorgueillissait d’avoir accueilli en d’autres temps un marquis et non des moindres. Monsieur de La Fayette. En effet, le Roi d’alors lui avait donné en remerciement de ces nombreux faits de guerre une immense plantation. Mais ces messieurs comprenaient mieux les choses des batailles que celles de la terre. Il confia donc le domaine à un régisseur.

    Il est vrai que ce dernier le fit prospérer et les environs ne tardèrent pas à embaumer le girofle, le poivre, la cannelle et bien d’autres épices. Café et cacao se partageaient de grands espaces et la commune était devenue le grenier de la région.

    Puis les temps changèrent. L’esclavage Dieu merci, fut aboli, et les travailleurs s’enfuirent presque tous à la recherche de la fortune. Il se murmurait alors que l’or abondait en tous lieux. Je vous rassure, ce ne sont pas ceux qui cherchaient, qui se sont enrichis, mais ceux à qui ils le vendaient en échange de fournitures diverses, indispensables à leur existence de labeurs. Oui, je vous entends et j’imagine vos sourires malgré les distances : rien n’a vraiment changé.

    Les ans passèrent et mon village continuait de vivre replié sur lui-même. Oh ! Il n’en était pas malheureux pour autant, pensez donc, quelques foyers se partageaient l’espace que coupaient à angle droit quatre ou cinq rues, qu’ombrageaient des manguiers et des fromagers.

    Les arbres étaient si importants, qu’ils semblaient protéger les bâtisses comme une mère poule le fait pour ses poussins. Sous l’abri du couvert végétal, aux heures chaudes de la journée, alors que les habitants avaient tiré les volets à la recherche d’un peu de fraîcheur, c’était le calme absolu.

    On aurait cru que tous les éléments avaient conclu un pacte pour faire une pose. C’était le moment où, tendant l’oreille, on pouvait écouter respirer la nature. Dans les ramures, l’alizé s’amusait avec les feuilles à la manière d’un jeune amoureux timide passant la main dans les cheveux de sa promise.

    Aux alentours, les arbres de la forêt se murmuraient des histoires des temps anciens, alors que les cabosses de cacao pendaient comme autant de fruits dorés. Dans chaque jardin, l’hibiscus s’offrait au colibri qui disait à l’un ce que l’autre lui avait confié. Ainsi, durant quelques heures pouvait-on imaginer que les villageois permettaient à la nature de reprendre le cours de ses rêves d’antan, ce temps exceptionnel où dans chaque case un enfant riait. Quand le soir fermait les volets du jour, il se fredonnait quelques berceuses sur les phrases desquelles l’Afrique n’était jamais loin, alors que quelque part, sous les grands arbres, roulaient les tambours qui faisaient se déhancher les femmes dans des rythmes endiablés. Heureux de la fraîcheur retrouvée envahissant l’espace, sous les galeries montaient les rires des hommes qui se réunissaient. Bruyamment, ils enchaînaient les parties en frappant violemment le domino sur les tables qui de guerre lasse, ne comptaient plus les heures, mais les points qui s’accumulaient ou se succédaient. Les gosiers s’enflammaient d’un rhum qu’un sirop de canne caressait.

    La nuit pouvait tomber, les contes et légendes seraient évoqués à nouveau. Ainsi vivait mon village au bord de l’eau, qu’une pirogue fendait de temps à autre, et de laquelle s’envolaient les battements des cœurs heureux que le fleuve colportait de lieu en lieu, jusqu’à la lointaine capitale. 

                        

    P.S. Mes Amis, ne nous cherchez pas au village. Nous résidons à l’endroit indiqué d’une épingle jaune, à gauche sur les photos vues du ciel, de l’autre côté du fleuve. Si vous passez par là, merci de nous rendre visite, vous serez les bienvenus. (À vol d’oiseaux, nous sommes à 7 km du village, mais par la route, elle nous promène durant 30 km). Au fond du terrain se trouve une crique qui conduisait à une rivière plus grande, puis dans une autre, avant de retrouver le fleuve. D’où la raison des lignes précédentes qui nous permirent de voyager sous le couvert de la haute sylve.



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  • — Il faut peu de choses pour qu’une histoire, même banale, se transforme rapidement en une légende ou un conte, surtout si elle est née à l’aube du jour, au milieu de la forêt. En fait, le jour est un bien grand mot. Ce matin là, précisément, nous ne sûmes pas si c’est lui qui avait eu une panne de réveil ou si c’était la nuit qui s’était complu à garder la lumière éteinte ; toujours est-il qu’elle fit semblant de ne pas vouloir nous quitter.

    Dans la basse-cour cependant, il y avait déjà longtemps que le coq avait fait le nécessaire pour réveiller son harem, et les commérages se faisaient entendre, le ton montant de minute en minute. Les poneys exprimèrent leur mécontentement, en donnant de vigoureux coups de sabot dans la porte, sans que l’on sache très bien s’ils me demandaient de l’ouvrir, ou aux poules bavardes, de fermer leurs becs. J’optais pour un merveilleux rêve interrompu, dans lequel ils se voyaient dans de vertes et grasses prairies du nord de l’Europe, leur région d’origine.

    Pourtant, tous ces animaux savent très bien qu’il est énervant d’être réveillé au beau milieu d’un rêve qui vous transporte dans un pays ou tout paraît plus beau.

    L’âne, avec son caractère sensible comme une corde de violon, tournait en rond dans sa stalle. Du côté des moutons, il y avait bien du remue-ménage, mais ce n’était pas pour les mêmes raisons. La veille, j’avais observé la lune, et je compris que les mères qui devaient mettre bas ne tarderaient plus. Chacune d’elles était dans un réduit à part, de telle sorte que les jeunes ne se soient pas piétinés par les membres du troupeau. La plupart des brebis avaient déjà leurs agneaux à la mamelle. Il n’en restait plus qu’une, mais les plaintes qu’elle faisait entendre me laissèrent comprendre qu’elle avait des difficultés.

    Une fois dans son logement, je découvris vite les raisons de cet appel. Le premier petit se présentait mal. Je pensais qu’il y en avait deux et je m’empressais d’aider la mère à expulser son agneau. Ce ne fut pas sans problème, mais au bout de plusieurs minutes, il était chancelant sur ses pattes, se demandant où il se trouvait. Un second se présenta qui lui, devait savoir que de la vie, on ne doit pas en perdre une minute. C’est alors que je fus étonné de voir un troisième s’annoncer. Oh ! N’allez pas croire que c’est extraordinaire. Quand les mères sont bien traitées, que la nourriture et riche et abondante, elles nous remercient à leur façon, en quelque sorte. Là où les choses se compliquent, c’est que les brebis n’ont que deux mamelles. Il nous appartient donc d’être vigilants en nous assurant que les trois, à tour de rôle, prennent bien leur ration et que nous serons obligés de donner souvent le biberon afin de compléter les doses.  

    Mon étonnement ne se fit pas attendre.

    La mère regarda ce petit comme s’il était un étranger, lui administrant des coups de tête lorsqu’il s’approchait d’elle. J’essayais bien de le présenter à une mamelle, mais elle ne voulut rien savoir. Je restais encore un moment à les observer. Il n’y avait rien à faire, elle ne le désirait pas. Cela arrive chez les animaux, qu’une mère refuse son petit. Non pas parce qu’elle craint de ne pas avoir suffisamment de quoi le nourrir, car souvent, dans le troupeau un agneau parvient toujours à prendre un pis de-ci de-là à d’autres mères allaitantes. La raison de ce reniement est difficile à admettre pour nous les hommes, qui au fil du temps avons découvert que nous avions un cœur et qu’il était le moteur qui nourrissait les sentiments.

    Chez nos amies les bêtes, il n’en est pas de même. Elles sont beaucoup plus instinctives et pragmatiques. Au premier coup d’œil, elles devinent que le petit ne survivra pas longtemps. La nature ne faisant pas de cadeau, elles savent qu’elles ont besoin de toute leur énergie pour affronter les contraintes de l’existence. Déjà, elle refuse de manger le placenta pour bien nous montrer que le petit est condamné avant même d’avoir été jugé. C’est alors que nous devons intervenir sans tarder. D’abord l’isoler et bien le bouchonner. Ensuite, tirer un peu de lait pour lui donner sa ration. Ne pas l’enlever du milieu où il est né afin qu’il se sente comme au milieu du troupeau. Par chance, s’il venait à grandir, il aurait besoin de ses frères et sœurs. Et puis, avouons-le ; nous ne connaissons pas parler leur langage, nous ne faisons qu’interpréter leurs comportements.

    Après plusieurs jours, réalisant que malgré les soins prodigués notre petite brebis demeurait faible, je décidais de la garder près de nous, à la grande joie des enfants qui ne tardèrent pas à la nommer bichette. Elle passait de bras en bras et c’était à qui lui donnerait le biberon. Elle se développa un peu, mais demeurait toujours chancelante sur ses pattes. Comme elle s’ennuyait lorsqu’elle se retrouvait seule, nous la transportions dans la brouette, lui aménageant une place au milieu des outils. Nous étions ses nouveaux frères de troupeau. Elle semblait apprécier, car il suffisait que l’on change d’endroit pour qu’elle se manifeste à nous, titubante comme une ivrogne qu’elle n’était pas.  

    Dans les champs et des prés, nous l’installions confortablement et dès qu’elle commença à manger de l’herbe, nous la changions fréquemment de place. Ce manège dura des mois, mais notre bichette était toujours aussi chancelante. Une fois de plus, la nature qui ignore les sentiments avait eu raison. Mais, en était-ce vraiment une pour l’abandonner sans lui donner la moindre chance ?

    Au milieu de nous, elle sembla heureuse, jusqu’au jour où une Harpie féroce (aigle magnifique de nos contrées) profita de ce que nous fûmes occupés à couper du bois pour nous la ravir. Inutile que je vous décrive la tristesse des uns et des autres. Les bras des enfants gardèrent longtemps le maigre poids de la pauvre bichette, ainsi que la mémoire qui ne voulut pas se séparer d’une si belle image. Notre jeune brebis n’avait pas échappé à son destin ; mais au moins, connut-elle le bonheur en même temps que certains sentiments qui rendent les cœurs heureux.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010

     

     

     


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