• Des mots, toujours des mots

    — Sur les branches hautes d’un superbe poids sucré, un couple d’aras n’en finissait pas de discuter. Ils décortiquaient méthodiquement les enveloppes longues et torsadées, renfermant l’objet de leur gourmandise. Une graine noire, que protégeait une chair blanche gélatineuse, mais ô combien sucrée ! En fait, elles étaient deux friandises pour le prix d’une seule. Les becs puissants pulvérisaient les graines qui disparaissaient prestement dans les estomacs.

    S’accordant un répit, l’un des aras se risqua à poser une question à son voisin.

    — Mon ami, supportes-tu que je te dise quelques mots gentils ?

    — Oui, tu parles si bien. On voit que tu n’as pas appris ces expressions dans notre forêt. Sont-ce les hommes qui t’ont enseigné ce langage si délicat ?

    — Cela, mon cher ami est bien ce qu’ils croient. Tu les aurais vus devant mon perchoir auquel il m’avait enchaîné.

    — Enchaîné, dis-tu ?

    — Oui, même que la chaîne était dorée !

    – Il n’en demeure pas moins que tu étais attaché tel un prisonnier !

     — Ils passaient des heures à essayer de m’apprendre des mots dont j’ignorais le sens.

    – Répète coco, me disaient-ils sans cesse.

    — Une seule chose semblait les préoccuper. Ma langue, en oubliant que si elle était bien pendue, je n’étais pas démuni d’oreilles. Le soir, afin que je les laisse en paix, ils me mettaient dans une cage qu’ils recouvraient d’un tissu épais. Ils pensaient que cela m’endormait. Maintenant que tu me connais, tu comprends bien que ce n’est pas parce que je ne voyais rien que j’étais sourd.

    C’est un grand moment de mon existence que je vécus là. Je les poussais parfois à perdre patience, à m’expliquer leurs mots bizarres, alors que sous mon drap, à écouter leurs discours, j’avais le sentiment d’apprendre l’une de leurs encyclopédies. Mais non content d’apprendre en plus, je retenais toutes les leçons.

    — Pourquoi ne leur as-tu pas révélé ce que tu savais ? Ils t’auraient sans doute fichu la paix s’ils avaient su que tu n’avais pas besoin d’eux ?

    – Oh ! C’est bien simple, mon ami. Pendant qu’ils s’usaient les nerfs à m’expliquer, moi, imitant le parfait innocent, je les analysais. Tu ne me croiras pas. Les hommes sont parfois irritants, mais dans le fond, ils ne sont pas ce qu’ils paraissent. Ils voudraient nous faire croire qu’ils sont méchants comme des tigres, alors que leurs griffes sont de papier.

    Certains semblent être des ours, mais ils ronronnent comme des chatons. Ce qui me plaisait le plus chez eux, c’était leur langage. Ils ne sont jamais rassasiés des mots. Si par mégarde ils oublient la signification de l’un d’eux, tels les magiciens, ils en inventent un autre pour remplacer celui qui manque. Chaque situation à une définition qui lui est propre. Mais je ne suis pas sans savoir que les mots qu’ils prononcent sont d’une grandeur exceptionnelle. Ils sont des remèdes qui apaisent les cœurs usés, d’autres qui font sourire les gens angoissés et d’autres encore qui obligent les larmes à s’écouler.

    Mais le plus extraordinaire, alors qu’ils ne savent plus quoi dire ou que le verbe leur semble insuffisant, ce sont les caresses qui prennent le relais et qui réveillent les paroles oubliées. Soudain, autour d’eux c’est comme des papillons. Les mots s’envolent, se croisent et chantent. Ils sont aussi beaux que la rivière qui coule sous la forêt au cœur de l’été.

    Là où ils sont les plus forts, c’est qu’ils prétendent que c’est leur cœur qui exprime les sentiments les plus doux ! En eux parfois, tu crois que la fin du monde est proche. Ils ne disent plus rien, ne font plus de geste, restent enlacés durant des heures, les yeux plongés dans ceux de l’autre. Tu es persuadé qu’il ne se passe rien, mais c’est l’instant où ce sont les regards qui parlent.

    C’est la naissance de la poésie. Tu n’entends plus rien que leur souffle qui se fait discret pour ne pas troubler l’instant. Les mots que tu voudrais entendre, dans ces moments là, tu les inventes dans ton esprit qui, à cet instant, bouillonne comme la source qui vient de trouver le jour.

    – Dis-moi, tu ne te laisses pas un peu emporter ? Tu es en train de me dire que le jour et ses beautés ne leur suffisent pas pour vivre ? Ils ont besoin de rêves pour remplacer les couleurs ?

    — Tu ne peux comprendre, mon ami. Personne ne nous empêche d’accrocher les poésies que l’on aime, pour rendre le jour inoubliable.

     

    — Alors là tu me cloues le bec !

    Amazone Solitude


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    Un amour éternel Le soleil était haut dans le ciel lorsqu’ils arrivèrent au pied de la falaise dont ils auraient pu changer le nom, tant ce jour fut important pour le reste de leur vie. Elle aurait pu être leur, porter le nom d’un amour qui venait de naître telle une fleur, mais pas de celle qui se fane au soir d’une journée extraordinaire ! Non, celle-ci ne pouvait ressembler qu’aux immortelles !

    Ce jour-là, la mer avait décidé elle aussi de s’inviter à la fête, et pour les saluer ne fit aucune démonstration de force pour les intimider. Elle resta calme, soulignant d’une écume aussi fine qu’une dentelle que l’on eut dite économe, les rochers qui semblaient se tremper les pieds afin de les délasser. Le vent venant du large soufflait juste ce qu’il fallait pour que les rayons d’un soleil estival ne brûlent pas les peaux fragiles.

    — Je crois que la mer nous invite à la rejoindre, dit-elle ; tu me suis ?

    — Pardonne-moi, mais pour l’instant je préfère rester ici et surveiller que tout se passe bien pour toi et qu’aucune menace ne rôde dans les environs.

    — Dans cette mer, il n’y a pas de dangereux requins, tu sais ! Ce n’est pas comme dans celles que tu as connues et qui baignent les rivages d’autres continents.

    Elle conclut sa phrase par un merveilleux plongeon et pour la recevoir, la mer s’ouvrit galamment. Un instant elle disparut dans le frémissement de l’eau se refermant, comme pour effacer la cicatrice provoquée par ce corps, telle une lame finement aiguisée. Installé sur son promontoire, il la regardait nager dans une eau claire, complice en cet instant, pour ne pas lui cacher ce corps qui ondulait avec la vague.

    — Est-il possible que j’aime une sirène, se dit à voix basse le jeune homme, sans quitter des yeux, celle qui, il le devinait à cet instant, allait lui ravir le cœur pour des années, sans doute même toute la vie ?

    Quand elle sortit de l’eau, son corps ruisselait comme si la mer tout entière ne voulait plus la quitter, sinon à regret. Il descendit jusqu’à elle et lui prit délicatement la main qu’il porta à ses lèvres.

    — Aujourd’hui, est sans doute le plus beau jour de ma vie, lui confia-t-il, en la fixant droit dans les yeux, dans lesquels, malgré le soleil radieux, brillaient des milliers d’étoiles. Je viens enfin de découvrir que le bonheur avait un nom, qu’il pouvait surgir à tout instant, et de lieux aussi inattendus que celui de la mer.

    Pour m’être agréable et finir de me conquérir, il a un corps de rêve, un nom qui lui va à ravir et à cet instant je sais qu’en plus, il a un goût. Il est salé, dit-il en souriant. Sans brusquerie, maitrisant ses gestes pour cacher son émotion il l’attira contre lui. Il attendit que son corps se fût calmé pour lui dire :

     — Au diable si je me répète ; mais j’ai besoin de te dire à nouveau que je t’aime.

    Pour toute réponse, elle lui dit :

    — Pourquoi trembler ainsi, mon ami ?

    — Un peu honteux, il dit presque dans un murmure :

    — Je l’ignore ; sans doute mes amis laissés au village quelque part en Afrique qui me rappellent à leur souvenir. Ils procèdent au transfert de notre amour. Le mien te rejoint, tandis que le tien m’investit. Dans quelques secondes, ils vont réunir nos cœurs de sorte qu’ils ne fassent qu’un et nos âmes pour qu’elles ne s’égarent plus jamais.

    Moi qui aie tant douté, je sais que maintenant je ne serai plus jamais le même. À l’avenir, il ne suffira plus que je ne pense qu’à moi-même. Désormais, nous serons deux à partager la vie que nous allons mettre dans la merveilleuse corbeille de l’amour.

    Ils étaient là, serrés l’un contre l’autre, interrogeant du regard la falaise, qu’ils prirent pour témoin. Elle pourra crier au monde entier que c’était devant elle qu’ils avaient échangé leur premier baiser, et qu’ils avaient fait le serment de s’aimer toute la vie. La mer, attentive à ce qui se passait, avait arrêté son mouvement comme pour montrer son consentement aux promesses qui venaient de s’échanger. C’est alors qu’elle lui rendit son baiser avec autant de passion qu’il en avait mis dans le sien.

    Dans le ciel, les nuages formaient des visages qui s’enfuyaient vers le Sud. Il crut reconnaître l’un d’eux, son ami le marabout, qui souriait. Nul doute que ce soir autour du grand feu les tam-tams battraient sur un rythme effréné. La fête durerait jusqu’au matin comme à l’annonce de chaque bonne nouvelle.

    — Mon amour lui dit-il, c’est en ce jour que je viens de naître. Avant toi, je n’existais pas, je vivais dans un monde froid et silencieux. Tu as insufflé en moi une vie nouvelle, tu as ensoleillé mes jours, et je suis heureux que le bonheur porte ton nom. Je vais graver notre promesse sur ces rochers, car notre amour sera à leur image, indestructible et éternel.

     

    Amazone Solitude

     

     

     


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  • Ultime sourire

    — Il est des pays qui sont poursuivis par la malchance et par le biais des causes à effets, cette malédiction s’invite chez les habitants qui se seraient bien passés de pareilles convives. De conquêtes en occupations avant de connaître la débâcle, elle laisse souvent un gout amer dans les bouches et les esprits. Elle devient ensuite un sentiment qui se transmet comme un héritage.

    Alors, comme s’ils voulaient exorciser la malédiction, certains hommes tentent de relever le défi, décidant un beau matin de monter en première ligne. L’un d’eux aurait pu expliquer aux générations suivantes les enseignements qu’il en avait retirés, si, un beau matin, pour lui la vie ne s’était pas enfuie.

    Il avait pourtant tant à apprendre de cette existence qui ne s’était pas complètement dévoilée, car dans le grand livre de la vie, le mot fin n’apparait jamais. Chaque jour est une page blanche qu’il nous faut remplir afin que nos descendants puissent y rajouter leurs propres images pour que l’histoire demeure immortelle. De son monologue, on aurait pu retenir les quelques extraits qui suivent.

    — Sois courageux, me criait-on ! L’avenir appartient à celui qui le provoque et s’en empare.

    Alors, j’ai écouté ceux qui depuis de lointains bureaux douillets haranguaient les fils innocents de leur pays. Je fus l’un de ces nombreux volontaires à partir la fleur au fusil. Je suis allé d’un pas hardi, parfois en chantant à tue-tête des chansons qui vantaient la grandeur de notre patrie. De par le monde, je suis allé combattre le supposé mal et enseigner le bien.

    Enfin, c’est ce que mon inconscient m’avait soufflé ; m’engager pour vaincre l’ennemi de la patrie. La nation pourtant était bien loin de nous. De traversées en voyages, j’en ai vu des pays que chez nous on imagine qu’en rêve ! J’en ai connu des filles, si belles que je ne savais laquelle choisir ! J’ai flirté avec la joie ignorant qu’elle savait cacher la peine pour paraître plus grande.

    Un jour, une petite voix m’avait soufflé que le bonheur ne passe qu’une seule fois, gare à celui qui ne s’en saisit pas.

    Le temps passa et le ciel s’assombrit. Avec mes camarades, nous avons parcouru les rizières, souffert dans les bambous et les forêts, rampé sous les rafales de plombs à la recherche de chair humaine, le nez dans la boue, jusqu’à ignorer si au-dessus de nous le ciel qui, cependant, existait toujours.

    — Osez, nous disait-on à longueur de temps.

    — Longtemps après ces mots résonnaient encore dans ma tête. Mais quand on est en enfer, il n’est plus temps de croire. On lutte pour survivre. Nous avons combattu, avançant d’un pas le matin, reculant de deux à la porte des ténèbres, pour finalement être les vaincus d’une guerre qui n’était pas la nôtre.   Les rescapés que nous étions s’en sont retournés, sans penser à entonner le moindre chant.

    Ils avaient en mémoire les regards de ceux qui étaient tombés, avec dans le regard quelque chose d’indéfinissable qui installe le doute dans l’esprit des plus forts.

    Le temps passa et nous avons connu d’autres « théâtres d’opérations ».

    Quelle ironie ! Nommer théâtre, le lieu où les hommes s’entretuent et où les spectateurs sont si loin de la scène qu’aucun d’eux ne songe à applaudir quand un acteur tombe, la main sur le cœur. 

    Et là, de pitons escarpés en djebels, de bleds en oasis, il me fallut toujours y croire. J’avais été conditionné, alors j’ai continué d’oser, mais ma foi s’érodait, le doute en moi avait grandi et maintenant il faisait son chemin.

    Pour me déstabiliser, mon ennemi me souriait et m’appelait « mon frère ». En d’autres lieux et d’autres temps, il est vrai qu’il aurait pu être mon ami. J’ai bu à l’oasis, j’ai aimé et encore aimé, plus pour cacher mon désarroi que pour semer l’amour. Un jour, j’ai même entendu un grand homme s’exclamer : « Je vous ai compris ».

    Ce que je compris, surtout, c’est que si nous ne parlons pas le même langage, il est inutile d’employer des mots qui font mal et qui forcent les larmes à couler.

    Quand le jour décide qu’il est l’heure de mettre de la clarté sur la terre, dans le firmament, une à une, les étoiles s’éteignent. Ce matin-là, la mienne fut la première à baisser sa lumière. Je venais à mon tour de tomber. La mort que j’avais méprisée depuis si longtemps m’avait rattrapée. Avant de fermer les yeux, j’ai tenu à regarder le ciel. Partout où je suis passé, il avait la même couleur. C’était le seul lien de chez nous qui m’avait accompagné.

    Un dernier sourire passa sur mon visage quand je me souvins qu’on me disait « l’avenir ouvre en grand ses portes aux audacieux ».

     

     Je vois aujourd’hui sur quoi elles débouchent ! Amazone. Solitude. Copyright n° 00048010-1 


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    L'enfance envolée— Près de la fenêtre, le regard posé sur l’infini d’un ciel qui attendait le soir, une mère parlait à sa fille comme elle le faisait depuis des années.

    — Ma chère petite fille, car dans notre esprit, tu resteras toujours la petite fille, jamais nous ne nous pardonnerons de n’avoir pas consacré suffisamment de temps à surveiller dans chaque matin si la fleur que tu étais alors était sur le point d’éclore. Nous avions oublié que sous un ciel bas et triste aucun bourgeon ne saurait s’épanouir, semblable à un cœur que l’amour aurait oublié de visiter.

    Ce qui est arrivé est de notre faute. Ton père et moi avons toujours été trop orgueilleux. Nous t’avons faite trop belle, trop désirable en oubliant que dans l’esprit des jeunes filles toutes n’aspiraient pas à devenir des princesses. Il en est qui demeurent de jeunes filles sages, attendant patiemment que le papillon, délicatement, se pose sur leur épaule, afin que les sentiments reconnaissent qu’en cette âme il y a de la place pour le bonheur. Ton papa se plaisait à me dire en te regardant :

    — Qu’elle est belle notre petite ! S’il m’était permis de la comparer à une parure, je dirais sans hésiter qu’elle est la plus belle perle du collier. Elle sera désirée à ce point, que malgré nos efforts on nous la volera, comme le sont les bijoux trop brillants. Je suis certain qu’elle n’aura pas encore vingt ans, qu’il y aura une longue file de prétendants devant la porte.

    — Oui, ma petite fille, je le confesse aujourd’hui, je me sens responsable de ce grand vide qui occupe nos cœurs. Je n’ai rien compris, tout est allé trop vite pour moi qui n’ai jamais relevé le nez de mon ouvrage. Le temps passait et déjà, tu n’étais plus une enfant.

    Tu allais avoir dix-huit ans ! L’âge aux souvenirs impérissables pour une jeune fille. Les hommes ont toujours l’habitude de parler de destinées qu’il nous faut suivre lorsqu’elle vient nous prendre par la main pour nous conduire vers les saisons les plus belles. Chez nous, ce fut l’inverse.

    Le destin devant notre porte s’est arrêté. C’était un de ceux qui ont le regard triste, reconnaissable à ses yeux baissés et son air ironique. Il te prit alors que le jour n’avait pas épuisé son sablier, à l’heure où le printemps nous paraît éternel, l’époque des parfums, des fleurs et des promesses.

    C’est l’âge où l’inconscience nous fait bâtir les espérances les plus folles. C’est aussi le temps où l’on entasse pêle-mêle dans un carton le passé, les chagrins d’enfant, les caprices et les cauchemars. C’est le moment où l’on dépose ses petites chaussures, car on estime qu’il est temps d’arpenter le chemin de l’existence d’un pas plus sûr, plus agile, mais aussi plus impatient. Alors, peu importe le soulier, pourvu qu’il soit grand et solide.

    C’est l’instant où de nombreuses jeunes filles montent au grenier en jetant un dernier regard attendrissant à leur carton qui revêt les accents de toute une jeune existence. Il renferme les trésors accumulés au fil des ans afin que la lumière ne les abîme pas. On aimerait tant qu’ils gardent les couleurs et la fraîcheur, mais aussi les secrets qu’on leur a confiés.

    Qui sait si un jour nous n’aurons pas à le rouvrir pour pleurer sur notre mémoire. Les souvenirs ont en commun un sentiment bien particulier. Ils hantent notre esprit pour que nous prononcions les mots qu’ils veulent entendre afin que l’on ne les oublie jamais.

    C’est dans cette perspective que l’on prend délicatement tous ses rêves dans les bras, et que l’on ne quitte pas le grenier sans un dernier regard plein de tendresse vers ce carton où va se morfondre la toute première poupée de chiffon.

     

    La tienne, je n’ai pas eu la force ni le courage de la cacher dans aucun carton. Je ne voulais pas te perdre une seconde fois. Alors, elle est près de moi le jour durant. Je ne cesse de lui parler et de lui sourire, avec l’espoir fou, sans doute, qu’un jour elle me rende ces sourires qui font tant mal quand ils insistent pour se dessiner sur les visages blessés.

    Amazone Solitude


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  • La boulangerie des mille douleurs— Dans le fournil bas de plafonds, que supportaient des poutres équarries à l’herminette, mais qui en un siècle n’avaient pas pris une ride, se jouait un acte douloureux d’une pièce de théâtre que les acteurs auraient bien voulu n’avoir jamais connue.

    En cette nuit du mois d’août, les grillons s’en donnaient à cœur joie. Avaient-ils deviné qu’un drame était en train de se jouer et qu’ils ne voulaient manquer aucune réplique ? Juliette, la femme du boulanger avait décidé qu’il était temps de crier ce qu’elle avait sur le cœur. Voyant son mari s’apprêtant à aller réveiller leur fille, elle se planta devant la porte et lui lança :

    — N’attends pas ta fille ce matin. Elle ne viendra pas travailler, pas plus que demain ni les jours suivants ! Je lui ai conseillé d’aller voir autre chose que cette prison dans laquelle tu nous retiens depuis tant d’années. Si nous n’avons plus rien à attendre de la vie, il n’en est pas de même pour elle. Tu n’as pas le droit de moissonner du blé qui n’a pas encore mûri.

    Il voulait hurler sa colère, mais aucun mot ne sortait de sa bouche qui cherchait un second souffle. Pour la première fois, il l’écoutait sans rien dire. Il était planté à côté du pétrin semblant ne pas en croire ses oreilles. Elle avait souhaité un dialogue et c’était un long et triste monologue pitoyable qui s’élevait. Le voyant interloqué, elle en profita pour monter à l’assaut de la forteresse affaiblie. Elle voulait aller vite et faire mal avant que son mari ne reprenne le dessus, comme toujours il avait réussi avant ce matin. Elle investit la brèche.

    — Tu n’as jamais réalisé que ta fille et moi, tu nous traitais comme si nous étions tes esclaves. Tu vis comme si nous n’existions pas. Jamais un regard ou un mot tendre, de ceux que les gens aiment à entendre. Des reproches, oui, autant que du bois qui passa dans ce four sans jamais émettre la moindre plainte. Pourquoi m’avoir fait supporter la venue de notre fille comme une erreur à la place d’un fils tant désiré ? Je ne l’ai pas faite toute seule, me semble-t-il ? De toute façon, tu la fais travailler comme si elle était un vrai garçon.

    Te souviens-tu de ce jour Léon, quand j’ai perdu le second enfant ? Je sais que jusqu’à aujourd’hui, tu ne me l’as jamais pardonné. Mais est-ce ma faute si ce petit ne s’est pas accroché comme il le devait ? Tu me faisais travailler autant qu’un homme.

    Le drôle, lui, l’avait bien compris. Comme il était meilleur que toi, il a préféré partir plutôt que de me voir souffrir. Et pour être certain que plus jamais je n’aurai à verser d’autres larmes, il a emporté avec lui tout ce qui servait à en faire d’autres. Il a refusé que des malheureux voient notre misère.

    Léon, n’as-tu donc jamais compris qu’à tes côtés, c’était l’enfer ? Pour toi, une seule chose compte. Ton pain ! Tu voulais qu’il soit le plus beau, le meilleur, celui que tout le monde s’arracherait. Mais y as-tu vraiment goûté à ton pain ?

    Il a un goût amer et acide, parce que nos larmes s’ajoutent à l’eau dans la farine. Et cette amertume ne t’a jamais râpé le gosier ? Et tu ne l’as jamais entendu geindre quand il cuit ? Regarde-moi mon pauvre ami. On a à peine marché dans la vie que déjà la voilà qui s’enfuit. Sur notre enseigne, il ne fallait pas écrire : au bon pain de Léon, mais la boulangerie des mille douleurs. Cela aurait été plus juste !

    Depuis des années, j’attendais le jour où enfin je pourrai te dire ce que j’ai sur le cœur, et autant d’autres où je voulais m’enfuir loin de ce bagne. Mais vois-tu Léon, j’ai toujours renoncé, car c’est dans cette maison que mes larmes ont l’habitude de couler et de vite disparaitre pour qu’on ne les voie pas.

    Lassée de parler seul, Juliette cria plus qu’elle le voulut.

    Léon, dis quelque chose, ne reste pas planté là sans rien dire !

    Léon ne dirait plus rien, pour la première fois il était vaincu. Il venait de s’écrouler, foudroyé par un cœur refusant lui aussi de continuer sur un chemin qui ne s’était jamais éloigné du four ni du moulin.

    Extrait du « Village maudit »

     

    Amazone. Solitude. Copyright n° 00048010-1 


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