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    LES GARDIENNES D’OIES – Le matin les voyait quitter la grande cour de la ferme, l’une menant les bêtes à la pâture, l’autre réunissant les oies pour les conduire vers la mare où elles s’ébroueraient avant de retrouver le champ nouvellement moissonné, dans lequel elles finiraient de glaner les derniers grains. En effet, il s’en trouve toujours quelques-uns pour se laisser tomber, comme s’ils refusaient de se plier au triste sort qui leur était réservé. C’est que les faucheurs, animés par l’ivresse de la coupe, y étaient allés de leurs histoires des gens de la campagne. Ce jour d’été, précisément, ils n’avaient pas été avares de leurs mots. Certes, ils avaient bien vanté la belle qualité de la récolte, mais les céréales avaient surtout retenu qu’elles finiraient, pour la plus grande quantité, broyées sous l’énorme meule du moulin. Alors, devant cette cruelle vérité, beaucoup avaient fui les épis, parfois malmenés par des mains et des bras que la tendresse n’avait jamais beaucoup fréquentés. 

    Sitôt les clôtures mises en place aux prés où les vaches se délectaient de l’herbe grasse, Juliette rejoignait sa cadette Catherine pour conduire le troupeau d’oies et de canards vers les champs d’abord, puis du côté de la verte prairie, dans laquelle les bêtes ne regardaient pas à leurs efforts quant à tondre, et débusquer les insectes qui amélioraient leur ordinaire, tandis que ces derniers se pensaient en sécurité. Les jeunes filles aimaient bien ces matinées ensoleillées qui leur permettaient de s’isoler de la ferme, où les parents leur trouvaient sans cesse une tâche à accomplir, alors qu’elles avaient tant de choses à se confier, comme si elles ne s’étaient pas vues depuis des semaines. Il est vrai que les aînés ne se trompaient pas quand ils les nommaient une paire de complices, plutôt que les sœurs, en opposition à leurs frères dont on disait que chacun tirait sans souci de dérangement, le drap et les couvertures de son côté, les entraînant dans de fréquentes querelles. Elles, au contraire, partageaient tout. L’une n’avait aucun secret pour l’autre, et les émotions clôturaient toujours les échanges à voix basse à l’instant où elles se trouvaient au milieu de la famille. À l’extérieur, il en allait différemment. Elles devenaient exubérantes, riaient pour un petit rien, et parlaient sans précaution ni obligation de se méfier en permanence si un regard se posait sur elles, à la recherche de quelque faute les concernant. Et ce matin-là, elles en avaient des confidences à se dire !

    C’est Catherine qui entama la conversation la première.

    – Dis-moi, Juliette, je te surprends à me cacher qu’un beau jeune homme aurait des vues sur toi ?

    – Je ne te dissimule rien, sœurette. J’attendais seulement le moment opportun pour t’en parler. Cependant, autant te le préciser tout de suite, le monsieur en question ne m’a adressé aucune demande officielle.

    – Pourtant, à la maison, on murmure, ma Juliette !

    – Laisse les faire, ça les occupe.

    – Mais toi, ne te sens-tu pas attiré par cet homme dont je ne sais même pas s’il est du pays ou d’ailleurs, pas plus que je ne connaisse son nom ?

    – Tout cela est une pure invention des parents, ma chère sœur. Ils ne m’ont pas mise dans leurs confidences, alors que je suis la première concernée. Ce sont leurs manigances, pas les miennes. Pour tout dire, je crois deviner qu’ils sont pressés de me marier, comme s’ils cherchaient à se libérer de moi.

    – Mais, ma Juliette, pourquoi voudraient-ils se débarrasser de toi ? Tu ne les gênes en rien, et surtout tu es leur enfant au même titre que les autres frères et sœurs ! Et moi, je ne désire pas que tu partes de la maison ; j’ai trop besoin de toi, et tu le sais bien. Que deviendrai-je sans toi ? Je n’ose pas l’imaginer.

    – Rassure-toi, ma petite chérie. Je ne suis ni mariée ni envolée du nid. En fait, ce n’est pas si grave que tu le penses, bien que cela relève quand même d’une certaine indécence de leur part. Ils se croient encore au siècle dernier, où il était de bon ton de réunir les familles en même temps que les fermes. Ils arrangeaient les couples selon leurs convenances, pourvu que leurs terres n’en perdent aucun sillon. Il y avait aussi une raison particulière à cet empressement de voir les filles emprunter la route de leur destin. Sur la propriété, on n’aime pas trop les demoiselles. Parfois, elles sont ressenties comme des bouches supplémentaires à nourrir, tandis que la production n’évolue pas au rythme de la fratrie. Alors, dès qu’elles sont en âge d’être mariées, on se met en quête d’un prétendant. Le plus près possible de l’exploitation ; n’oublions pas l’importance qu’ils accordent à l’agrandissement des fermes, en même temps que l’union des enfants. Mais, n’aie pas de crainte, ma Catherine. Je n’ai aucune envie de fonder un foyer, et quand je le ferai, c’est que j’aurai choisi celui avec qui je partagerai ma vie. Et ce n’est pas pour demain.

    – J’espère, ma Juliette ; cependant, je ne suis pas rassurée pour autant. Car, après toi, ils envisageront de faire pareil avec moi quand le moment sera venu ! Mais surtout, dans cette attente, je me sentirai bien seule, séparée de toi. C’est comme si je devais me préparer à devenir orpheline !

    – Pour l’heure, tu ne risques pas de l’être. Toi et moi, nous sommes des gardiennes d’oies et cette occupation me va très bien. Le temps travaille pour nous, ma petite sœur, laissons-le faire. Tu sais, les affaires de cœur, ça le connaît ; faisons-lui confiance.

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     Tableau de Henry John Yennd King

     

     


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  • L’HEURE DES COMPTES – Dis-moi,-toi, le papillon insolant qui tourne sans cesse autour de moi depuis l’aube du premier jour de la belle saison ; n’as-tu pas trouvé d’autres fleurs, sur qui jeter ton dévolu ? T’impressionnent-elles à ce point que tu ne puisses leur déclarer ton amour, à moins que tu ne viennes vers moi parce que l’âge te conseille de toucher avec les yeux, afin que dans un monde inconnu tu emportes les plus nobles images ?

    – Ton discours se fait dégradant à mon égard, tandis que je ne cesse de t’admirer. Tu me blesses profondément, plante ingrate, alors que moi, je ne t’adresse aucune parole désobligeante, pas même sur tes origines douteuses qui font de toi ce que tu es, c’est-à-dire un végétal banal au milieu de tant d’autres plus parfumées.

    – Insolent personnage ! Si les senteurs de mes amies t’enivrent tant, que fais-tu sur mes pétales, empêchant au temps de s’y arrêter ? Lui, alors que je ne le vois pas, sans rien me dire, chaque jour vient déposer sur mon cœur quelque chose de si doux, qu’il me semble reconnaître des baisers. Tandis que toi, que la nature a matérialisé, tu es grossier, t’essuyant les pattes avec frénésie sur mon calice, comme pour en percer le mystère. Te surprenant en train d’agir ainsi, tu me fais penser à un jeune premier qui découvre le monde après une éternité passée dans une chrysalide, à mi-chemin entre la pauvre chenille que tu fus et l’insecte que tu es présentement. Chez toi, les apparences sont trompeuses, car pour devenir ce que tu es, il te fallut te transformer plusieurs fois ; il est à croire que vous, les papillons, vous ayez beaucoup de choses à nous cacher, ou peut-être à vous reprocher.

    – Ton comportement est bien étrange pour une vulgaire sauvageonne de la prairie ! Saurais-tu m’expliquer ce que tu as qui me manque ? Peux-tu dire ce que tu connais de ton environnement, qui te paraisse extraordinaire, alors qu’il te faut de l’humus pour te développer, la patte d’un animal pour transporter tes graines, ou un souffle du vent quand il y pense ? As-tu une idée du phénomène de la composition du sol dans lequel tu germas ? Il n’est que le fruit de la lente putréfaction des végétaux, auxquels s’associent les déjections de toutes les bêtes de la forêt ! Tu n’as pas le sentiment que ton berceau est très particulier ? Pour devenir belle, en fait, tu as besoin des excréments des autres ; c’est peu flatteur ! Quant à moi, dois-je te rappeler que je suis le produit d’un noble processus, que ce fut un membre de ma famille qui féconda ma mère et aucune entité étrangère à notre lignée ? Que des œufs furent pondus sur une feuille et que de ces derniers, tous mes frères et sœurs sont nés ?

    – Je connais ton histoire, ne te fatigue pas. D’autres avant toi y sont déjà allés de leurs discours. Je vais même te dire que vous manquez bougrement d’élégance.

    – Tiens donc, que te faut-il de plus ?

    – Je suis navrée de te rappeler que le support sur laquelle on vous déposa, en un clin d’œil, est dévoré, alors que vous découvrez à peine le ciel. Me vois-tu faire semblable chose de mon personnage ? À la différence de toi, je l’enrichis de ma végétation, et surtout, je lui confie mes graines, à la manière de quelqu’un qui jurerait fidélité à son compagnon. Vous, après la feuille, vous engouffrez le rameau, puis la tige, comme si vous cherchiez à faire disparaître le monde dans lequel pourtant vous évoluez. C’est vraiment une curieuse façon de remercier la vie qui vous prête ses couleurs, sa douceur, et sa lumière. Nous, au contraire de vous, nous l’embellissons, la parfumons. Je crois même avoir entendu certaines personnes prétendre que nous étions les friandises de la prairie, la note de gaieté dans le vase sur la table, l’élément essentiel des parterres au long des saisons.

    – Je ne voudrais pas te faire de peine, chère prétentieuse. Mais je porte à ta connaissance que les hommes nous recherchent pour enrichir leurs collections…

    – Ah ! Laisse-moi rire, bel innocent ! Je les vois chaque jour, les grands et les petits, le filet dans une main, un leurre dans l’autre, courant derrière vous ; ils crient comme s’ils n’avaient jamais rien découvert, tandis que dans le piège, vous abandonnez votre superbe. Et sais-tu pourquoi je les maudis, ces voleurs de papillons ?

    – Non, je n’en ai aucune idée, et je n’imagine même pas que tu es triste quand tu comprends que l’un de nous va disparaître au fond d’une boîte.

    – En vérité, votre sort m’importe peu. Cependant, tu as raison. Même si je frémis en pensant que l’on va vous transpercer pour vous épingler et vous remiser dans un tiroir où le soleil ne caressera plus jamais le velouté de vos ailes. Tu vois, je suis quand même compatissante à vos douleurs. Mais le plus navrant réside dans le fait que pour arriver à ce triste résultat, vos bourreaux auront écrasé la moitié de nos amies. Tu comprends pourquoi je nourris de la haine pour ses détrousseurs de papillons.

    – Oui parfaitement maintenant que tu m’expliques la raison qui te fait détester ces gens, je te fais une promesse. Si tu me laisses goûter à ton cœur, désormais je ne viendrai t’honorer que les jours où nulle âme ne piétinera votre prairie. Cela te satisfait-il ?

    – Plus que tu l’imagines, mon ami. Je t’en suis même reconnaissante. Alors, si tu le veux, je le mets à ta disposition et sur l’autel de notre nouvel amour, je te propose de faire la paix.

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  • – Entre la terre et ses serviteurs, l’histoire a commencé depuis longtemps ; je dirai même depuis le jour où le ventre de l’humanité lui recommanda de tout mettre en œuvre pour le contenter. Alors, d’un morceau de bois qu’il transforma en une charrue approximative, l’inventeur, s’aidant de sa compagne ou d’un fils, ils éventrèrent le sol, pour en faire disparaître la brande qui le recouvrait. Mais il fallait bien du temps pour terminer le premier sillon, car tirer l’outil à main nue requérait beaucoup de force, cette dernière générant de vives douleurs, identiques à celle que l’on fouillait, mais qui se retenait aux racines, afin de ne pas se laisser découvrir. Oui, le champ avait peur de perdre son âme dans cette nouvelle aventure. Cependant, la récolte s’étant montrée généreuse, les paysans comprirent qu’ils devaient travailler de plus grandes parcelles. Alors ils eurent l’idée de fabriquer un matériel plus conséquent, et entreprirent de domestiquer un animal pour remplacer l’homme. Le résultat fut à la hauteur des espérances. On défricha, laboura, sema et engrangea.

    C’est alors que les premières dissensions virent le jour au sein des familles. Certes, les valets de la terre n’appartiennent pas à la même lignée ; pourtant, on les imaginerait issus d’une seule maison, tant leurs exigences se ressemblent, ainsi que leurs émotions quand ils parlent de leurs champs. Déjà, les plus jeunes critiquaient les aînés et leurs méthodes. Ceux-ci répondaient qu’ils avaient encore besoin de quelques ans pour apprendre et que le temps viendrait où à leur tour, ils seront en mesure de faire selon leurs manières de croire et de mettre en valeur leurs pensées. Mais, dans l’existence des hommes, les saisons se succèdent toujours plus vite, et sans considération particulière, elles poussent les ouvriers des campagnes vers la sortie. Ceux qui cherchaient à imposer leurs idées finirent par prendre le pouvoir. Ils s’acharnèrent ; exploitèrent de plus grandes surfaces, comprenant qu’ils pouvaient tirer un profit de leurs tâches, car tous ne désiraient pas être des paysans au service de la terre, il fallut bien qu’ils se nourrissent. Toutefois, les mains fouillant le sol, la tête baissée sur les travaux, ils ne s’aperçurent pas que leurs enfants s’épanouissaient au fil des printemps. Le jour vint où sans les avoir entendues ni apprises, les réflexions que les parents avaient adressées à leurs aînés leur revinrent brutalement. Une belle histoire ne commençait pas, c’est la précédente qui écrivait le chapitre suivant. Les agriculteurs d’alors ajoutèrent à leurs récoltes de nouveaux produits. Ils se lancèrent même dans l’élevage, comprenant que l’on ne pouvait puiser indéfiniment dans l’environnement sans risque d’épuiser le vivier naturel. L’humanité venait de faire un immense pas en avant. Mais tout à leurs calculs savants, ces paysans des temps modernes, comme ils se qualifiaient non sans fierté, du haut du sillon sur lequel ils contemplaient leurs œuvres, ne virent pas s’approcher leurs enfants qui les bousculèrent sans ménagement, au risque de leur faire perdre l’équilibre. L’heure de la remise en cause avait sonné. Les façons culturales d’antan avaient vécu. Il était l’heure de passer à autre chose. En un mot, ils donnèrent à comprendre aux anciens que s’ils ne pouvaient imposer leurs méthodes, ils considéraient être révolutionnaires, ils s’en iraient tenter leur chance ailleurs, dans tout autre domaine pourvu qu’ils ne les obligent pas à devenir des esclaves. Valet de la terre, oui ; tomber dans la dépendance, non ! Ils prirent donc le pouvoir plus qu’on leur céda.

    Mais les saisons n’entendant rien aux discours des individus imitèrent les pendules, à moins que ce ne fût l’inverse ; elles ne cessaient de tourner. Les nouveaux servants, pour gagner du temps, dételèrent la paire de bœufs, et les remplacèrent par des chevaux puissants et fougueux. La faux sans être définitivement abandonnée vit arriver les machines. On n’en finissait plus d’engranger. Les hommes n’étaient plus de simples paysans. Ils étaient devenus des commerçants, des comptables, des négociants. Ils succombèrent aux avances des apprentis sorciers qui leur firent croire que des engrais chimiques les aideraient à produire plus. Ils coupèrent les haies protectrices pour étendre les surfaces. Elles furent immenses, certes, mais exposées aux intempéries. Le vent s’en donnait à cœur joie, n’ayant plus d’obstacles à franchir. Les blés connurent l’injure de la verse. Alors, on créa des céréales à la tige plus courte. Mais du même coup, on diminua la qualité et le rendement de la paille. Bref, on venait sérieusement de jeter une poignée de sable dans l’engrenage d’une merveilleuse machine, celle qui se nomme mère Nature. D’inventeurs en apprentis sorciers, nous en sommes à notre époque, où, de nos fabrications saines, on en fit des aliments porteurs, et transmetteurs de maladies. Derrière chaque buisson se cache un nouveau règlement et les générations modernes ne peuvent que se tourner vers les aïeux s’ils veulent survivre. Il faut se décider à mettre un point final à l’histoire que les anciens commencèrent à esquisser il y a bien longtemps, car eux écrivaient lentement, afin d’en comprendre chaque mot.

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  • – Il est vrai que beaucoup de ceux de mes amis que j’ai rencontrés dans ma vie avaient des animaux de compagnie plus traditionnels, et je n’ai pas failli à la règle, malgré les apparences. Cependant, je me dois de vous expliquer qu’au cours de mon existence de solitaire, des chiens et des chats, il en est passé des dizaines dans ma modeste demeure. Les premiers, je les ai hérités des parents. Naturellement, ils vécurent heureux jusqu’à ce que les divinités des bêtes viennent les chercher. Sans que je ne fasse rien pour les remplacer, des mendiants à quatre pattes m’ont choisi pour compagnon. Chez nous, le règne animal n’est pas un vain mot. Je me demande même s’ils n’ont pas obtenu plus que moi.

    Il me faut vous dire que la ferme n’est pas grande. Toutefois, elle est suffisante pour mes besoins personnels, ainsi que le bétail que j’élève. Afin de ne pas être en reste ni dans la pauvreté, au marché, une fois par mois je vends quelques fromages, des légumes, des fruits, de la volaille et des lapins. Une fois l’an, le boucher vient prendre un ou deux veaux, faisant que l’homme que je suis est certainement solitaire, mais pas malheureux, croyez-moi. Il m’est même arrivé d’imaginer que beaucoup de gens qui se plaignent de leurs conditions devraient réinvestir les campagnes qu’ils ont fuies il y a longtemps, pour courir jusqu’à l’épuisement vers les chimères de toutes sortes. Dame ! Pour vivre à ma manière, bien des habitudes il leur faudrait perdre, pour que les gestes d’antan retrouvent leurs automatismes et leur souveraineté. Derrière eux, ils devront abandonner toutes les choses inutiles que les consortiums, à leur insu, ont rendues indispensables. Afin de mieux les attacher à leurs immenses désirs de profits, les systèmes de tous genres les abreuvent d’informations aux couleurs du mensonge. Ils sont abusés du matin au soir, transformés en consommateurs ne sachant plus apprécier les produits naturels. Pour les détourner de la vérité, on a corrompu leur alimentation, en déformant la réalité et tant d’autres manières qu’à la fin, ils se sont installées eux-mêmes les chaînes aux pieds et aux mains. Ils pensaient avoir conquis la liberté, ils ont versé dans la dépendance et la soumission. Ils étaient des individus droits, volontaires et toujours debout, ils sont devenus des entités rampantes.

    Vous me direz que cela ne me regarde pas et que chaque capitaine conduit son navire à sa guise. Je n’en disconviens pas. Mais je ne puis m’empêcher d’être malheureux pour eux, alors qu’il fut un temps où ils nageaient dans le confort de l’existence, sans soucis du lendemain. Je sais aussi que l’on ne doit pas rendre heureux les gens malgré eux ni les faire sourire tandis qu’ils ont oublié la façon de les afficher sur leurs visages. J’entends vos questions et vos réflexions. Je tiens à vous rassurer. La solitude ne m’a pas été imposée. Je l’ai choisi en connaissance de cause. De toute ma vie, j’ai redouté que l’on m’oblige d’adopter une quelconque cadence pour marcher au pas comme le font les soldats. Je suis seul, car aucune femme n’a désiré épouser mon idéal. Je dois reconnaître que je ne suis pas non plus allé à leur rencontre. J’imagine que pour accepter une tierce personne, il faut avoir quelque chose à partager et d’autres à abandonner. Vous me pensez égoïste ? Vous faites une grave erreur. J’ai choisi de ne pas rendre quelqu’un miséreux en lui imposant mes méthodes. Y avait-il une raison à cela outre ma tranquillité d’esprit ? Oui, je l’avoue, le modèle dans lequel j’ai grandi ne m’a pas permis d’ajouter des couleurs joyeuses aux jours tristes que nous traversions.

    La guerre était loin, mais chez nous, les rigueurs n’avaient pas suivi le départ des hostilités. Mon frère aîné a disparu sur un champ de bataille, et de la précédente, mon père avait conservé les stigmates sous la forme d’une blessure qui l’avait profondément diminué. Ma pauvre maman ne s’en était jamais remise. Elle m’entourait de son amour comme on le fait de nos bras autour de la personne que l’on désire protéger. Elle n’était pas seulement mère ; les souffrances l’avaient transformée en une forteresse invincible. On pensait qu’elle redoutait que l’on vienne m’enlever. J’en conviens, ce faisant sans doute a-t-elle contribué à m’isoler du monde. Mais son amitié compensait les manques de toutes sortes. Un matin, je la trouvais presque heureuse. Son visage était détendu et je devinais une esquisse de sourire sur ses lèvres. Mais son regard ne me voyait pas. Il était fixe ; elle était allée rejoindre sa famille dans un ciel dont nous ne parlions jamais à la maison. C’est comme cela que je fus amené à reprendre la direction de notre petite exploitation. N’ayant personne pour partager ma solitude, je déversais mon trop-plein d’amitié sur mes bêtes. Ainsi, la chevrette que j’ai sauvée d’une mort certaine à sa naissance m’est-elle reconnaissante à ce point qu’elle a choisi de demeurer à mes côtés plutôt que dans la bergerie. Elle ne dit rien, mais son silence est rempli d’un bonheur intense. À sa façon, elle me fait comprendre que nous sommes des orphelins de l’existence, mais que pour rien au monde elle ne voudrait changer quelque chose à notre solitude qu’elle apprécie comme une véritable friandise.

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    Photo glanée sur le net.

     


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  •  Parfois, il m’arrive presque d’avoir honte du privilège que j’ai eu, de vivre à une époque qui jamais plus ne sera celle que je connus. Oh ! N’allez pas imaginer que nous étions des nantis ; loin de là ! C’était même l’inverse ; je veux dire, pour employer les termes d’aujourd’hui, que nous étions plutôt les oubliés de l’histoire ; mais cela en est une autre. Cependant, nous appartenions à ce temps qui prenait le sien pour passer, s’appuyant avec force sur chacun des acteurs qui participaient à la vie du village. Il ne se trouvait personne pour s’apitoyer sur son propre sort, et en conséquence, il ne fallait pas s’attendre à ce que les uns se penchent sur celui des habitants. Quand le bonheur s’arrêtait dans la rue, chacun demandait sa part, et si c’était le malheur qui s’attardait, en toute simplicité sur lui on refermait la porte, espérant qu’il aille frapper à une demeure voisine, et si possible à des lieues du bourg.

    Les jours se succédaient, tandis que les gens savaient, de quoi le lendemain serait fait. Il faut dire que les bras étaient plus embarrassés que les esprits auxquels il n’était accordé que peu de temps à la réflexion. Les gestes à force d’exécutions étaient devenus automatiques. La main se tendait vers un objet en devinant qu’il s’y trouvait, car ce dernier l’occupait depuis des générations, et que personne ne songeait à le changer de place. La vie bien remplie ne laissait pas d’espaces vides. Nous étions au temps où les mots avaient été écrits une fois pour toutes, et l’on se contentait de les transmettre, en ignorant la portée réelle que chacun avait. Dans les maisons, la rue, les champs, tous étaient en communion avec l’enseignement dispensé à l’école communale ; je veux dire que l’on n’économisait pas les révisions des leçons ou des informations, et chacun les répétait machinalement, sur un ton qui frôlait la chanson. Parfois, les réflexions prêtaient à sourire, car personne ne savait d’où ou de qui provenait l’écho reçu, mais tous affirmaient qu’elles étaient bien fondées. En somme, pour remonter la rumeur qui avait circulé tout le jour, on ne se serait pas étonné qu’elle ait pris naissance au début de la rue, dans la première demeure. L’ancien de la génération présente, assis sur la chaise dont on pensait qu’elle s’y trouvait elle aussi depuis des années, avait prononcé un mot que sa famille n’avait pas forcément compris. Cependant, une parole dite au hasard ne pouvait pas rester ignorée. Alors, le voisin la reprenait, y ajoutant une note personnelle, car il fallait bien prouver que l’on était au fait de ce qui se passe de par le monde. De cette manière, la nouvelle circulait et d’une maison à une autre, elle se déformait en s’amplifiant. Au soir, après avoir fait plusieurs fois le tour du bourg, et colportée par les commerçants effectuant leurs tournées à travers la campagne, elle revenait sous la forme d’une histoire qui n’avait rien à envier à celle des écrivains de talent. Ainsi, la rumeur galopait, sans se préoccuper de la véracité de son contenu. De toute façon, tout le monde savait que tel événement serait fatalement arrivé, et qu’on l’avait prédit depuis longtemps, et que par conséquent, il était bien naturel que l’on y ajoute quelques pensées personnelles.

    Mais à ce qui ressemblait à un conte, il arrivait aussi que ce soit la vérité que l’on traduit à la manière que le jour avait daigné se lever, car pour expliquer les choses franchement, le sentiment de désir pour ne pas dire de jalousie imprégnait chaque réflexion. Il suffisait que tel fermier reprenne l’exploitation voisine pour que naissent dans les esprits des idées les plus saugrenues, parmi lesquelles il était question de mauvais sort et de messes noires. Personne ne pouvait réussir dans ses projets sans que l’on prétende qu’il avait été aidé par quelqu’un de bien placé. Celui qui achetait une voiture avait bien entendu dissimulé quelque chose au percepteur, car chacun connaissait la valeur des choses ; donc l’existence, qui était la même pour chacun était difficile.  

    Au long du jour allait la rumeur, vivant de mots inventés, colportés par des esprits qui avaient besoin de nourriture, et il importait peu que cette dernière soit imaginaire ou réelle. Au soir, après avoir encore un peu médit, on s’endormait avec la conscience en paix, car il ne venait à aucun individu l’idée qu’il avait pu transmettre une information erronée ou malveillante. De toute façon, on savait que demain serait certainement illustré de belles images, puisque la vie est ainsi faite, que dans l’âtre où se consument les bûches, celles que l’on ajoute afin que le feu ne meure pas, ignorent les qualités et la provenance de celles qui les ont précédées.

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