• DES MOTS POUR BLESSER– Inutile de me le dire, Alexandra ; je sais que tu n’aimes pas que je regarde par-dessus ton épaule.

    – Alors, si tu es au courant, pourquoi t’entêtes-tu à venir t’y percher comme une hirondelle sur son fil ?

    – Tu vois, comme tu es ; tu ne supportes pas ma présence près de toi, mais tu t’accommodes très bien du fauteuil que notre père m’a ramené de la Louisiane.

    – Je ne prétends pas le contraire, mademoiselle la chipie. Cependant, je dois te rappeler que maman dit toujours que tout ce qui est dans notre maison est le bien de tout le monde !

    – Peut-être le dit-elle, quand elle ne prend pas franchement position dans nos querelles. En tout cas, en présence de sa propriétaire, l’objet ne peut que lui appartenir, et que tu le veuilles ou non, cette bergère est à moi ! D’ailleurs, je te fais remarquer que tu es bien trop grosse pour l’occuper. Tu finiras par le déformer !

    – Comment, je suis grasse ? Tu crois sans doute que je vais me laisser insulter par une petite pimbêche et une morveuse de ton espèce ? Ne sois pas surprise si tu n’es pas près de retrouver ce siège. Si je veux, je n’ai qu’à tendre le bras pour le mettre dans le feu. Ainsi, il ne fera plus l’objet de nos querelles.

    – Eh bien, moi, si tu le fais, je te ferai goûter au tisonnier. Et puis, pour répondre à ta méchanceté, je vais dire à maman que tu lui voles ses romans quand elle s’absente, pour les lire en cachette !

    – Si cela te plaît, personne ne t’en empêchera ; et nous rirons bien, car c’est elle qui me les donne.

    – Menteuse ! Ma grande sœur me prend pour une idiote. Tu t’imagines sans doute que je ne t’ai pas remarquée, ce matin, quand tu t’es servie alors que mère était tout juste sortie ? Tu te crois réellement seule au monde ! À part toi dans cette maison personne d’autre ne compte. Et puis, je ne sais même pas pourquoi je discute avec toi. Tu méprises trop les gens autour de toi. Je suis plus jeune que toi, cela ne fait aucun doute. Mais j’ouvre les yeux et j’y vois clair ! Tu n’es qu’une égoïne, voilà le genre de fille que tu es !

    – Ah ! Laisse-moi rire, ma pauvre petite ignorante ! Avant de te mêler des affaires des grands, va donc apprendre à lire et à écrire !

    – Je sais déjà, mademoiselle !

    – Alors tu as manqué des leçons, ma chère.

    – Ta réflexion est désobligeante. Je connais autant de choses que toi.

    – Dans ce cas pourquoi dis-tu une égoïne au lieu d’une égoïste ? Tu vois bien que tu ne comprends pas ce que veulent dire ces mots.

    – Peut-être que je ne le sais pas, mais ce n’est pas le problème d’aujourd’hui. Ce qui m’intéresse, c’est de récupérer mon fauteuil. Le reste, je m’en fiche.

    – Écoute, Virginie, nous n’allons pas nous battre pour ce malheureux siège à bascule. Si tu me laisses lire en paix, je te raconterai l’histoire, bien qu’elle ne soit pas pour une jeune fille comme toi.

    – Si elle n’est pas pour moi, je ne vois pas comment elle peut l’être pour toi. Nous n’avons pas tant de différence que tu l’imagines.

    – Oui, mais à nos âges l’écart est très important. J’entendais les parents qui en débattaient, l’autre jour. Et tu sais ce qu’ils disaient à ce propos ?

    – Je suis certaine que tu vas prétendre des choses que tu viens d’inventer.

    – Non, Virginie, c’est la vérité. Ils s’étonnaient qu’entre nous, il y ait une si grande fracture. Ils comparaient nos comportements au même âge.

    – Et alors ?

    – Il se trouve que j’étais beaucoup plus avancée que toi. Ils remarquent que tu te laisses trop vivre aux dépens des autres. Et qu’ils envisagent de mettre en pension pour rattraper ton retard. Ici, notre vie est trop douce.

    – Ils ont réellement dit cela ?

    – Absolument, je te l’assure.

    – Même père ?

    – Oui ; et aussi que mère a ajouté que tu es trop sur son dos et que cela te fera du bien d’en être séparé quelque temps.

    – Tu vois, comme tu mens, Alexandra. Je sais très bien que papa m’aime plus que toi et que tu en es jalouse. Jamais il n’aurait dit cela de moi. Ce soir, je vais lui poser la question.

    – Tu feras comme tu veux. Moi, je rapporte ce que j’ai entendu. En tout cas, je t’aurai prévenue, donc tu ne seras pas surprise.

    – Je vais demander aux deux, mais séparément. Et si tu as menti, c’est toi qui te feras gronder. Et peut-être qu’ils t’enverront en pension pour te corriger. C’est sans doute de cette façon que je poserai la question aux parents, afin qu’ils se rendent compte combien tu es méchante avec moi. On ne peut imaginer de quoi sont capables des adultes en colère, ma chère Alexandra.

    – Bon, et maintenant si nous trouvions un terrain d’entente, Virginie ? Après tout, est-ce si important que tu lises par-dessus mon épaule, et que je sois dans ton fauteuil ? Je vais te le céder. Et puis, tout ce que j’ai dit, c’était juste pour que tu me fiches la paix.

    – Peut-être est-ce la vérité ; mais j’en doute, car lorsque l’on prononce des mots, c’est que nous les pensons avant de les annoncer. Je verrai ce soir ce que je ferai ou non. En attendant, je vais dans la chambre, tu peux finir ton livre. De toute façon, je n’y comprenais rien.

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  • AVEC LE PRINTEMPS, LES FLEURS ÉCLOSENT

    – Une fois de plus, la lune ne mentit pas. Depuis des temps immémoriaux, elle essaie d’expliquer à ceux qui veulent faire l’effort de la comprendre, comment et pourquoi les affaires de la vieille Terre sont régies par son pouvoir. Après tout, ce n’est que le juste retour des choses ; puisque l’on nous dit que notre satellite n’était en fait qu’un morceau du nôtre, et qu’à la place qu’il occupe, il est quand même aux premières loges pour voir et deviner, et anticiper la marche dans l’espace de la planète bleue.

    Nous sommes dans la phase pleine de la lune, celle que les animaux redoutent, ne se privant pas pour lui faire savoir qu’elle les dérange, tendant en eux leurs fibres nerveuses à la manière des cordes des arcs. Mais c’est aussi l’époque des naissances, du moins, la légende l’affirme-t-elle ; et que mon amie ne dément pas, tandis qu’elle m’annonce que cette nuit, il y a affluence à la maternité. Tous les éléments s’associent pour qu’en ce jour de printemps des cœurs se remplissent de joie après que les heureux événements se soient produits. Pensez donc, un avènement, dans la vie de l’un et de l’autre des premiers concernés, ce n’est pas rien ! Et que dire alors, quand ce sont des triplés, qui, respectueux d’anciens principes, se font des politesses pour savoir qui se présenterait le premier ? Mais ils ne furent pas les seuls. Pour madame la lune, le compte n’y était pas. Elle partit donc à la recherche de nouvelles fleurs pressées d’éclore.

    Bien que n’affichant pas de joie exubérante, ma nature n’y étant pas accoutumée, je ne puis empêcher les émotions de serrer mon pauvre cœur, à l’instant où la vie tend la main à ces chers enfants, tandis que cette main n’est autre que le prolongement du bras d’une charmante sage-femme. Je devine qu’elle murmure au nouvel arrivant après l’avoir dignement salué, tout ce qu’il représente à ses yeux. D’abord, un profond respect pour le petit être qu’il est en cette nuit, mais aussi pour la personne qu’il sera un jour. Prêtant l’oreille, je l’entends dire encore ces quelques mots :

    – Ne sois pas surpris par la taille de tout ce qui t’entoure. Les choses sont à l’image du premier jour d’un an qui met l’existence à ton service. Je sais, tu te rendras vite compte que tu n’auras pas assez d’une vie pour explorer le temps offert à ta disposition. Mai, mon bel enfant, je tiens à te rassurer. Le monde n’est pas aussi grand que d’aucuns le prétendent. Tous les hommes ont eu ta modeste taille, cependant, ce monde, ils ont réussi à le conquérir. Blasés, après en avoir fait mille fois le tour, maintenant c’est vers les étoiles qu’ils regardent. Toutefois, ceux d’aujourd’hui imaginent avoir tout découvert, alors que tu trouveras en ton pays encore d’innombrables zones d’ombre, et autant de personnages qui t’apporteront les enseignements indispensables à ton équilibre et la façon de te reconnaître et te démarquer des autres.

    Ce jour mémorable que tu fêteras chaque printemps n’est que la première pierre des fondations de ton existence. Sur celles-ci, tu bâtiras une maison pour abriter les tiens, mais aussi pour permettre à ceux qui passeront dans ton histoire d’y apprécier un peu de repos. Il est si réconfortant de voir sur notre route, qui se révèle parfois être la même que le chemin de croix de ces jours derniers, un toit où y déposer un instant le fardeau qui pèse sur tes épaules.

    Au fil des jours, tu apprendras des mots nouveaux, tel celui de grandeur, auquel tu auras soin de n’accorder que celle qu’il mérite réellement. La véritable, tu la trouveras dans les lieux les plus secrets des êtres humains ; ils sont leur cœur et leur âme. Ici, bas, il ne sera pas utile de t’expliquer que nous rencontrons toujours quelqu’un de plus haut que nous ; cependant, certains d’entre eux auront recours à ta modestie pour avancer sur leur propre chemin. Si un jour tu venais à douter de toi, regarde dans les yeux de tes amis pour apprendre qui tu es vraiment, car ils sont le miroir de la vie. Sache également qu’il te faudra dompter ta fougueuse impatience. Tu auras soin d’imiter le bourgeon qui a la sagesse d’attendre la caresse d’un rayon pour libérer la fleur. Concernant l’orgueil, évite de l’accrocher aux rebords de tes sourires. Laisse-le à ceux qui imaginent qu’ils sont les seuls à illuminer le monde. Ils ignorent que lorsqu’ils sont absents la planète continue de tourner, ainsi que le soleil, de l’éclairer. Quant à tes émotions, tu devras les maîtriser. Nul ne doit savoir les cartes que tu caches dans le creux de la main. Je dois aussi te dire que si tu dois choisir entre plusieurs écoles, va vers celle qui dispense les choses de la vie. Elle ne te décevra jamais. Il est un mot que tu devras utiliser sans modération : amour, car c’est à travers lui que tu trouveras la plénitude dont tous rêvent que peu atteignent.

    En ce beau jour, cher enfant, bien que petit par la taille, tu n’en demeures pas moins un personnage immense, car au plus profond de toi, ne manque aucun élément qui fera du savoir la nourriture de ton esprit. Je la soupçonne déjà de piétiner sur le seuil de ta mémoire. Mais pour l’heure, donne du temps à l’arbre qui fournira le bois de ta charpente, puisque de toute évidence, on ne pose pas le toit avant de construire les murs qui le soutiendront.

    Bienvenue à vous, les nouveau-nés du printemps ; le monde fou d’aujourd’hui compte sur votre sagesse pour lui rendre ses lettres de noblesse.

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  • LA TRISTESSE DES JOURS

     

    – Voilà un nouveau jour, qui s’enfuit ; de ceux dont certains prétendent qu’il n’est qu’un de plus. Je crois plutôt que c’est un en moins dans ma dernière saison, se lamenta l’homme pour qui la vie lui avait refusé la part du bonheur dont il avait espéré qu’un jour, il devait forcément de poser sur le seuil de sa demeure. Certes, je n’ai jamais eu plus que les autres, cependant, je n’eus pas moins non plus. Je me souviens, quand les aînés, chez nous, prétendaient qu’il y avait autant d’inégalités que de matins qui se lèvent. Je fus long à comprendre le sens de cette phrase, car je vivais alors dans l’insouciance de la jeunesse. Je me laissais bercer par le rythme des saisons. L’une était belle, l’autre moins, mais aucune n’oubliait de poser son empreinte sur les choses et sur les gens. Comme de nombreuses personnes, des injustices, j’en subis plus que d’excellentes récoltes, jusqu’à ce matin qui frappa à ma porte, tandis que dans les villages avoisinants, le nom d’une fête prochaine se murmurait, et se colportait de maison en maison.

    Je crois que j’ai perdu le sens de ces paroles qui signifient que dans chaque foyer il y aura des sourires, des mots agréables, des yeux scintillants autant que de breuvages pétillants. Ce n’est pas parce que cette joie a déserté mon habitation, que je ne l’ai pas connue, dit l’homme, à voix haute, comme s’il s’adressait à quelqu’un. À la ferme comme partout dans le monde, nous avions droit aussi aux bonnes intentions. Certes, elles nous ressemblaient, car chez nous, la modestie était bien le plat principal. Qu’importe, disait le père ; il ne sera pas dit que nous n’aurons pas marqué ce jour de notre pierre blanche. Les travaux indispensables comme la traite et la distribution de fourrage terminée, la mère battait le rappel de ses chenapans, comme elle aimait nous nommer. Nous devinions ce que cela signifiait. Le bain dans la lessiveuse, les vêtements du dimanche qui rétrécissaient à mesure que nous grandissions, le décrottage des chaussures et le cirage pour en cacher les défauts. Nous savions aussi que le père irait de son éternel refrain à l’instant où, d’une voix forte, il demandait si ses gamins s’étaient servis du râteau pour se coiffer. Lui-même enfilait alors son deux-pièces de velours à grosses côtes, ajustait son béret sur l’oreille, et sortait atteler la charrette. D’un pas tranquille et pesant, le vieux percheron les déposait sur le parvis de l’église, et le chef de famille, après un ultime regard vers les siens, à la recherche d’un défaut ou d’une remarque, disait :

    – On ne pourra pas prétendre que ceux de notre campagne sont des mécréants !

    Sur cette réflexion haute en couleur, après s’être assuré que la lourde porte s’était bien refermée sur le dernier membre de la tribu, il y tournait le dos et partait en direction du café de la place, où l’attendaient ceux avec lesquels il refaisait le monde et ses récoltes. Comme chaque dimanche, tandis que les siens venaient le rejoindre, il s’écriait :

    – Ce n’est pas Dieu possible ; le curé expédie sa messe de plus en plus vite !

    Et la mère d’y répondre :

    – Détrompe-toi, mon ami. En ce jour de Pâques, son prêche n’en finissait plus. Vos oreilles ont même dû siffler, car il ne s’est pas privé de haranguer les tenanciers de débits de boissons, qui incitaient les déshérités du ciel à s’éloigner toujours plus de lui !

    – C’était de cela il y a bien longtemps, répéta à voix haute le solitaire. L’un après l’autre, les anciens sont partis, sans qu’aucun des amis n’eût imaginé que ce ciel ne les avait pas accueillis. Puis les épidémies ont emporté les plus faibles des enfants ; tandis que les plus vaillants sont allés se réfugier dans la grande ville, comme pour conjurer le sort. Maintenant, les jours se succèdent, tristes, entraînant à leur suite les saisons et les ans. Depuis combien de temps aucun membre de la famille restante n’a plus poussé la porte de leur demeure ? Il en avait aussi oublié le nombre d’années, à ce point, qu’il avait perdu espoir que l’un d’eux retrouve le chemin qui accueillit leur jeunesse. De jours de fêtes, il ne savait plus ce que ce mot signifiait. Les uns après les autres, il avait remisé les meubles inutiles dans la grange, prétendant que de voir les chaises toujours vides portait atteinte à son âme. Ce n’était plus de repas dont il se sustentait, mais de simples soliloques, qui, avec le temps, prenaient surtout le sens de radotages maintes fois entendus. Je ressemble à un vieil acteur qui révise son rôle, disait-il, pour diminuer la peine qui lui enserrait un peu plus le cœur chaque matin.

    Autour de lui, la campagne s’était également vidée de ses habitants. Ici et là les brandes recouvraient les bonnes terres et il n’y avait que le son de la cloche de l’église, qui parvenait encore dans la cour de la ferme. Il la maudissait, car elle ne sonnait que le glas d’un résistant d’une vie qui, même en lui, il le savait, s’enfuyait. Je n’entendrai donc pas son dernier appel, marmonna-t-il, et c’est très bien ainsi, puisque de toute façon, il y a bien longtemps qu’elle ne se souvient plus de mon nom.

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  • – Parfois, je me surprends à penser que j’ai traversé la vie à tâtons, effleurant les choses du regard, plutôt que de les toucher, comme on le fait pour apprécier la qualité d’un tissu. Déçue, je le fus, car lorsque l’existence m’a ouvert ses portes, j’avais encore en moi cette audace qui sied à tous les jeunes gens ; celle d’aller conquérir le monde, en oubliant que nos rêves doivent rester dans l’intimité des ténèbres, puisque c’est en leur sein qu’ils prennent forme avant d’investir nos esprits. Pour me disculper de mon manque d’ambition, je me disais qu’en fait, nous ne sommes que ce que notre environnement veut bien que nous devenions. De la graine que le semeur a enfouie dans le sillon, il ne peut naître que la descendance de la précédente récolte. Je ne fus donc pas une exception. Cependant, si le blé quand il a découvert la lumière dépend des événements climatiques, me concernant, j’étais à même de faire mon choix au milieu de tout ce qui s’offrait à mes désirs.

    Ainsi, sur la palette des couleurs, je ne trouvais jamais celle qui représentait à la nuance près le ciel au moment où je le regardais, ou cette autre qui refléterait la joie de vivre de l’enfant à l’instant où ses petites mains déchirent le papier cachant ses nouveaux jouets au pied de sapin au matin de Noël. Ma mère, qui était une artiste née, me reprochait souvent mon manque d’attention à ce qui faisait notre environnement.

    – Tu ne reproduiras bien que ce dont ta mémoire aura retenu des émotions qui t’ont investi à l’instant où tes yeux se sont posés l’objet que tu désires t’approprier.

    – En vérité, je crois qu’elle n’a jamais accepté que le don qu’elle avait puisse ne pas avoir rejailli sur moi. Un jour, excédée, je finis par lui dire qu’une artiste par famille était largement suffisante, imaginant précisément que celle qui occupait notre maison faisait déjà trop d’ombre aux autres locataires des lieux.

    – Une indifférente, s’écria-t-elle, voilà ce que j’ai engendré ! Quelqu’un qui ne sait pas estimer les choses à leur juste valeur. J’ai donné vie à un être dont les sentiments sont demeurés accrochés en mon sein, une ignorante qui évolue dans un véritable paradis, se plaignant toujours de ne rester qu’au purgatoire !

    – Pourtant, mère, il faudra bien que vous finissiez par accepter cette évidence ; je ne serai pas votre égale ni votre légataire. Il vous suffit de peu de temps, pour que d’un trait que l’on pense orphelin devienne un authentique reflet de la nature, y compris celle dont vous prétendez qu’elle est morte, alors que moi je la vois aussi éclatante et vivante que le modèle que vous venez de reproduire. Quand vous décidez de poser sur la toile un feu de cheminée, je m’imagine les flammes danser sous votre pinceau. Si c’est un cheval gambadant dans les prés, il me semble que dans l’instant suivant, il va sauter de votre chevalet. Oui, mère, atteindre un tel niveau d’épanouissement me paraît être quelque chose d’inaccessible pour la personne ordinaire que je suis. N’en prenez pas ombrage, s’il vous plaît, car les raisons que je vous présente ne sont pas les seules à bloquer mon côté artistique. Sachez que je ne crains pas de ne pas arriver à votre degré de perfection. C’est tout simplement que cela ne m’intéresse pas. Je ne puis, comme vous le faites chaque jour, me résoudre à voler à la nature, ses moments intimes pour les traduire sur des toiles qui les transforment en choses inertes, alors qu’aucun zéphire ne fera jamais frémir les feuilles sur leurs brindilles ni chanter les oiseaux dans les ramures. Ce que vous prétendez que je ne sais voir ni apprécier, peut-être autant que vous, sinon mieux, me bouleverse à ce point, que parfois mon cœur me fait mal d’un ravissement extraordinaire. Je me surpris à chasser des colombes de la cour, pour que vous ne les fassiez pas prisonnières de votre peinture.

    J’ai honte de vous l’avouer, mère ; mais un jour, m’adressant à un couple de mésanges charbonnières, je leur criais d’abandonner l’idée de faire leur nid dans les pierres disjointes du mur d’enceinte de notre parc, car la sorcière des chevalets viendra dérober leur bonheur avant même qu’il soit consommé. Vous le constatez, votre exubérance d’artiste me met mal à l’aise. L’existence auprès de vous n’est qu’une interminable saison de la mousson ; mais au lieu de la pluie qui tient les bêtes et les gens enfermés dans leurs demeures, moi, ce sont vos couleurs qui me font me précipiter à l’extérieur. J’aurais voulu, avec des mots simples, vous expliquer que la vie n’est pas qu’une longue fresque. Elle est réelle, elle permet aux éléments qu’elle effleure de ses douces caresses de vivre, au contraire de vous, qui les momifiez à tout jamais. Je ne saurai jamais reproduire ce que je vois, mère, car j’aime les choses dans le milieu où elles sont nées. Il n’est de plus beaux tableaux que ceux qui me saluent lorsque je passe à leur proximité.

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  • – Je dois vous dire que c’est un peu pour cette raison que je suis ici, C. C. Ayant connu l’Afrique et ses climats particuliers, j’en avais plein le dos des montagnes et de sa neige. Certes, avant de migrer une nouvelle fois, nous avons passé quelque temps dans la région de Marseille, mais nous attendions l’occasion pour nous en échapper.

    – Vous venez de citer la ville dans laquelle habite mon fils.

    – Il eut été une coïncidence que nous l’ayons rencontré, et le papa ensuite ! La demeure est encore loin ?

    – Nous y sommes dans cinq minutes. Prenez la piste de droite. Celle de gauche conduit au marais. Il ne s’y trouve personne, à part mon beau-frère. Tout le terrain que vous voyez de chaque côté est à lui. Tenez, c’est la clôture de votre future maison. Voilà, ma case est juste en face.

    – Mais dites-moi, la construction est belle ! Comment ne pas rester ici, d’autant que ce n’est pas le voisinage qui est gênant ?

    – C’est comme je vous l’ai déjà signalé, monsieur Robert. Au bout du chemin, le propriétaire des terres. Entre lui et nous, il y a un neveu à lui qui monte le rejoindre de temps à autre. Cette parcelle sur la droite appartient à un couple qui ne vient presque jamais. Toujours pour les mêmes raisons, que dans ce coin, c’est comme le bout du monde. Il n’y a rien de ce que possèdent les gens de la ville.

    – Vous voulez mon avis, C. C. ? C’est juste le contraire. Ce sont eux qui n’ont rien du bonheur qui est le vôtre de résider ici.

    – Arrêtez-vous. Je vais vous faire visiter la maison.

    – Vous en avez les clefs ?

    – Je n’en ai pas besoin. Regardez le trou dans la clôture de derrière. C’est là que je passe pour aller chercher de l’eau.

    – Le réseau arrive donc jusqu’ici ?

    – Non, comme tout le reste. Suivez-moi, je vais vous montrer le générateur, le puits et vous vous introduire à l’intérieur, car derrière, il y a une issue d’une chambre qui ferme mal. Elle sera notre entrée.

    Ce qui fut fait dans l’instant. La demeure était bien conçue, fraîche grâce au carrelage qui couvrait toute la surface, y compris la galerie qui en fait le tour. De grandes portes-fenêtres donnaient sur le jardin, dont un vantail n’était pas complètement poussé.

    – Regardez, ce n’était pas la peine que nous escaladions. Il n’y a qu’à tirer pour ouvrir !

    – Alors, qu’en pensez-vous, Robert ? Vous croyiez que votre famille se plairait ici ?

    – À n’en pas douter ! Il me reste à aller trouver le propriétaire.

    – Si vous voulez, je peux vous y conduire demain. Je sais où il habite. Faisons le tour, que je vous montre le puits ! Il est presque toujours alimenté ; sauf si la saison sèche est trop longue. Vous voyez le château d’eau, il suffit d’une pompe pour la monter dans la réserve. Avec son poids, c’est largement suffisant pour obtenir de la pression. Quand vous serez là, je pourrai continuer à en prendre ?

    – Quelle question, mon ami ! Bien sûr que vous pourrez venir ; il manquerait plus que cela, que vous cessiez vos approvisionnements, alors que vous êtes mon sauveur !

    – Bon, puisque vous me le confirmez, je le ferai donc. Je n’osais pas vous le dire, mais vous me paraissez sympathique. Je crois que nous nous entendrons.

    – Je vais même vous dire, mieux, mon cher, C. C. Je vais meubler sans plus attendre et demain, à la première heure, je vais appeler mon épouse, afin qu’elle boucle les valises. Dès que nous serons installés, vous serez notre premier invité. Je vous dois bien cela, car sans votre gentillesse, j’aurai peut-être passé mon chemin.

    L’affaire fut rondement menée. Deux jours plus tard, Robert quittait l’hôtel pour emménager dans leur nouvelle demeure, sous le regard ébahi de son ami C. C. qui ne finissait pas de s’exclamer.

    – Vous, au moins, quand vous avez décidé quelque chose, vous ne traînez pas à le mettre en pratique !

    – Pensez-vous, mon cher, qu’il soit l’heure pour nous offrir un ti-punch ?

    – Je m’en occupe, répondit C. C. en riant aux éclats. Vous n’avez pas encore l’habitude de la préparation.

    C’est ainsi que la première soirée avait commencé pour Robert. Quant à l’avis de la famille, il espérait qu’il serait favorable, et il ne doutait pas un instant qu’il serait unanime. Trois semaines plus tard, il accueillait les siens. La nuit était tombée lorsqu’ils arrivèrent à la propriété.

    – On ne voit rien, dirent les enfants d’une même voix !

    – Je vous réserve le décor pour demain. Le paradis ne se découvre qu’à la faveur du jour !

    Mais une autre surprise les attendait à la maison. D’abord, ils rendirent visite à leur nouvel ami qui fit semblant de gronder Robert, lui enjoignant de vite conduire ce beau monde au château. Puis, il fallait bien une déconvenue. Elle se présenta par le refus du générateur à démarrer. Ce fut donc leur première soirée à la bougie, acceptée avec les rires qui venaient du fond des cœurs heureux de se retrouver.

    Quant à C.C, pendant cinq années, il les honora de sa présence en de nombreuses occasions. Des produits de la chasse, il les gratifia toujours, ainsi que les belles histoires vécues ou inventées. Qu’importe, elles étaient merveilleuses et souvent, il restait seul au bout de la table, à finir un dernier petit punch avant de regagner sa modeste demeure. Jamais leur amitié ne se démentit, tout le temps que la famille habita dans la maison du bout du monde. Ils quittèrent ce paradis pour un autre plus loin en forêt, mais ils ne manquèrent jamais d’aller rendre visite à celui pour qui les châteaux n’avaient pas de secrets.

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