• – Comme il le fait tous les matins après avoir remercié les divinités de lui avoir permis de profiter d’un peu de repos, l’homme, dans des gestes dont il ne savait plus qui le lui avait enseigné, mit son canot à l’eau. À l’instant où il le poussait dans le fleuve, il se signait, en mémoire de son père qui lui avait fabriqué sa première pagaie. Puis une autre prière se posait spontanément sur ses lèvres ; elle était adressée à tous les anciens de la tribu, qui veillaient sur lui, mais aussi sur tout le village. Puis, d’un geste franc, mais sans brusquerie, il présenta son embarcation à l’onde qui accepta de le prendre, comme une jeune fille le fait de la main que lui tend l’élu de son cœur.

    D’un regard vers le firmament, il chercha ce que ce dernier lui réservait pour cette journée qui, pour l’heure, semblait posée sur le fleuve, comme si elle voulait se débarrasser des souillures de la nuit. Les poussières d’étoiles lui donnaient une couleur dont on pouvait croire être l’or que renferment les astres, dans l’intention d’attirer à eux les âmes en errances. À cet instant, notre ami se sentait heureux, l’embarcation épousant la surface, de telle manière que l’on pouvait imaginer qu’il ne la quittait jamais. Seul, dans le silence du matin naissant, le clapot se signalait ; d’un mouvement empreint d’une grande tendresse, il caressait le bois venu l’honorer. Le piroguier eut une pensée émue envers les éléments, sans lesquels, se disait-il, nous ne serions rien. En fait, dit-il à voix haute, comme s’il cherchait à se convaincre du bien-fondé de son raisonnement ; bien que beaucoup fassent semblant de l’ignorer entre l’eau et nous, une longue et merveilleuse histoire n’en finit pas de s’écrire ; et le temps se complaît à l’embellir dans l’intimité de la nuit, avant de nous l’offrir avec les premières lueurs de l’aube. D’aucuns prétendent le contraire, mais je reste persuadé que le lien qui nous unit est plus fort qu’on l’imagine. D’ailleurs, pour nous rappeler d’où nous venons, tous les êtres vivants ne se forment-ils pas dans le liquide ? Dans le secret du sein maternel, ne grandissent-ils pas au milieu aqueux qui pour l’embryon ressemble à l’océan ? Comme lui, il comporte tous les éléments indispensables à une vie, qui un beau matin, le propulsera vers la lumière et les hommes. Soudain, il se souvint des paroles que lui répétait souvent son père, à l’instant où il marchait au dehors du sentier :

    – Prends toujours beaucoup de soin mon enfant où tu poses le pied ; car hors du chemin, se cachent les dangers qui guettent les imprudents. Puis il me citait aussi cette autre maxime qu’il tenait de son lointain parent, et qui lui conseillait de ne pas plonger au milieu du fleuve, afin de ne pas déranger sa mémoire. Mais les mots qu’il préférait entendre étaient ceux qu’il prononçait à voix basse, pour ne pas contrarier les esprits de l’eau. Tu ne les vois pas, mais ils sont partout autour de toi. Alors, ne leur demande jamais où la rivière prend sa source, car elle seule est habilitée à connaître les mystères des entrailles de la Terre. Au premier jour, elle apparaît dans une respiration du sol, et dès lors, elle s’écoule sans jamais regarder derrière. Il en est de même pour le nouveau-né, auquel on ne tarde jamais à couper le cordon, afin qu’il n’entraîne pas à sa suite, l’âme de celle qui l’aura nourri, et enrichit des informations indispensables à sa survie tout au long de son existence.

    Notre homme se demandait comment les anciens avaient fait pour emmagasiner toutes ces connaissances, et surtout, comment ils les avaient retenues, étant donné que les dernières paroles tout juste écoutées, déjà elles s’égarent dans les brumes matinales. Puis, à la réflexion, il se persuada du bien-fondé des répétitions, car même en ne tendant pas l’oreille, l’esprit enregistre les sons qu’on lui adresse. J’apprends donc malgré moi, se dit-il. Mais si je n’ai personne à qui transmettre le modeste savoir que je glane ici ou là, à quoi me sert-il de l’entasser en ma maigre cervelle ?

    C’est alors qu’il se souvint d’une autre parole d’un vieux sage. C’était il y a très longtemps. La pluie tombait dru, tenant les gens dans les cases. Le trouvant rêveur en observant la grise journée, l’homme lui avait dit :

    – Ne soit pas triste, petit. L’eau est un don du ciel pour te rappeler qu’elle est indispensable à ta vie. Mais pas seulement. Elle tombe souvent à l’instant où quelque part autour de nous un membre d’une tribu abandonne les siens. Alors, pour que son âme ne s’égare pas dans l’univers, elle la maintient au sein du village, le temps qu’elle se réfugie dans celle d’un enfant nouveau né. Ainsi, bien que l’ignorant, le bébé est investi du savoir de l’aîné. Ce n’est qu’à la fin du transfert que l’esprit de l’ancien rejoint sa place dans le paradis. On devine qu’elle y est arrivée, à l’instant où à travers la pluie, un rayon du soleil dessine un arc-en-ciel. C’est le sourire qu’adresse le sage à l’enfant, tandis qu’il lui répond par son premier cri.

    Après un ultime remerciement, l’homme reprit sa route, car avant le soir, il devait ramener au village les fruits de la plantation.

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  •  Il me plaît de croire, dans ce matin qui n’ose affirmer ses prétentions, qu’il les garde par-devers lui, pour ne pas faire de l’ombre à mes pensées. Et elles sont nombreuses, sans doute aussi broussailleuses que les haies qui bordent nos champs et nos chemins, quand l’automne tire sa révérence. C’est alors qu’en ma mémoire, tout se mélange, les ans sautant les uns au-dessus les autres, tandis que les saisons s’enchaînent dans le désordre, les récoltes se succédant sans tenir compte du calendrier lunaire. Qu’importe, le temps a fait son œuvre, et moi je le suis. Ai-je eu celui de réaliser tous mes désirs, si tant est qu’à la campagne nous ayons l’opportunité d’en dessiner en nos esprits déjà encombrés ? Des rêves, je n’en fis point non plus ; sinon celui qui naissait au début du sillon et qui prenait fin quand le prochain le recouvrait.

    Un jour, un passant me demanda si, comme lui, j’avais un peu voyagé. Il fut étonné quand je lui répondis que je fis à n’en pas douter plusieurs fois le tour de notre bonne vieille planète. À son air interrogatif, je me doutais qu’il ne saisissait pas mes paroles. Alors, tranquillement je lui ai démontré qu’il n’était pas nécessaire aux hommes de partir très loin de chez eux, à plus forte raison, si cela ne changeait pas le cours de leur vie, pour en comprendre le sens. Mes voyages, monsieur, lui répondis-je, furent ceux qui me menèrent d’une saison à la suivante. L’une me trouvait à conduire les troupeaux à l’estive, une autre me voyait éventrer la terre pour y semer la prochaine récolte. Pendant ce temps, les prairies verdissaient et s’engraissaient, jusqu’à l’heure où la faux les couchait en andains, que le vent et le soleil séchaient. C’est que chez nous, nous sommes aux premières loges pour regarder et étudier la nature. Alors, comme les fourmis, nous travaillons et engrangeons en attendant les frimas. Mais comme nous ne sommes pas des égoïstes, nous pensons aux animaux en même temps que nous prévoyons pour nous. Puis, les étés finissaient de blondir les blés, et le froment remplissait les sacs. En prévision de l’hiver, c’était le bois qui échauffait les lames des scies, en émoussant également le tranchant des haches. À l’époque des fruits, la cueillette ne souffrait pas de retard. Les alambics des bouilleurs transformaient la bonne pulpe en un alcool qui faisait sourire nos gorges, mais qui soignait aussi certaines maladies de nos bêtes. Pour dépoussiérer nos gosiers, la vigne se chargeait de concocter un breuvage qui, sans être un grand cru, n’en était pas moins le délice des palais.

    – Mais alors, s’était écrié le passant égaré dans nos champs, vous n’êtes jamais parti d’ici ? Votre horizon fut toujours le même !

    – Ce à quoi j’avais répondu que de toute façon, nous n’avions pas besoin de garder nos yeux dessus, étant donné que c’est la terre qui était le nôtre et que jamais elle ne recula lorsque nous avancions. Il s’en était retourné dans sa ville, quelque part dans le pays, peu convaincu par mes paroles. Quelle importance de croire ou non, que d’aller voir ailleurs si la misère est la même que chez nous ? Je repris donc le cours de mes pensées dans lesquelles l’histoire du passant, sans le vouloir, avait remis un peu d’ordre. C’est alors que je pris conscience que de la vie, je n’avais connu que ce qu’elle m’offrait du matin au soir, sans chercher si dans les coulisses de la pièce de théâtre on pouvait dessiner d’autres décors. Il est vrai que je n’avais fait que poser les pieds dans les pas laissés par les anciens. Je n’avais pas eu à inventer quelque chose pour survivre, tout me fut légué d’une part par les aînés, ainsi que par la nature. Dans ma volonté à bien faire, sans me créer mille questions, j’y ai entraîné les miens. Leur ai-je seulement demandé une fois, s’ils étaient heureux ? Certains ne le furent sans doute pas, puisqu’ils ont tourné le dos à la ferme. Oh ! Sans se fâcher ni adresser le moindre reproche à qui que ce soit. La valise à la main, ils avaient simplement dit au revoir, et s’en étaient allés grossir les rangs des citadins. Ils revenaient de temps à autre, fiers de sentir la terre coller à leurs sabots.

    Mais une question taraudait mon esprit. Ai-je assez aimé les miens, leur ai-je dit une fois que j’avais besoin d’eux et qu’ils me rendaient heureux ? Entraîné dans la spirale du travail, me suis-je aperçu qu’ils étaient à mes côtés et que si je souffrais, ils devaient également connaître la douleur ? L’homme de la campagne, a-t-il seulement un instant pour lever les yeux vers sa famille et leur dire qu’il pense à eux ? Son regard est posé sur le sol, ses mains fouillent dans l’âme et les entrailles de la Terre qu’il filtre entre ses doigts pour chercher à comprendre s’il lui manque un élément. Il doit être attentif aux bruits du troupeau, afin qu’il accoure au premier appel de détresse. Alors, à quel moment aurait-il pu dire, je vous aime, ce mot qu’il n’avait jamais appris ?

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     Ainsi, te voilà à nouveau à hanter mes soirs, alors que mon esprit s’épuise à te chasser de mon corps, puis de la maison. Que dois-je faire, que me faut-il dire, ou quelle supplique dois-je adresser à celui qui guide ces pensées que tu as incrustées en moi, comme le sculpteur emprisonne son âme dans la silhouette qui prend vie entre ses mains. J’ai le sentiment que tu m’as investie à ce point, que je me demande si c’est bien moi qui avance, qui règle mes pas, qui choisis la direction vers laquelle je dois me rendre ou si je suis encore en mesure de décider de ce que seront mes lendemains.

    Tu es partout, derrière chaque arbre qui borde la route, au carrefour des rues que j’emprunte, dans les magasins que je fréquente. Je t’en supplie ; abandonne l’idée que je puisse appartenir à un démon, car maintenant, je comprends, un peu tard, il est vrai, que tu n’es rien d’autre qu’un élément que Satan a lancé à ma poursuite. Il n’y a pas de lieu en ma demeure où tu n’es pas. Je crois remettre de l’ordre dans le feu de cheminée, mais j’ai conscience que c’est ta main qui guide le tisonnier. Depuis des jours, je n’ouvre plus la fenêtre, puisque ce faisant, je ressens ton souffle sur mon visage à l’instant où tu t’engouffres par le battant libéré. Mais, ne vivant pas dans un monastère, donc, il me faut bien me rendre à mon travail, rencontrer des gens, me pencher sur les souffrances des autres, alors que l’on ignore les miennes.

    Par ta faute, je suis devenue une actrice qui joue un rôle. Dehors, je suis une seconde personne qui assume les tâches qui lui sont dévolues, mais qu’elle a choisie en parfaite conscience. On peut me frôler, me parler, me demander de l’aide, mais dans ce tumulte, je sais que tu n’es pas auprès de moi. Hélas ! Je n’ai pas fini d’ouvrir la porte de la maison, je sens un courant d’air à mes côtés, et je devine que tu seras dans chaque pièce où je me trouverai. Que veux-tu de moi, pour être à mes trousses depuis tout ce temps ? Que puis-je t’apporter de plus que tu ne possèdes déjà, puisque des richesses de la vie tu en es nanti ?

    Autre chose, et non des moindres. Pourquoi toutes mes questions demeurent-elles sans réponses, alors que tu es omniprésent ? Je n’ai pas besoin d’ouvrir les yeux pour te voir, tu te tiens debout derrière mes paupières. Il est inutile que je songe à une mélodie, car c’est ta musique que j’entends. Si je parle, ta voix couvre la mienne. Tu me précèdes où que j’aille, et comme le fait mon ombre, tu ne me quittes jamais ; tu es partout à la fois. M’aurais-tu possédée à ce point qu’il me faut demander l’aide d’un exorciste ? Je te sens sourire, puisque sur ce point, nombreuses furent nos querelles. Oui, je suis désolée, mais le Très-Haut, j’ai toujours été convaincue qu’il n’était qu’un objet dont les gens puissants se servent pour asservir les faibles.

    Mais vois-tu, dans le brouhaha de tes pensées manipulatrices, tu fais l’impasse sur une information des plus importantes. Aussi, ai-je le plaisir de porter à ta connaissance, que l’esclavage a été définitivement aboli en 1848 ! J’ai été longue à me souvenir de ce jour de fête, qui pourtant me faisait des signes depuis le balcon de ma mémoire. En conséquence, apprenti persécuteur, je t’annonce que je brise les chaînes qui me retenaient prisonnière à toi. Désormais, tu n’influenceras plus mon destin ; je viens de retrouver le vrai chemin que la vie déroula à mon intention. N’essaie pas de te mettre en travers de ma route, car je te bousculerai sans état d’âme, même si je dois te piétiner, pour continuer d’avancer jusqu’à ma Terre promise. Vois, sur ce papier j’écris ces mots :

    – Comme en toi j’ai découvert Satan, ta place n’est plus ici et nulle autre part autour de moi. J’annonce à tous ceux qui gravitent dans ton sillage que je ne te suis plus, car on ne peut le faire de Satan. Pour ma part, je referme un livre après en avoir brûlé chaque page, et celui-ci va les rejoindre dans le feu, puisque c’est la véritable maison des démons. À tes côtés, je n’ai pas connu l’amour, seulement les aléas de ta possession. Je n’étais que l’objet de tes désirs. Mais ce temps-là est révolu, car je décide de vivre libre, demeurant l’unique gardienne de mes pensées.

    À compter de ce jour, l’existence de la jeune prit enfin un nouveau sens. Certes, il fut difficile d’éloigner les chimères qui tentaient toujours de s’accrocher à elle, mais dans un mouvement d’humeur elle les rejetait au loin. Il lui vint aussi l’envie de modifier l’agencement de son domicile, pour, prétendit-elle, changer de vie sans avoir à le faire de la maison. Quand le temps le permettait, les fenêtres restaient grandes ouvertes afin que le mauvais en soit chassé. Au piano, les airs furent radieux et ressemblèrent aux trilles des oiseaux dans le printemps retrouvé. Son pas devint léger, ses gestes plus sûrs. Les sourires ne la quittaient plus et l’éclat de ses yeux faisait chavirer ceux qui avaient la chance de les croiser.

    – Ainsi, se dit-elle, est-ce cela, le bonheur dont tous parlent et que j’ignorais ? Me voilà comme le rossignol sur la branche, libre d’aller chanter d’un arbre à l’autre, et surtout heureuse que mon cœur puisse battre la chamade. Je fus un temps habitée par le démon, mais il n’existe plus, puisque je ne lui ai jamais appartenu. Et puis, pourquoi ne ferais-je pas comme la rivière qui finit par oublier sa source ? Je ne dois pas permettre à mes pensées d’aller à contre-courant de la vie et donc de l’espérance.

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    – Te souviens-tu, mon ami, des sentiments qui investissaient nos printemps d’antan ?

    – Il y en eut tant mon aimée, que je n’ai que l’embarras du choix. Cependant, en rouvrant le grand livre que la vie mit à notre disposition, j’éprouve toujours une semblable exaltation en découvrant les images que le temps dessinait sur chaque feuille, ainsi que les mots qu’une main invisible y écrivait, comme si elle voulait que les paroles des instants merveilleux du jour ressemblent à des chansons immortelles.

    – Elles l’étaient, mon bel ange. Je crois même qu’il les désirait éternelles, afin qu’elles chevauchent l’existence comme la barque le fait des vagues, sans se préoccuper du sens dans lequel elles vont et viennent. Elles savent qu’au bout du voyage une rive les accueillera, et qu’au sable gourmand d’émotions, elles confieront leurs secrets.

    – Je garde en ma mémoire le plaisir de nos promenades par la campagne. J’adorais quand tu me vantais ses couleurs et ses senteurs. Je me demandais aussi si je n’étais pas un peu jalouse de cette exubérance omniprésente. Tu m’en parlais comme si elle était tienne, à la façon qu’à un amant de décrire sa maîtresse à ses amis.

    – Sans doute que j’essayais de te convaincre maladroitement, j’en conviens, qu’elle serait toujours notre complice. N’avions-nous pas décidé de lui consacrer notre vie ?

    – Certes, il y avait un peu de cela, mais c’était plus fort que moi. Aujourd’hui, je peux l’avouer, car il y a de cela tant d’années, qu’en effet, bien que ne déviant pas de ta ligne de conduite, tu me fus d’une fidélité exemplaire. Toutefois, je me surpris parfois à te travestir en un beau papillon, allant de cœurs en fleurs, déposer dans le calice offert quelques mots d’amour.

    – Ma chérie, si tu me voyais en insecte butineur, c’est que ton imagination était fertile. J’aurais préféré que tu me dises que je n’étais qu’un modeste jardinier, que je fus ; tu sembles ne pas te souvenir de cette époque, durant laquelle dans notre existence, tout n’était que couleurs et fragrances.

    – Comment oublier ces merveilleuses années, mon amour, passées à embellir les parcs afin disais-tu alors, que les parterres illuminent les yeux des gens en toutes saisons. Je ne puis m’empêcher de revoir tes réalisations, tandis que dans ce parc, regarde autour de nous, aucune fleur ne nous rappelle combien la vie est douce et agréable.

    – C’est sans doute pour cette raison qu’il n’est pas très fréquenté, ma chère nostalgique. Les bancs sont vides et se désolent de ne plus écouter les confidences.

    – Tiens, ta réflexion me conduit directement à celle-ci. Il nous arrivait de nous demander ce que les grandes personnes, comme nous aimions à les nommer, avaient de si précieux à se dire, alors que chaque jour les trouvait sur leur même banc, comme s’il était leur propriété. Ils se serraient l’un contre l’autre, craignant qu’une force invisible lui prenne l’idée de les séparer. Puis, à voix basse, ils s’échangeaient les songes de la nuit. Par moment, nous éprouvions un immense plaisir à les voir se sourire en cherchant leurs mains, ces instants merveilleux qui installent une clarté particulière au fond des yeux. Parfois, la dame ouvrait son sac, ces boîtes à secrets, dans lesquelles sont enfouies les émotions et les sentiments de toute une vie. Elle en sortait un papier, sans doute une lettre écrite en un autre temps, alors qu’ils n’étaient que fiancés. Nous devinions que cette parenthèse traduisait quelque chose de fort, car ils se rapprochaient davantage, en reprochant aux vieux principes de les empêcher de s’étreindre publiquement.

    – Ma chérie, sais-tu que tu es à décrire notre situation actuelle ? Sans le vouloir, tu viens de répondre aux questions que nous nous posions lors de la traversée de nos joyeux printemps. Le privilège de l’âge nous permet de faire renaître nos saisons, et à travers elles les merveilleuses images que le temps tenait à notre disposition afin que nous les mettions en couleur. Nous aussi, chaque jour nous avons noirci une nouvelle page, et entre chacune d’elle, à la manière qu’ont ceux qui espèrent faire prisonnier un trèfle à quatre feuilles, nous insérions une pensée issue de nos tendres paroles. Nous devenons comme les gens d’antan. Nous préservons notre intimité, par crainte des moqueries des enfants, qui ne comprennent pas qu’avant d’être sur le seuil de notre automne, nous avons, comme eux, traversé l’époque de l’innocence. De ton sac, point n’est besoin de chercher de vieux écrits, car ils sont toujours imprimés dans notre mémoire, et quand il lui plaît, elle aime à en faire chanter les mots.

    – C’est vrai, mon ami, nous sommes devenus comme ces gens d’alors, comme si le temps désirait leur accorder une chance de revivre à travers nous. C’est un peu comme les feuilles qui jonchent le sol. Elles firent le bonheur de belles saisons, mais un matin, le vent les décrocha. Puis, à l’issue d’une longue respiration hivernale, de nouvelles les remplaceront ; ainsi la vie continuera inlassablement son voyage.

    – Tu ne pouvais imaginer de plus belles paroles d’automne, cher amour. Tant pis pour les convenances. Viens, serrons-nous, car en nous, le printemps est éternel.

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  • REFLETS DE VIE

    – Chaque matin, elles sont là, les perles de l’aurore, posées sur les rameaux, réfugiées dans le cœur des fleurs, suspendues aux feuilles, heureuses de leur transmettre les secrets de la nuit. Discrètement, l’alizé s’ébrouant des ténèbres qui le retenaient prisonnier par-delà la forêt les agite, comme pour laisser à penser qu’elles saluent le nouveau jour dans un élan de joie. C’est l’instant que je préfère, celui où l’aube se dessine. En mon esprit, elle représente la victoire de la lumière sur l’obscurité. Je crois distinguer, venant de son côté, quelques signes de bienvenue, ainsi que des mots rassurants :

    – Qui que tu sois, me semble-t-il comprendre, ouvre les yeux sur les beautés que la nature t’offre. Si tu es souffrant, laisse ton regard se poser sur les merveilles du monde. Certes, elles ne te guériront pas, mais le temps qu’il aura mis à parcourir le paysage, ton âme, heureuse, ne songe plus à titiller ton mal. Elle t’oblige même à chercher un détail, ou à définir une nuance difficile à déterminer, tant elles sont changeantes dans les éclaboussures de clarté de la nouvelle journée, qui gagne en assurance. Si ton corps te laisse en paix, savoure ce bonheur qui saute d’un végétal à l’autre, avant que l’un d’eux se désole de te priver du merveilleux spectacle à l’instant où un oiseau se faufile entre les feuilles pour prendre son bain matinal. Les perles vont rejoindre l’humus impatient pour les faire prisonnières en même temps qu’à l’intérieur de chacune, elle glisse la graine d’une fleur qui, à la saison prochaine, racontera les songes du ciel, enrichis des rêves des entrailles de la Terre.  

    C’est alors que je réalise que tout ce qui se déroule sous mes yeux n’est pas là par hasard. Je n’assiste pas une ultime répétition d’une pièce, dont la première se tiendra bientôt. Non, chez nous, les acteurs habitent dans le décor. Ils l’animent, le rendent vivant et n’attendent pas l’éblouissement des projecteurs pour briller. Ils savent utiliser les frémissements de l’univers dont ils se servent pour changer de costume. Chaque matin nous traduit une histoire inédite venue du fond des âges, et les trilles des oiseaux participent à l’écriture du nouveau conte, tandis que le premier rayon du soleil apposera son paraphe au bas de la page, alors qu’à l’opposé, les étoiles préparent la poudre scintillante qui illuminera les images de la prochaine version.

    La main délicate d’une fée a posé sur le piquet mis là à la disposition de temps un bijou translucide parfait. Je l’observe avec la plus grande attention. Pas de doute possible, me dis-je soudain ! Elle est le message que Dame nature m’envoie, pour me dire sa joie de paraître innocente sous mes yeux ébahis. Je crois l’entendre me crier :

    – Admire-moi, car je ne suis pas une simple perle de rosée. Penche-toi sur moi et tu verras apparaître le plus beau diamant qu’aucun homme n’a jamais trouvé ni travaillé. Je suis à la fois le condensé de l’existence, la boule de cristal qui autorise l’érudit à lire tout ce qu’il lui plaira d’imaginer. Je suis aussi la fille de la lumière, le miroir du monde, et en moi se réfléchit tout ce que la Terre engendre. Pour toi, je ne suis qu’une goutte, mais à travers elle, mon ami, c’est la vie qui se reflète. Dans un instant, les rayons du soleil me traverseront et me permettront de m’animer. Le vent me balancera légèrement afin que d’un instant à l’autre, je ne sois plus qu’un merveilleux arc-en-ciel. Il est vrai que durant de pareils moments, j’exagère un peu. Mais, dis-moi, toi qui m’observes, connais-tu beaucoup de joyaux qui ne soient pas éblouissants ? Moi aussi, j’ai droit à mon heure de gloire. La sachant éphémère, je me presse de traverser les heures auxquelles je vole toute la vie qui t’est offerte au long de la tienne. Alors, laisse-moi m’exprimer ; en mon sein, un cœur se réjouit, une âme y est heureuse, même si je suis obligée d’emprunter celles des autres éléments pour m’aider à vivre cet instant merveilleux. Mais il n’est pas que cela. Approche encore un peu. Que distingues-tu, maintenant que je te sens presque à te toucher que j’entende battre le tien ? Attention, mon ami, tu sais que j’excelle dans la façon de les escamoter ; je plaisante, car si je vole le tien, je serai la première punie, puisque tu ne pourrais plus faire mon éloge auprès de ceux que tu aimes. En fait, en te demandant de venir à mes côtés je tenais à te montrer l’ampleur de mes pouvoirs. Quand tu retourneras par le monde, je te charge de lui dire, que bien que je sois modeste, en moi ne reflète pas qu’un seul arbre ; mais toute la forêt. À elle, tu ajouteras que le ciel ne se contente pas de s’y mirer. Il me pénètre comme s’il désirait que je le multiplie. À ma source, viennent s’alimenter le soleil, la lumière, les fragrances de tout ce qui vit. Comme tous ces éléments sont incapables de s’exprimer personnellement, je suis leur porte-parole. Mon ami, soit heureux de découvrir en moi le reflet de la vie.

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