• — Dans vos rêves les plus inattendus, vous est-il déjà arrivé d’imaginer que la maison qui vous a vu grandir ressemblait étrangement à une véritable mémoire ?

    La toute première qui se fit un plaisir d’enregistrer sur des cahiers aux feuilles semblables à des parchemins anciens les moindres détails qui ponctuaient les jours comme la pendule souligne le temps de ses tic-tacs ?

    Oh ! Je ne prétendrai pas qu’il ne manque pas une page à l’histoire de cette mémoire, car aux toutes premières heures, il ne s’est trouvé personne pour inscrire les premiers mots qui cependant résonnèrent en cascade entre les vieux murs recouverts de plâtre s’écaillant. Pourtant, ces moments où une vie nouvelle pénétrait l’ancienne demeure, n’apportaient-ils pas les promesses de jours meilleurs ?

    Comment personne n’eut-il le réflexe d’inscrire les vagissements à l’instant où l’enfant paraissait, emplissant la maison de sourires et de regards pudiques ?

    Le temps ne s’arrête pas lorsqu’une âme nouvelle se joint à celles déjà présentes. Malgré la réticence à poursuivre le chemin, l’existence nous tire par la main, nous disant que les haltes ne sont pas nécessaires pour avancer sur la route.

    Alors nos yeux se tournent vers les murs sur lesquels les jours ont collé leurs empreintes. Dans ces maisons d’un autre siècle, rien n’échappait à la bienveillance du temps. La vie de la famille était confinée autour de la cheminée qui ne refroidissait jamais. L’aurore traînait encore dans les ciels de pays inconnus, que la soupe du matin bouillonnait déjà devant les flammes dans lesquelles les couleurs se mêlaient avant de disparaître discrètement dans les volutes de la fumée s’échappant autant dans la pièce que par le conduit de l’âtre.

    L’odeur âcre des émanations et de la suie avait fini par imprégner la maison tout entière, à ce point qu’il devenait facile de deviner quels étaient les légumes et les viandes qui avaient mijoté dans les marmites et les chaudrons, depuis des générations ; les pièces peu ouvertes sur la campagne refusant d’abandonner ces parfums dignes de la haute cuisine.

    Pas un coin de la maison qui ne sentit pas la potée que l’on croyait cuire depuis des années, rejoignant l’odeur acide de groseilles et d’autres airelles, bouillonnant à grosses cloques dans le sucre qui éclatait en petites poches à la surface de la confiture, comme s’il venait y chercher un peu d’air pour un second souffle. La suie aussi gardait en sa mémoire ce qui mitonnait dans les chaudrons, et de guerre lasse, finissait par mélanger les effluences d’épices venues de pays lointains. Qu’elles fussent destinées aux bêtes ou aux gens, les vapeurs odorantes et grasses trouvaient le moyen de s’infiltrer entre les pierres, poussées par les nouveaux effluves qui tentaient de s’agripper.

    Les détails que notre mémoire juvénile n’a pas enregistrés se retrouvent partout, comme le rameau de buis sur lequel s’accroche la poussière, ornant un vieux crucifix penché que personne n’a songé à redresser, indiquant que dans cette maison on allait au moins une fois l’an à l’église.

    Près de la porte, découvrant les sabots alignés, on savait à qui ils appartenaient. Il suffisait de regarder les traces qu’ils laissaient sur le parquet de chêne ou de châtaignier aux lattes usées. C’était la merveilleuse époque où l’on ne jetait rien. Tout se transformait et les vêtements se transmettaient d’un enfant à un autre ; ainsi il était facile de compter les générations qui s’étaient succédé.

    Si un souvenir s’était égaré, il suffisait de fouiller les malles qui s’ennuyaient dans le grenier.

    Je vivais donc insouciant de cette époque, jusqu’au jour où je reçus cette photo. À l’emplacement de la maison qui abrita ma modeste vie, il n’y avait rien, plus de la construction qu’un simple muret, pour cacher le trou qu’elle fit en s’effondrant !

    Après un instant d’une émotion intense, j’eus la désagréable impression d’avoir perdu une partie de ma mémoire, celle sur laquelle était écrit le premier chapitre de mon histoire.

     

     

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  • — J’aurai eu le privilège d’appartenir à un pays qui vit se succéder de nombreux rois à sa tête. L’histoire a retenu qu’il y en eut de bons, certains qualifiés de moyens et même de franchement mauvais. En ce qui me concerne, n’en ayant connu aucun il m’est difficile de juger. En fait, ce que j’ai appris de ces époques lointaines, c’est que de toute façon, les uns comme les autres ont contribué à ruiner chaque jour davantage le pays, ayant tous eu des goûts de luxe. Je sais, de nos jours ce n’est pas très différent. Le petit peuple a depuis longtemps plagié ses amies les abeilles qui ne travaillent que pour leur reine qui leur en demande toujours plus, parfois jusqu’à l’épuisement. Avec le caractère qui est le mien, en ce temps-là, j’imagine que je n’aurai pas été souvent à la fête.

    Je puis bien vous l’avouer maintenant que nous nous connaissons mieux.

    S’il est un roi devant lequel j’accepte bien volontiers de m’agenouiller, il ne saurait être autre que notre merveilleux astre si brillant, je veux dire notre soleil dispensateur de vie. Pour nous permettre d’avoir accès à l’existence, un beau matin, alors que notre planète dérivait dans l’univers, il  dispersa les ténèbres et donna l’ordre aux graines de germer. La grande aventure pouvait commencer. Je sais, on me dira que tout fut presque parfait ; enfin, jusqu’au moment où nous arrivâmes. Mais là est une autre histoire.

    Te concernant, ô bel astre resplendissant, s’il m’était permis d’emporter dans le monde où tu ne brilles pas une image de mon passage sur la Terre, elle serait celle de tes rayons caressant la nature depuis le lever jusqu’au coucher du jour. Je vois bien que souvent, ta naissance est aussi douloureuse que l’avènement de l’enfant qui s’apprête à quitter le sein de sa mère. C’est que les aurores sont parfois revendicatives et n’acceptent pas d’être transpercées par des rayons qui cherchent à faire la lumière sur le monde. La nuit, quant à elle, aimerait bien avoir sa part de gloire, c’est la raison pour laquelle il lui arrive de traîner sur le chemin du retour.

    Le jour est une offrande faite aux hommes et sans le savoir, le « roi soleil » pénètre jusqu’à l’endroit le plus secret de leurs corps : le cœur.

    Après une chaude journée, j’aime en silence me rendre sur le seuil du soir pour admirer mon roi tirer sa révérence. Chaque fois, c’est un plaisir sans cesse renouvelé. Inconsciemment, je me hausse sur la pointe des pieds pour le voir disparaître au-delà des rivages, prenant son temps afin de mieux contempler la planète dont il est l’amant. Avant de la quitter, tel un rite mis en place depuis toujours, il lui offre des milliers de couleurs qui font penser à la palette du peintre sur laquelle les siennes se seraient mélangées. En vérité, ces touches aux mille nuances sont autant de baisers déposés délicatement à la surface du monde.

    Quelle beauté silencieuse quand on a la chance de pouvoir l’admirer comme une récompense chaque soir au moment où il revêtit ses habits pour la nuit ! Il utilise tous les reliefs pour durer davantage. Il traîne ses rayons comme un enfant le fait de ses pieds lorsqu’il ne veut pas obtempérer au commandement des parents. Mon Roi-Soleil s’installe dans les ramures, joue avec les feuillages et fait mine de s’accrocher aux branches pour laisser croire qu’il est leur prisonnier. Puis il accepte de se retirer sur l’horizon où il prend plaisir à imiter l’équilibriste sur le fil tendu à travers l’espace. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Notre roi est un rusé.

    À l’instant où l’on pense qu’il va chuter dans la mer, voilà qu’il nous revient juché sur le dos des vagues qui le déposent sur la plage, avant de retourner au plus vite, chercher d’autres rayons. Il éclabousse sans rancune un monde qui est souvent indifférent à ses efforts et pour nous le prouver, il accroche avec toujours la même ferveur, dans le cœur des hommes, des sentiments qui ressemblent à des douceurs printanières. Pourrions-nous un jour imaginer tourner le dos à tant d’offrandes ? Je connais aussi que le spectacle préféré de certains de mes concitoyens est le tintement de l’or sur davantage de richesses. Mais savent-ils que sans les rayons du Roi-Soleil il ne serait qu’une masse minérale primaire sans intérêt ?

    Puisses-tu, ô, mon astre puissant, le plus brillant d’entre tous, me laisser emporter un peu de ton éclat, quand ma nuit sera descendue, afin que pour l’éternité ta lumière resplendisse en mon âme.

     

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  • — Il sera bientôt l’heure du repos annuel tant désiré de tous. Chacun aura depuis longtemps réfléchi à la destination vers laquelle il s’envolera, roulera ou plus simplement se rendra, sac bien arrimé sur le dos et bâton à la main. Certains d’entre nous voudront trouver le paradis dans lequel ils espèrent ne rencontrer personne de leur entourage qu’ils croisent chaque matin. D’autres s’isoleront pour des moments intenses et intimes de méditation profonde de laquelle, pensent-ils, ils renaîtront plus fort, plus sains. Enfin, il y aura ceux qui ne savent pas quitter les amis et qui partiront ensemble, estimant qu’en eux il y a toujours quelque chose d’extraordinaire à découvrir.

    — Mais toi, sur quel horizon tes yeux se poseront-ils, avez-vous envie de me demander ? 

    — Oh ! Moi, vous répondrai-je, je n’ai jamais su partir en vacances. J’aurai passé ma vie à inventer sans cesse de nouvelles situations qui réclamaient que je me penche toujours sur elles, comme l’enfant dernier né. Mais rassurez-vous, nous n’en avons pas pour autant oublié d’apprécier l’existence. Car pour vivre intensément, il n’est point utile de partir très loin de son nid. Prenez le temps d’observer l’oiseau ; les plus belles arabesques qu’il prend plaisir à dessiner dans le ciel, ne sont-elles pas à proximité de son repère, afin d’initier ses petits impatients d’imiter les parents ?

    En fait, mon évasion ne sera pas éloignée de ma zone de vie. Ce sera tout près, sur la côte rocheuse en cet endroit, où, depuis la nuit des temps la terre et la mer se défient sans relâche. C’est comme un jeu dans lequel il n’y a jamais ni gagnant ni perdant. Prenant leur élan, les vagues se forment au loin puis viennent se fracasser sur les rochers où elles éclatent en des gerbes géantes dans lesquelles la lumière pose des couleurs éphémères. Parfois, la mer semblant fatiguée se laisse mourir en douceur sur les galets qui la divise avec tendresse, permettant à l’écume de s’infiltrer entre chacun d’eux, comme pour leur raconter les histoires merveilleuses du grand large. En d’autres occasions, les rouleaux se succèdent à une allure folle laissant croire à la côte qu’elle contemple son dernier soleil. Puis c’est l’assaut final et la dispersion des embruns dans l’air qui s’emplit subitement de mille odeurs marines, ramenées depuis l’autre côté du monde. La puissance océane se replie honteuse d’avoir manifesté une démonstration de force bien inutile, et réclame à la terre un temps mort. C’est l’étal, l’instant où même les dieux retiennent leur souffle pour ne pas troubler la réflexion de la nature.

    Je réalise alors qu’en ces lieux magiques je possède le plus grand bonheur que l’homme n’ait jamais inventé : la vie, tout simplement avec l’eau, la terre, l’arbre et le ciel qui les contemple. À ces éléments viennent s’ajouter la liberté et l’amour quand il décide de m’y rejoindre. La main cherchant celle de ma voisine, le regard posé sur l’horizon à la découverte d’une terre lointaine, un continent qui se serait perdu et que le flux rageur viendrait rapporter à nos pieds. Au-dessus de nous, le zéphyr chasserait dans un autre coin du ciel tous les nuages, les priant d’aller dessiner ailleurs des visages ou des personnages, afin que nous puissions profiter de la profondeur mystérieuse du firmament. Le soleil alors sera libre d’admirer nos corps en les caressant pour une fois de ses rayons les plus doux. Nous fermerons les yeux et ne penserons plus à rien. L’océan pourra jouer avec ses vagues qu’il va chercher très loin, en les faisant rouler, imitant le temps qui ne s’arrête jamais. Il ressemble soudain à un souffle de géant. Inspiration, expiration ; flux et reflux. Oui, le monde respire, la vie exhale son haleine parfumée de mille fragrances et nous invite à suivre son rythme !

    Ces instants-là, ne sont-ils pas les plus merveilleux cadeaux que l’existence ne nous ait jamais faits ? Après ces moments d’intense bonheur, où voudriez-vous que nous allions pour découvrir que la plus belle chose ne se trouve qu’à quelques pas de nous et qu’il nous suffit de fermer les yeux pour laisser le bien être pénétrer jusqu’au tréfonds de nos êtres ?

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  • — Le ciel ressemblait bien à un jour de départ. Il était bas et gris pour ne pas dire carrément lugubre. Mais comment en aurait-il pu être autrement, lorsque le béton froid entoure les aéroports du monde entier ?

    Depuis la veille, la pluie s’était invitée au voyage, ajoutant à la tristesse ambiante des salles immenses dans lesquelles se pressent les gens désorientés, à la recherche du bon horaire ou de l’endroit où ils doivent enregistrer leurs bagages.

    L’homme en partance au contraire de nombreux autres passagers n’était pas anxieux, encore moins habité par un quelconque stress. Ce voyage il l’avait lui-même provoqué et il n’en était pas à son premier.

    Lentement, l’avion avait pris son rang en bout de piste et c’est à peine si les passagers avaient ressenti les freins que le pilote venait de lâcher pour permettre au grand oiseau blanc d’aller rejoindre sa place dans le ciel.

    Par le hublot, l’homme regardait les côtes de son pays s’enfuir vers le nord. Il ne fut pas étonné quand il réalisa qu’il n’éprouvait aucune tristesse de le laisser une fois encore. Sans doute même que cela sera la dernière, car dans la vie des hommes, arrive forcément l’instant où le bon sens vous souffle à l’oreille que le temps de déposer vos bagages est venu.

    Son cœur battait bien un peu plus fort qu’à l’ordinaire, mais ce n’était pas dû à une quelconque appréhension. Il pensait aux siens qui la veille lui avaient confié leurs larmes, mais aussi leurs espérances de se revoir très vite.

    Il aurait tellement voulu recueillir ces larmes d’amour pour les disséminer sur leur nouvelle terre, afin que l’une et les autres se reconnaissent dès leur première rencontre.

    Parfois, le hasard nous réserve bien des surprises, pensait-il encore, laissant son regard aller à la rencontre d’un ciel qui n’avait plus de nuages.

    Il volait haut au-dessus d’immenses colonnes et il ne s’étonna pas en imaginant qu’il en allait ainsi lorsque l’homme devient quelqu’un d’autre, qu’il est obligé de laisser en un endroit du monde la personnalité qui était sienne avant le grand jour du départ.

    Alors que plus aucune terre n’était en vue, il se souvint d’un lointain voyage, à autre époque.

     Elle lui avait déjà montré les rivages de son pays s’enfonçant dans les eaux au fur et à mesure que le navire rentrait sur l’océan. Cette fois encore il n’avait éprouvé aucun regret à la pensée qu’il ne reverrait plus jamais certains visages ; ils s’effaçaient lentement de sa mémoire, comme le jour cédant sa place au premier soir d’automne.

    Regardant la mer de nuages défiler sous l’appareil qui filait vers le sud, il imagina que son passé se diluait dans cette masse cotonneuse, avant d’être dispersé au grès des vents.

    Sa vie, personne ne l’avait prié pour qu’il en choisisse une nouvelle. Un jour, il avait estimé que l’habit qu’il portait depuis sa tendre enfance était devenu trop juste et quelque peu usagé. Le temps était venu de muer, tel le serpent, marquant ainsi une nouvelle étape.

    Il avait décidé en son âme et conscience et savait qu’on ne reconstruit pas une seconde vie sans laisser dans la corbeille d’immenses efforts.

    Mais il était prêt à en découdre avec le monde entier si cela était nécessaire.

    Recommencer est une seconde naissance, avait-il dit. Peut-être plus belle, car c’est moi qui choisis cette fois et qui vais l’orienter selon mes désirs et mes espoirs.

    C’est que dans la vie, estimait-il, si les évènements tardent à se manifester, il nous revient de les provoquer et de réveiller la providence qui sommeille au détour des chemins. Chacun de nous, se persuadait-il, voit la chance passer au moins une fois à sa portée. Il faut être suffisamment vif pour la saisir et lui demander d’être sa compagne. Elle déteste que nous feignions de l’ignorer.

    Ce jour le trouvait courant très vite vers sa nouvelle patrie. Mieux, il volait des jours, comme un signe prémonitoire, pour faire comprendre à celui qui le traversait qu’effectivement il en aura besoin de nombreux autres pour mener à bien tous ses projets.

    Pour une fois, s’excusa-t-il, le temps peut bien me laisser passer devant lui, car il finira de toute évidence par me rattraper quand il lui plaira.

    Il sourit en silence quand il pensa que c’était bien la première fois qu’il courrait si vite vers l’inconnu alors que la sagesse recommande toujours la plus grande prudence. Qu’importe, se dit-il encore. J’ai un nouveau nid à construire ainsi qu’un autre livre à écrire. L’avenir commencera au bas de la passerelle de l’avion et m’attendent les premières lignes d’une histoire dont les chapitres sentiront bon l’humus et la forêt parfumée.

     

     

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  • – Mes amis ; vous qui passez par là, n’allez surtout pas imaginer que, poussés par le désespoir, nous nous sommes précipités dans les profondeurs ténébreuses du premier lac venu. Voyez-vous, chez nous, les végétaux de toutes natures et de toutes provenances, la notion de suicide n’est pas inscrite au fronton de notre mémoire. Nous savons trop bien ce que cela nous coûta d’efforts de braver les éléments pour avoir droit à la modeste part de vie qui nous était destinée. Il est vrai que dans nos gènes, il nous manque une information, et non la moindre. En effet, lorsque le destin de sa main généreuse nous dissémina à travers la planète, il ne pensait pas qu’un jour, des hommes mal intentionnés viendraient nous chercher querelle, et en conséquence, on oublia de nous doter de moyens de défense. Certes, parmi nous, il se trouve des espèces épineuses ; cependant, elles n’ont jamais empêché quiconque de nous agresser. Aujourd’hui, si vous voyez nos ramures décharnées dressant ce qui leur reste de charpente vers le ciel comme si elles lui envoyaient une ultime prière, c’est que nous pensons qu’il est notre dernier recours. Nous avons demandé à toutes les autres créatures, aucune ne nous a répondu. Alors, nous nous adressons à vous, ô Dieu des végétaux qui règne non pas dans les cieux, mais partout autour de la planète en perdition.

    Vous dont les hommes prétendent que vous avez conçu le monde dans la plus grande douleur, et détenez tant de pouvoirs, pourquoi n’intercédez-vous pas en notre faveur, afin que cessent une fois pour toutes nos souffrances sur cette terre, ou du moins ce qu’il en restera si vous la laissez entre les mains des destructeurs et des apprentis sorciers qui la peuple ?

    D’arbres majestueux, sans fierté aucune, nous nous élevons pour que sous notre couvert la vie prenne naissance. De nos branches et de nos ramures nous la protégeons, et notre humus la nourrit. Il n’est pas que les elfes, les lutins ou encore tous les maskililis qui virent le jour sous notre couvert, semant le bonheur et la prospérité sur les tapis d’herbe douce et parfumée. C’est aussi dans notre berceau exceptionnel que l’homme naquit un jour. Vous noterez au passage que si la nature paraît en silence, lui dès qu’il apparaît lance un cri puissant. Est-ce là le signe que nous n’avons pas su interpréter ? Notre naïveté nous le fit penser pour n’être qu’un salut, alors qu’au fil des ans, nous avons découvert qu’il était un avertissement, une mise en garde. Mais pourquoi et comment aurions-nous deviné qu’un élément qui nous ressemblait pouvait avoir un cœur de pierre ? Ne se souvient-il pas d’où il vient, pour qu’il piétine ce que fut sa mémoire, son lieu de naissance et sa nourriture ? Pour quel bonheur plus grand que la vie a-t-il besoin de nous sacrifier, de nous brûler et encore de noyer nos espérances ? Pour quels rêves plus beaux qu’un matin victorieux des ténèbres, soudain, s’est-il mis à nous ignorer et nous tourner le dos ?

    Nous abritons bien des animaux, même de ceux dont il redoute la rencontre, mais aucun n’est aussi méprisable que celui qui nous fait souffrir aujourd’hui. Pourtant, il ose prétendre et il le crie bien fort, qu’il est le seul être vivant à posséder une conscience. Sans doute en eut-il une ; mais il y a si longtemps, qu’elle s’est perdue sur les chemins, à la faveur d’une nuit sans lune. Les hommes ignorent-ils qu’ici-bas, la vie disparaîtra au moment même où le dernier arbre s’effondrera vaincu par la hache ?

    Ne comprennent-ils donc pas qu’alors le désert recouvrira les terres et qu’ils périront, tandis que nos graines enfouies au plus profond des sols attendront la disparition complète de leurs bourreaux pour germer à nouveau et donner un monde meilleur ?

    Peu importe le personnage que vous êtes et à qui, en ce jour, nous adressons cette ultime supplique : force toute puissante, accourez à notre secours ; ne laissez pas la terre se mourir dans des douleurs atroces ! Si vous ne le faites pas pour nous, nous le comprendrons. Mais de grâce et malgré leurs désirs, faites-le pour les hommes. Ces égoïstes croiront que ce sont eux qui ont accompli un miracle ; tandis que nous, enfin sauvés, nous pourrons cesser de vous tendre nos branches déformées et de continuer à prospérer pour le véritable intérêt de l’humanité.

     

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