• LA TERRE DE LA DÉSOLATION

    – Je sais, ces mots ressemblent étrangement à d’autres, maintes fois dits et répétés. Pour peu de résultats, j’en conviens, car ils sont donnés à la façon d’un coup d’épée dans l’eau, qui jamais ne réussit à en couper le cours. Alors, dans nos pays répartis autour de la planète, chacun notre tour, nous nous lamentons, devant l’indifférence du plus grand nombre qui, en vers la nature, n’a que peu de considération. Pour être quelqu’un de la campagne, je ne suis pas sans savoir que pour nourrir l’humanité, nous avons besoin d’exploiter une part de notre environnement. Selon les régions du monde, celle-ci sera plus ou moins importante, en fonction des cultures que nous désirons mener. Mais pas seulement. Elles seront pratiquées sur un terrain riche, donc la superficie se contentera d’être plus modeste. Au-delà, cela devient de la gourmandise.

    Chez nous, ce n’est pas une critique, mais une constatation, le sol est pauvre, car trop lessivé, par des ondées tropicales qui régalent les végétaux, mais désolent le support sur lequel ils prospèrent. Ainsi, de saisons des pluies en cataractes tombées du ciel, les éléments fertilisants migrent-ils involontairement vers les criques, les rivières et les fleuves, avant de se perdre à tout jamais dans la mer. Mais cette situation n’est pas nouvelle, et il serait honnête de ne pas faire semblant de la découvrir à l’instant. Depuis l’aube du premier jour, le destin de notre Amazonie avait reçu sa feuille de route, pour employer une citation d’actualité, et la forêt avait gagné tant d’espace, qu’elle s’étendit d’une rive d’un océan pour mourir sur une autre. Elle prospéra constamment, et s’enrichit d’espèces végétales et animales au fil des siècles, pour devenir un magnifique potager que les premiers habitants occupèrent. Il ne leur fallut que peu de temps pour comprendre le mode de fonctionnement de leur milieu. Aussi, ne lui ont-ils pas fait des blessures si importantes dont elles n’eussent pu guérir. Les cultures étaient itinérantes, et il ne serait pas venu à l’idée de ces jardiniers de la forêt, à produire plus qu’ils ne pouvaient consommer. La surface exploitée devenue pauvre, elle était rendue à la nature qui s’empressait de la réoccuper, s’enrichissant au passage de variétés nouvelles. On eut dit alors que les uns et les autres avaient ouvert un second livre, et que sur le mot fin, ils le refermaient, pour en écrire un troisième sur une parcelle voisine.

    Certes, nous ne ferons pas semblant de croire que les hommes furent toujours des modèles, en matière d’existence pacifique et heureux colocataires d’une forêt dont ils pensaient qu’elle ne possédait pas de limites. Non, bien sûr, ils se heurtèrent et même se déchirèrent, car au nombre des mammifères auxquels ils appartenaient, les individus se devaient de défendre leurs territoires, d’en conquérir d’autres, de protéger leurs villages et leurs familles. Une chose leur était commune ; la façon de cultiver leur environnement, de sorte qu’il pourvoit à nourrir les peuples qui la découvraient. Jusqu’à ce que quelques-uns inventent un mot étrange. Le profit. Alors on assista au plus grand pillage de tous les temps. Pour les nouveaux arrivants, chaque élément rencontré était un trésor à voler. Les flancs des navires se remplissaient, à mesure que la nature s’épuisait. Le désir de possession fut tel, que d’une parcelle à l’autre, la forêt gisait, vaincue par les haches, les scies, puis les outils modernes qui semblèrent lui faire savoir qu’il fallait en finir au plus vite.

    La désolation prenait la place du merveilleux jardin qui avait contribué à rendre heureux ceux qui le cultivaient. Mais la terre et ses richesses ne suffisaient pas aux explorateurs. Ils voulurent aussi raser les villages, éliminer les populations qui ne revendiquaient pas la propriété de l’Amazonie, puisqu’ils estimaient en être les enfants naturels, tant ils étaient proches d’elle. Ils en connaissaient les moindres secrets, possédaient une science qu’aucun peuple ne détenait, car elle ne s’apprenait pas dans les livres, mais était le fruit d’observations qui se transmettaient oralement d’une génération à une autre.

    Soudain, telles des nuées de criquets affamés, les voleurs s’abattirent sur L’Amazonie. Ce qui était une encyclopédie fut réduit en cendres, le savoir piétiné, le bonheur éventré, et les rêves dispersés aux quatre vents, sans qu’ils puissent trouver une nouvelle terre d’accueil. Les populations eurent beau se défendre, elles furent vaincues et soumises pour les unes, tandis que d’autres s’enfuyaient au plus profond de la haute sylve, pensant naïvement qu’ils pourraient reconstituer leur vie d’antan. Hélas ! Les machines modernes avancent à la vitesse du cheval au galop et il n’est plus d’endroit où les indigènes peuvent vivre en paix. Le soir, ils s’endorment avec leurs songes, et l’aube les réveille avec la triste réalité.

    Ainsi, l’homme est bien cet animal étrange qui détruit non pour se nourrir, mais pour le profit, ignorant que là où son âme ira, si tant est qu’il lui en reste une, les monnaies n’y ont pas cours, et qu’aucun bagage n’y est autorisé. Ce qui ajoute à la désolation, c’est qu’au naturel il substitue les produits modifiés ; mais soyons-en sûrs, ils accéléreront sa disparition. Je sais, je ne suis pas optimiste ; mais comment pourrais-je l’être au regard de ce qui se passe, alors que beaucoup ne font rien, ou si peu, bien que criant haut et fort avec les loups, tandis qu’ils ne sont que les moutons dont ils prétendent ne pas vouloir intégrer le troupeau.

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  • – Je tiens à vous rassurer, je n’ai pas échoué dans une geôle quelque part au bout du monde pour rébellion caractérisée, ou tout autre délit. Je venais juste m’asseoir un instant auprès de vous, car après cette trop longue interruption, j’éprouve le besoin de me confier. Attention ! Je n’évoque pas des échanges que certains ne peuvent faire que sous la surveillance de gardiens, et qui forcent le détenu à utiliser (et c’est un comble pour un prisonnier) des chemins de traverse quand il désire exprimer à ses visiteurs ce qu’il a sur la conscience. Je ne vous parle pas non plus de l’armoire à péchés que possède tout curé bien dans ses meubles. Alors, pourquoi autant de préambules, si je n’ai pas des choses exceptionnelles à communiquer, me direz-vous ?

    J’y viens, rassurez-vous. J’imagine que comme ce fut le cas pour moi, avant de vous lâcher la main quand le désir de partir du cocon familial vous prit, on s’empressa de vous dresser une liste de recommandations longue comme plusieurs jours se donnant la main, histoire d’allonger la semaine. Cela n’en finissait pas ! Du matin au soir, les avertissements pleuvaient à la manière de la mousson dans certaines régions, gonflant les ruisseaux de mon esprit, jusqu’à les faire déborder. Puis, venait alors le temps des ondées qui précèdent les orages. C’était celui des exhortations de toutes sortes. L’on me dépeignait la société des hommes comme si elle en était la dévoreuse de tout individu, et nous étions obligés de lui fournir ses plats préférés, comme les soldats représentaient la chair à canon tant décriée, mais jamais en manque de munitions.

    – Souviens-toi de ce que l’on t’a appris, même si parfois, nous avions le sentiment de parler à quelqu’un d’absent, tant tu nous paraissais être à mille lieues de nous, me disait-on à longueur de temps.

    – Cependant, telles des leçons sans cesse apprises et récitées, l’essentiel des conseils était bel et bien gravé en ma mémoire. Ainsi, j’avais bien compris que je devais respecter les gens, aller à leur rencontre, les aider quand ils étaient à la limite de la rupture de la société, laquelle les abandonnait après en avoir extrait le meilleur. Évidemment, je ne devais point faire le mal, et par conséquent, ne pas envier le bien des autres. Ce qui leur appartient ne doit jamais tomber dans ton escarcelle, à moins que l’on te l’offre en échange d’autres choses équivalentes t’appartenant, ou en remerciement d’un service rendu. À ce sujet, je compris très vite que j’avais plus besoin de leur amitié que des biens dont ils disposaient. J’étais (et je suis toujours) un homme de la campagne, et à ce titre, comme si cela était une part importante de mon héritage génétique, je respectais le jardin des personnes rencontrées, prenant soin de ne pas piétiner les platebandes des leurs. Heureusement, sans que l’on m’ait montré comment faire, j’ai découvert comment sourire, et en retour des miens, j’en reçus chaque jour davantage. 

    J’ai eu le privilège de marcher sur de longs chemins, traverser des régions plus grandes que mon pays, des mers calmes ou houleuses. J’ai eu chaud et aussi froid, l’un est l’autre à la limite du supportable.

    Alors, me demanderez-vous, quelle est la raison de ce billet, si, somme toute, tout se déroula comme prévu ? Je comprends que vous soyez déroutés. Oh ! Le problème n’en est pas vraiment un, bien sûr. Cependant, à toutes ces recommandations, et encore en ai-je oublié, ou volontairement passées sous silence, on avait omis de me parler de l’essentiel. Surprenant ? Non, pas vraiment, car de ces choses-là, on n’en parle jamais. Il nous arrive d’évoquer celles des autres, c’est beaucoup plus facile, et surtout, déculpabilisant. Délibérément, on m’a caché qu’en chaque individu, se cache souvent un autre personnage, auquel se joignent un ou plusieurs autres. La difficulté réside dans la volonté de les maintenir là où ils se trouvent, et de ne jamais céder à leurs exigences. S’ils te crient qu’ils souffrent, n’en crois rien. S’ils frappent à la porte de ton esprit dans l’espoir d’être libérés, ignore leurs appels. Ils ne désirent qu’une chose : te nuire en tout premier lieu, mais offenser également tous ceux que seras amené à fréquenter. Ils n’ont qu’un but : détruire.

    Alors, pourquoi ne m’a-t-on informé de cette réalité ? Par crainte de laisser découvrir ceux qu’ils nourrissaient ? Je n’ose pas croire que ce ne fût qu’à cause de la honte qu’ils auraient eu à évoquer ces faiblesses, qui pouvaient révéler des vices cachés, des tendances à peine avouables, ou que sais-je encore ? Cependant, si nous prenions la peine de dire toutes ces vérités quand nous sommes en âge de les comprendre, ne serait-ce pas le moyen d’empêcher à ces pseudos personnages de grandir en même temps que nous, et de les éliminer avant qu’ils trouvent le moyen de se libérer par leurs propres moyens ? Avant de nous apprendre à combattre les chimères ou les moulins à vent, enseignons à nos enfants que les batailles les plus valeureuses seront celles que gagnerons sur nous-mêmes !

    S’il vous arrive d’entendre vous supplier, « libérez-nous », de grâce, faites la sourde oreille. C’est le meilleur service qu’aucune autre personne ne vous rendra jamais. N’ouvrez jamais leur prison.

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  • – C’était un jour de fin d’été, pesant, comme seule cette saison sait les imaginer, de ceux qui collent à la peau tant ils sont poisseux. Pas de doute, s’était dit le vieil André, allant s’asseoir près de l’étang, sous un saule échevelé ; avant ce soir il va éclater. Pour montrer que les éléments étaient solidaires, l’eau avait pris la couleur du ciel, qui s’amusait à y rouler ses lourds nuages. À la surface, les poissons suivaient les insectes imprudents, et de temps à autre, ils crevaient l’onde, happant une demoiselle occupée à pondre. L’ancien laissait ses pensées vagabonder, quand une voix le fit sursauter.

    – Alors, père André, je vous trouve donc toujours à vous reposer ? Notez que par ce temps, il n’y a pas grand-chose à faire. Il suffit de songer au travail pour se mettre à transpirer. Parole d’homme, ce soir, nous y aurons droit ! Heureusement que les récoltes sont rentrées et battues ! Il n’aurait plus manqué qu’elles reçoivent de la grêle quand elles étaient encore sur pied !

    Dis-moi, Éloi, ce n’est pas pour discuter du ciel que tu es là. Alors, s’il te plaît, va droit au but.

    – Puisque vous insistez, il est vrai que je viens vous entretenir du sujet que nous avons abordé l’autre jour, aux comices agricoles du bourg. Tu te souviens de ce dont nous parlions, au moins ?

    – Crois-tu que j’ai perdu la mémoire, par hasard ? Je te signale même que depuis ce jour, les phrases tournent dans ma tête sans trouver la moindre issue. Et chez moi, quand je suis comme ça, je ne suis pas loin d’en tomber malade.

    – Allons, êtes-vous en train de me dire que vous êtes fâché ?

    – Oui, je le suis, en effet. Toi et tes amis, vous vous êtes entendus pour m’obliger à boire plus que de raison, et vous approprier des mots que je n’ai pas su maîtriser. Mais, ce n’est pas parce que nous avons tapé dans nos mains que cela fait office de contrat.

    – Tu me dis que tu reprends ta parole ?

    – Oui monsieur, je la rompe, car à bien réfléchir, elle n’était pas mienne. Elle ressemble trop à un testament rédigé sous la contrainte. Or, devant un notaire, il n’a aucune valeur. En un mot, Éloi, je ne te cède pas ma ferme.

    – Mais il n’est pas question de donner, mais de vendre pour toi, et d’acheter pour moi !

    – Tu me fais rire, mon voisin. Ton offre n’était pas assez généreuse pour me convaincre. Tu vois que je me souviens de tout. Je connais le prix de la terre, et plus encore celui de la mienne. De tout temps, vous l’avez enviée ; ne me dis pas le contraire. Elle est bien située, et toutes les parcelles sont autour des bâtiments. Aucune route à traverser pour se rendre de l’une à l’autre ; que des chemins qui ne sont empruntés que par les gens et les bêtes de chez nous. Je ne suis pas ignorant ; je sais que tout cela vaut de l’or. Avoue que vous l’avez toujours jalousée.

    – Tu dis n’importe quoi. Nous avons la nôtre et avec les parents, nous nous en sommes contentés.

    – Le jour où ils l’ont acquise, ils étaient venus me demander conseil. Comme je le fis durant ma vie, j’ai exposé ce que je pensais. C’est une terre ingrate, leur ai-je dit. Elle vous nourrira difficilement, soyez prudents ! Mais ils l’ont quand même acheté. Tu veux savoir ce que mon vieux père a dit, quand ils sont partis de chez nous ?

    – Si tu y tiens…

    – Ces gens là ne feront rien de merveilleux avec cette terre. Ils arrivent de la ville, mais ne possèdent pas l’héritage des familles paysannes qui ne font pas que se transmettre des biens. Ils lèguent à leurs enfants, l’esprit du sol, les gestes, le parfum, les façons culturales et tout le reste. Ils leur apprennent la vie, celle qu’ils ont toujours connue.

    – Voilà, ce qu’ils s’étaient dit ce jour-là, à cette table. Mais contrairement à aujourd’hui, nous avions bu une chopine de mon vin, qu’ils avaient apprécié. Cependant, je m’étais bien gardé de les enivrer comme vous l’avez fait pour moi.

    – Bon, sans doute que nous n’avons pas bien agi ; je le reconnais. Si tu veux des excuses, je peux même t’en adresser. Mais de grâce, vends-nous ta terre, puisque tu ne pratiques plus l’agriculture.

    – Je t’ai déjà dit non. Je ne reviendrai pas sur ma décision. Tu sais que je n’ai jamais reculé d’un seul pas, dans ma vie ; ce n’est pas maintenant que je vais commencer.

    – Mais alors, à qui vas-tu donner ton bien, puisque tu n’as pas d’héritier ? À la commune, peut-être, qui se pressera d’y faire un nouveau village ?

    À cet instant, comme si le ciel voulait conclure cette discussion, un éclair illumina la campagne et la foudre s’abattit sur le domaine, à la façon de quelqu’un qui frappe la table de son énorme poing.

    – Tu vois, Éloi, ce jour nous gratifie de deux orages. L’un dans le firmament, le second dans ta tête. Et il va s’amplifier, quand tu sauras que je vends au maquignon que tu connais. Il y engraissera les bêtes qu’il achète, et moi, je resterai dans ma maison jusqu’au dernier jour.

    Il n’y eut d’autres bruits que celui violent, donné sur la table autour de laquelle des générations s’étaient réunies. Éloi n’attendit pas que l’orage prît fin. Sans doute avait-il besoin d’une bonne rincée, pensa André, ne cherchant pas à retenir un sourire malicieux.

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  • – Ma belle fleur, depuis que nos destins se sont croisés, en moi, quelque chose à changer, à ce point, que je ne me reconnais plus. Vous êtes si proche, que rien de ce qui se passe en vous n’échappe à mes émotions. Qui êtes-vous donc, gentille et délicieuse dame au pouvoir immense, puisqu’il emprisonne mon être sans que celui-ci puisse lui opposer de résistance ?

    – Charmeur, voilà que je me suis laissé séduire par un magicien, alors qu’hier encore, j’ignorais tout de ce sentiment dont on dit que parfois il est un ensorceleur. C’est vrai, que mon corps semble rentrer en transe, car je ne suis plus en mesure de le contrôler. Êtes-vous certain que nous n’avons pas fait un bond dans l’univers, tandis que nous avions les yeux fermés ? Cependant, je dois vous dire que la transformation qui se fait en moi n’est pas pour me déplaire.

    – Mon amie, pourquoi vous le cachez plus longtemps ? Moi-même, je ne suis plus sur Terre ; je suis dans un état second, et je comprends maintenant ce que ressent l’oiseau, lorsqu’il se laisse glisser sur l’air, sans donner le moindre coup d’aile.

    – Encore que lui, mon cher, conserve les yeux ouverts, car lorsqu’il adopte cette posture, c’est qu’il est à la recherche d’une prochaine proie.

    – Sans doute avez-vous raison, ma douce, et belle aimée. Je suis comme lui, car à l’instant où je vous trouve, vous ressemblez à la malheureuse qu’il convoite depuis son poste d’observation.

    – À la différence que vous ne me dévorerez qu’avec votre regard, et que je fus une victime facile, puisque consentante. Vous en connaissez beaucoup, de gibiers, qui se réfugient dans les serres des vautours ?

    – Ma chérie, bien sûr que je n’ai jamais vu un mulot ou tout autre animal appeler son bourreau, puisqu’en chacun des êtres vivants, l’instinct de survie est plus fort que tout. J’ai une proposition à vous faire.

    – Je vous en prie, mon ami ; dépêchez-vous avant que je ne succombe à votre charme pour l’éternité.

    – Entre nous, demeure une barrière. Il me paraît indispensable que nous la brisions, si nous désirons que nous scellions notre union sur l’autel de l’amour.

    – Dites-moi vite de quoi il s’agit. Je vous sens soudain si fébrile !

    – Ne vous effrayez pas ; il ne s’agit que d’abandonner le voussoiement pour le tutoiement plus approprié à notre situation. Il me semble que notre relation s’en trouvera grandie, et surtout rassurée.

    – Vous avez raison, mon ami. Pourquoi ne commencerions-nous pas à tisser les liens qui garantiront nos sentiments, comme s’ils cherchaient les déposer dans un coffre spécial, celui de nos cœurs, à l’abri des regards et des convoitises.

    – Vous avez déjà oublié notre nouvelle convention ?

    – Je vous retourne la question, mon cher.

    – Dis-moi, merveilleuse élue de mes désirs, ce mot ne sonne-t-il pas comme une belle musique à votre oreille, plutôt que le vous plein de fierté emprunté aux bourgeois et qui plus est reste à jamais hautain ?

    – Il y chante même, si tu veux savoir ! Et moi, je n’ai pas associé l’un et l’autre comme tu le fis au cours d’une phrase.

    – Merci, bel ange. Puis-je poser le baiser qui sera la signature de notre contrat ?

    – Avec plaisir, mon double pour la vie

    – Je viens donc m’abreuver à tes lèvres comme je le ferais à la fontaine d’une eau claire et fraîche, car tes paroles, ma chérie, sont le miel de ton cœur qui inlassablement déverse le nectar butiné à la fleur de ton âme.

    – Oh ! Mon si doux amour ; voilà que je découvre en toi un merveilleux poète ! Qu’ai-je fait au ciel pour mériter tout ce bonheur, moi qui me désolais de rencontrer le prince charmant que tous les romans pour jeunes filles décrivent à longueur de pages, et qui va, caracolant d’une ligne à une autre, sans jamais perdre son sourire ? Appartiens-tu à la caste des seigneurs ?

    – Non, ma chérie ; je ne suis qu’un homme ordinaire, de ceux qui savent ce qu’aimer veut dire. Je puis bien te l’avouer à mon tour. Jusqu’à ce matin extraordinaire, qui mit tout en œuvre pour que nos destins se croisent, je ne connaissais rien de ce sentiment que nous évoquons à chaque mot. La félicité, je la voyais toujours marcher suspendue aux bras des gens, s’enfermer aux creux de leurs mains, tandis que la mienne cherchait encore sa compagne. J’étais persuadé que jamais je ne serais choisi pour être heureux, moi, né d’une imposture de l’existence et qu’elle me le ferait payer toute la mienne. Et puis, tu es arrivée, alors que je désespérais. Mais voilà que je suis obligé de reprendre le voussoiement, car l’instant est solennel. Je dois te demander si tu veux bien rester auprès de moi aussi longtemps que l’exigera le chemin par lequel nous irons.

    – Mon amour, dois-je comprendre toute notre vie ? Bien sûr que je le désire. Embrasse-moi encore, avant que je ne m’évanouisse, car à mon réveil, je devine que je serai dans un autre monde.

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    LES VOYAGES IMMOBILES D’UNE JEUNE FILLE– Elle ne pouvait s’empêcher de choisir les livres dont les lignes la faisaient voyager. Des aventures, elle en avait tant vécu ! En cette soirée qui la trouvait rêveuse, elle se laissa prendre au piège de ses pensées. Oh ! N’allez pas imaginer qu’elle se soustrayait à ces signes venus d’un autre monde. Non, elle les provoquait, au contraire. Elle s’en nourrit l’âme, dit-elle en riant aux éclats. Dans ces moments de nostalgie, elle n’avait qu’à fermer les yeux pour se retrouver dans la maison familiale. Sans bruit, le temps la ramenait vers ces soirées, souvent au coin du feu, tandis que les étincelles des braises, en pétillant, se joignaient à l’étonnement de la jeune. Elle ne lisait pas ; elle écoutait ; quand l’histoire prenait la liberté de musarder à travers champs, ou sur des chemins qui conduisaient sous le couvert des bois, elle s’agitait, et s’adressant au narrateur, elle insistait pour qu’il allonge le pas.

    – Père, disait-elle d’une voix que l’on crut être au désespoir, finissez d’arriver sur le lieu de vos découvertes. Vous m’aviez promis un nouveau voyage, souvenez-vous.

    – Ma chère petite fille, répondait-il d’un ton qui se voulait le plus doux possible ; tu dois apprendre à maîtriser ta belle impatience, car tous les destriers fougueux qu’il me fut donné de monter, au soir, rentraient à l’écurie dans un état lamentable. Une nuit de repos n’était pas suffisante pour les remettre sur pieds.

    Boudeuse, elle murmurait alors :

    – Je ne vous remercie pas, père, pour la ressemblance avec vos chevaux impétueux !

    – Mon enfant, il n’est là que des images qui illustrent des mots parfois compliqués. Je ne te compare à aucun de ces fiers étalons, sur lesquels il me fut donné d’effectuer de splendides chevauchées. Certains d’entre eux, il est vrai, auraient pu te rapporter n’importe lequel de ces longs parcours, allant de découverte en découverte, mais aussi le nombre de pierres qui semblaient se jeter sous leurs sabots comme si elles redoutaient de rencontrer des lendemains ennuyeux. D’autres se seraient fait un plaisir de vous raconter la douceur des gués, alors que l’eau montait au-delà du jarret. Ajoutant du bien-être à celui des jambes, ils trempaient leurs lèvres écumeuses jusqu’aux naseaux dans l’onde frémissante, en soufflant avec violence, me faisant croire qu’ils s’y mouchaient.

    – Et vous les laissiez faire ?

    – Bien sûr, ma chérie, que je ne leur interdisais rien ; serais-tu contente que l’on te prive de ta friandise préférée ?

    – Oh ! Pour moi, celle qui me causerait du chagrin serait que vous arrêtiez de me raconter celui que vous étiez avant que je vous découvre. J’aime tellement vous suivre, que parfois, en vous écoutant, j’ai envie de vous prendre la main, afin de vous accompagner dans chacune de vos aventures. J’ai le sentiment que jamais je n’éprouverai de semblables émotions qui au hasard de vos pérégrinations n’ont cessé de vous étreindre le cœur. Puis-je vous poser une question délicate, père ?

    – Depuis quand, ma fille, au sein d’une famille y a-t-il des balbutiements et des paroles à redouter, des hésitations, des mots à choisir et que sais-je d’autre ? Quand tu appuies sur l’interrupteur, l’électricité ne se fait pas attendre, que je sache, donc, il doit en être de même de nos échanges. Tu me demandes ce que tu veux, et moi, je te réponds sans détour, car une source qui ne trouve pas la lumière demeure éternellement dans les ténèbres.

    – Au cours, de ta vie d’errance, comme tu la nommes, t’est-il arrivé de verser des larmes ?

    – Oui, parfois, car prétendre qu’un chemin ne peut conduire qu’au bonheur, est une fausse idée, et surtout un énorme mensonge. Cependant, on ne pleure pas sur soi-même, ou si peu ! On le fait parce que le ciel qui nous accompagne est plus souvent gris que bleu ; mais aussi à cause de la misère, qui partout nous devance. Elle nous offre ses jours tristes, ses gens dépouillés du meilleur qui fait les belles saisons de certains. Mais cela nous apprend l’humilité, et nous force à nous contenter de ce que nous avons, abandonnant l’idée que tout peut nous revenir, tandis que peu de choses nous appartiennent. Mais il y a autre chose, que je déplore. C’est qu’en avançant sur notre sentier, notre regard est attiré par les belles fleurs qui se dressent sur leurs hampes, comme si elles cherchaient à nous faire oublier les douloureuses rencontres. Alors, nous faisons l’impasse sur toutes ces images, jusqu’à ce jour où en nous, une cicatrice nous rappelle les souffrances.

    – Je t’ai écouté avec passion, père, comme toujours. Cependant, ce soir, le voyage ne fut pas aussi joyeux que certains. Puis-je te demander de me faire une promesse ?

    – Toutes celles qu’il te plaira, ma chérie.

    – Je voudrais que pendant quelques jours, tu oublies la tristesse. En lieux et place, songe aux merveilleux moments qui ont rempli tes jours. J’aime quand tu racontes tes empoignades avec l’existence ; celle dont tu prétends qu’elle t’a apprit le peu que tu sais. Bien que je trouve que tu possèdes tant d’aventures, que si elles se confiaient sur les lignes d’un livre, il serait si épais, que je n’aurai pas assez de toute une vie pour les savourer.

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-1


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