• Reflets de mémoire

    Reflets de mémoireUne vie se retire

     

    Dialogue au cœur de la nuit entre une vieille femme et un enfant

     

    — Mon petit, ce soir n’est pas un soir ordinaire. Je te demande une faveur, moi qui n’ai jamais rien réclamé à qui que ce soit, me voilà quémandeuse. J’aimerai que tu n’éteignes pas les bougies. Vois-tu, elles ont depuis tant d’années accompagné ma vie, qu’elles peuvent bien supporter ma mort, maintenant.

    — Pourquoi avoir de telles idées ? Tenta de demander le jeune garçon.

    — Je t’en prie, laisse-moi parler, ce que j’ai à te dire est de la plus haute importance. Je sais que te voilà en âge de comprendre bien des choses, même si elles ne te sont pas destinées. Et puis, il y a si longtemps que nous sommes ensemble, qu’il n’est plus temps d’avoir encore des secrets entre nous. Je ne veux pas que tu mouches les bougies, car j’aurais la sensation que c’est sur le peu de vie qui me reste que tu soufflerais. J’ai le pressentiment qu’elle arrive à son terme et qu’au plus profond des ténèbres, sans doute elle se sera enfuie vers un autre monde.

    — Mais enfin, essaya encore l’enfant, ce n’est pas raisonnable de penser de telles choses. Ce soir, précisément, je te trouve bien mieux que les autres jours !

    Je sais, mon corps ressent aussi ce changement qui se prépare. Je le connais bien, tu sais, depuis toutes ces années que je passe à l’écouter. Je sais que pour lui son chemin de souffrance va se terminer. Si je me sens mieux, c’est qu’en vérité petit à petit il me prépare au grand départ et pour se faire pardonner, il permet aux plus belles images que l’existence m’a offertes de repasser une dernière fois devant mes yeux. Elles sont comme les heures chaudes des beaux jours qui ont construit et illuminé mes souvenirs. C’est vrai qu’avant la maladie j’existais, cela, la douleur me l’avait fait oublier. En fait, c’est cela que je désire que tu dises à ma fille.

    Le garçon allait protester, mais elle l’interrompit avant qu’il ne prononce le premier mot.

    — Ne dis rien, continua-t-elle, je sais qu’elle ne t’aime guère et tu ne t’es jamais privé de lui faire savoir que tes sentiments à son égard étaient les mêmes. Mais elle doit savoir que malgré tout ce qui nous a divisés, dans mon cœur, il y a toujours eu une place pour elle, bien qu’elle pense que je ne l’avais jamais aimée. Un jour, tu comprendras que la vie nous transporte dans un tourbillon qui nous fait oublier jusqu’à nos propres personnages. Il arrive que des jours nous séparent, parfois, au contraire ils nous unissent en prenant soin de ne pas nous laisser le temps de nous confier nos sentiments.

    C’est sans nul doute la faute de notre condition de gens modestes qui a fait que les mots qui font plaisir à entendre ou à prononcer, nous éprouvons toujours de la difficulté à les prononcer. Humblement, je reconnais qu’il nous arrive même de les écarter de la main lorsqu’ils insistent pour occuper nos esprits. Tout cela, j’ai mis longtemps à le comprendre, beaucoup trop sans doute.

    C’est pourquoi nos vies semblent si injustes, si différentes, si vides d’émotions. Quand les pensées ne sont pas visitées par l’amour, d’autres sensations les remplacent. Parfois, elles sont regrettables et semblent ne jamais vouloir finir. Elles sont dans nos têtes pareilles aux matins d’hiver quand la brume n’en finit pas de s’accrocher à tout ce qui vit. Ces heures grises, je les ai maudites, mais sans cesse elles revenaient.

    Dis-moi, y a-t-il une fenêtre d’ouverte par où le vent viendrait faire trembler la flamme des bougies, ou dans ce silence de la nuit est-ce ma vie qui vacille à la vue de l’inconnue ? Peut-être est-ce le vent de l’enfer qui souffle son air maudit, pour me punir de n’avoir jamais pu dire la vérité. Toujours est-il mon enfant que voilà mes souffrances éteintes. À l’instant, je ne sens plus mon corps. C’est comme s’il flottait dans l’air.

    Je voudrais que tu me fasses une dernière faveur, mon petit. Avant que la maison se réveille, j’aimerai que ce soit toi qui me fermes les yeux, si à ton réveil ils sont encore ouverts. Ainsi, ma fille pensera que je me suis enfuie de ce monde pendant mon sommeil. Crois-moi, cela sera mieux pour tout le monde. 

    Il te faudra, plus tard, lui dire autre chose aussi. Quand tu sentiras qu’en ton cœur la douleur s’apaisera, que les souvenirs prendront quelques distances, il sera l’heure pour lui révéler que jamais je n’ai cessé de penser à elle. Je l’aimais, cependant, mais je devine que nous étions trop fières pour échanger cet amour ; nous n’étions que des orgueilleuses qui ne daignèrent un jour, avouer nos faiblesses et accepter que l’une se réfugie dans les bras de l’autre. La vie est courte, elle ne nous a pas donné le temps de nous rapprocher.

    La nuit poursuivit son chemin sans que le jeune homme trouve le sommeil qui l’aurait coupé de la réalité. La flamme s’est éteinte ; la vie aussi, comme si l’une dépendait de l’autre.

    L’enfant non plus n’eut pas le temps de dire la vérité à la marâtre. Pris à son tour dans la spirale infernale de l’existence, il partit trop tôt à travers le monde, pressé de vivre les années que la vie lui promettait.

     

    Amazone. Solitude  


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