• SOUS LES ORMES

    – Certains me feront remarquer que l’image est sombre (glanée sur le net), et ils n’auront pas tort. Toutefois, ce n’est pas sans raison que mon choix s’est arrêté sur celle-ci plutôt qu’une autre. Je n’ai rien contre la clarté, bien au contraire, puisque chaque jour je la loue pour les merveilles qu’elle met en lumière pour le plus grand plaisir de nos regards. Cependant, je l’avoue, j’ai toujours été quelqu’un de modeste, redoutant ce que certains appellent les feux de la rampe. Bref, ne me cherchez pas au balcon, je suis du genre à demeurer côté cour. Pour tout vous dire, j’ai grandi dans l’ombre des ormes, mais bien d’autres variétés également, même si j’avais un faible pour cette essence particulière. Je la trouvais noble, y compris au cœur de l’hiver, tandis qu’elle avait abandonné sa parure, car elle conservait un port fier, ne cédant que peu de bois mort aux ramasseuses qui s’empressaient de confectionner des fagots. Les vieilles dames, dans leurs longs habits noirs, marchaient alors courbées, avec en travers du dos la maigre récolte quotidienne, toutefois suffisante pour alimenter le feu qui culottait le derrière des marmites.

    Avec le retour du printemps, je venais guetter le gonflement des bourgeons. Certes, ils n’éclataient pas au premier rayon tiède d’un soleil à la recherche de sa puissance, pour affronter les saisons qui trépignaient derrière l’horizon. On a beau dire que la nature est parfaitement réglée, qu’elle devine ce qui est bien pour elle ou non, mais elle sait aussi ne jamais aller trop vite. C’est qu’il en faut du temps, à ces géants, pour aller puiser dans la mémoire de la Terre les souvenirs, et rechercher les ingrédients nécessaires pour confectionner une nouvelle sève. Elle sera comme le véritable sang, qui circulera dans des milliers de vaisseaux, irriguant le bois et nourrissant un cœur énorme. Le vent venu du sud amènera avec lui un souffle miraculeux. À peine aura-t-il effleuré les rameaux, que dans son sillage, les uns après les autres, les boutons renfermant les feuilles les libéreront. Qu’elles sont belles, dans leur tenue d’un vert tendre, au limbe délicat ! J’aimais les comparer à une armée de jeunes filles se rendant à leur premier bal.

    Les ormes reprenaient vie, et me communiquaient leur joie du bonheur  retrouvé. Les insectes de tous genres venaient se délecter du suc parfumé qui avait nourri le feuillage naissant, comme l’enfant dans le sein de sa mère. Soudain, la ramée s’affermit. De pâle, elle devient tendre, puis sur la palette des nuances, choisit un vert à la couleur de l’espérance. À compter de ce matin particulier, je comprenais que la saison n’était plus en marche, mais qu’elle était arrivée et qu’elle s’installait pour longtemps. Il m’aurait suffi de coller mon oreille sur le tronc, pour entendre sous son écorce ridée la sève circuler joyeusement. Je devinais où elle se dirigeait ne ralentissant pas son allure. Comme si les racines avaient reçu un message, elles pressaient le sang encore pur et innocent vers les feuilles devenues adultes et responsables. Elles étaient prêtes à l’accueillir, et grâce à une alchimie savante, s’aidant de la lumière, elles enrichiront le précieux liquide qui redescendra avec sa merveilleuse cargaison, afin que le cœur généreux se remette à battre, abrité derrière ses rangées de cernes. C’est alors que l’on en comptera un de plus le jour où, atteint par la limite de l’âge, l’un d’eux se laissera tomber. En partant du centre, il sera facile de deviner combien d’ans il aura connus, ainsi que la qualité des saisons traversées. Les lignes serrées indiqueront une époque sèche, tandis que d’autres, plus espacés, nous révéleront des printemps ou des automnes pluvieux.  

    Je l’avoue, je nourrissais un véritable respect à mes arbres, comme s’ils étaient des membres de ma famille, à ce point que je ne savais plus s’ils étaient proches de moi ou l’inverse. Avec eux, j’étais malheureux quand des amoureux éprouvaient le besoin de les blesser en creusant leur écorce pour y dessiner un cœur ou pour y inscrire leurs noms. Cependant, pour se moquer d’eux, au fil des saisons, mes ormes se complaisaient à effacer ces gravures grossières et insultantes. Ils étaient probablement les seuls, à deviner que beaucoup des promesses maladroitement sculptées ne seraient pas tenues ; car il est bien connu que chez les végétaux comme pour les hommes, il n’y a que ce dont le cœur se nourrit qui a de la valeur. Quand il est heureux, il communique ses émotions à l’âme qui les transforme en sentiments. Pour l’arbre, ils se traduisent par une floraison importante, permettant aux fragrances d’enivrer les bêtes et les gens, tandis que pour les amoureux, ils annoncent la première page d’une histoire dont ils pressentent qu’elle sera longue et riche Evènements. C’est précisément sous ces arbres que je connus le bonheur, et c’est la raison pour laquelle de ma mémoire, ils ne furent jamais effacés.

     Amazone. Solitude. Copyright 00061340-4

     


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