• TROIS ÂMES POUR UNE LÉGENDE 2/4

    – Lorsque la famille avait rejoint le port de La Rochelle, elle ne s’était pas mêlée aux centaines d’autres qui passaient leurs temps dans les tavernes et lieux de perdition. Le comportement de la plupart des candidats au voyage en vue de peupler la colonie de la Guyane paraissait grotesque et inapproprié à la situation. Ce n’est qu’après être arrivé dans leur nouvelle patrie que notre homme admit qu’après tout, ils avaient bien fait de s’amuser avant, car bien des déceptions les attendaient à l’issue de leur débarquement.

    Lui, serrant sa bourse à l’abri des regards, ne dépensait son maigre argent qu’au compte-gouttes si l’on pouvait ainsi dire. Il s’était rendu chez les religieux dont on disait d’eux qu’ils étaient des gens possédant d’immenses connaissances. Il obtint presque tous les renseignements concernant sa future destination et son installation dans la brousse. Il n’était pas plus croyant que cela, mais il ne refusa pas la bénédiction que le prêtre fit à leur intention. Ils se procurèrent quelques outils, et attendirent le jour du grand voyage. Celui-ci fut long et pénible. Il ne s’émut pas sur le sort des gens malades ni sur le décès de plusieurs d’entre eux. Le débarquement fut une étape de leur nouvelle vie qui resta gravée en leur esprit. Rien n’avait été prévu pour accueillir des milliers de personnes ; le lieu sur lequel étaient dressés quelques carbets rudimentaires ressemblait plus à un cloaque qu’à un site d’hébergement. Il comprit qu’il leur fallait quitter la zone au plus vite s’ils ne désiraient pas finir comme les dizaines de malheureux que l’on se pressait d’enterrer chaque jour. Les fièvres avaient trouvé un terrain favorable en la qualité de ces pauvres gens dans le plus grand dénuement.  

    Notre homme ne voulut pas rester dans ce milieu où la mort rôdait en permanence. Munis d’une lettre de recommandation établie par des religieux de La Rochelle, ils se firent conduire à l’évêché de la capitale.  

    Il ne fallut guère de temps pour qu’ils obtiennent la concession des trois collines. Au début, notre courageux migrant trouva quelques ouvriers pour l’aider dans les travaux les plus difficiles. Mais très vite, il comprit qu’il avancerait aussi bien s’il était seul. Madame vint donc tirer sur le passe-partout pour débiter les troncs déjà allongés sur le sol. Petit à petit, la ferme prit une belle allure, même si elle ne ressemblait en rien à celle où il avait naguère grandi. Le toit des constructions était recouvert de feuilles de palmiers savamment tressées, le rendant imperméable aux averses tropicales. Dans une savane bordant la première colline, il avait repéré une parcelle composée d’une épaisse couche d’argile. Il comprit qu’il pourrait fabriquer des briques pour ses futurs bâtiments et surtout créer son premier four. Partageant la propriété en deux, une belle crique serpentait, avant de rejoindre un grand marécage qui faisait la liaison entre elle et une rivière plus importante. Un dégrad (débarcadère) permettait aux gens d’arriver quasiment à pied sec sur le terrain.

    Les parents avaient recommandé aux filles de ne jamais se rendre seules sur les berges des cours d’eau ou du marais, en raison de la présence de nombreux animaux dont on n’avait pas encore fait l’inventaire complet. Les travaux avançaient certes, mais sans doute plus lentement qu’ils l’avaient espéré. Le climat transformait toutes les tâches beaucoup plus difficiles que partout ailleurs et les troncs étaient si durs, qu’ils faisaient voler des éclats aux haches et désaffûtaient les lames des scies. Ce n’était pas pour rien que certaines variétés avaient pour noms  : bois serpent, balata, bois-de-fer et beaucoup d’autres, dont la fameuse ébène verte. Les journées étaient également beaucoup plus courtes et du fait de la rapidité de la tombée de la nuit, à dix-sept heures, il fallait sortir de l’épaisse sylve dans laquelle le jour ne pénétrait plus.  

    Un matin, de triste mémoire, les gens comme les animaux étaient rendus nerveux par un orage qui menaçait. Tandis que les enfants entretenaient un carré de patates douces, la plus jeune surprit un chien des bois (chien sauvage, ou dit aussi des buissons), jeter son dévolu sur un canard, et non le plus petit. Déjà, la pauvre bête était dans la gueule du voleur s’enfuyant par le chemin de la forêt. La fillette partit à sa suite et le rattrapa alors qu’il venait de buter sur un tronc affalé en travers de sa route. Se voyant en danger ou pensant que l’on voulait lui dérober sa proie, il l’abandonna, et se retournant vers la personne le menaçant, et lui planta ses crocs dans un mollet.   Les sœurs accoururent du plus vite qu’elles le purent. La plus jeune était à terre, tenant sa jambe qui perdait du sang en grande quantité. L’aînée la disposa dans ses bras et elles allèrent au débarcadère tout proche.

    – Père dit que l’eau acide et saumâtre désinfecte, dit-elle à sa cadette. La marée est haute et tu vas mettre ton membre jusqu’au genou. Marche, recommanda-t-elle ; ne t’occupe pas si cela te pique.  

    Elles rentrèrent et ressortirent plusieurs fois, prenant le risque d’avancer plus loin. La pente était douce et elles ne pensaient pas craindre quoi que ce soit.

    Elles remontèrent une fois encore avant de retourner dans l’eau, au vu de la vilaine blessure qui saignait abondamment. Soudain, il y eut de grands remous juste devant les deux enfants. Quand l’aînée voulut tirer sa sœur pour la déposer sur la berge, elle n’en eut pas la force. Elle se mit à hurler à en perdre la voix.

    C’est la troisième fillette qui courut chercher les parents. Quand ils arrivèrent, il était trop tard. La cadette était prostrée sur le dégrad, tremblante comme une feuille, le regard absent. La plus jeune avait disparu sous ses yeux !

    Les explications furent inutiles. Il comprit que caïmans et piranhas étaient à se disputer le corps de la pauvre enfant, créant un bouillonnement où le rouge se mêlait à la couleur brune du tanin et de la boue. La mère tomba à genoux, sans dire un mot. Le père hurla qu’on venait de lui voler sa petite fleur, tandis que les deux sœurs se serraient l’une contre l’autre. (À suivre)

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