• UN CONTE PARTICULIER

    Reflets de mémoire.

     

    – En ce mois particulier qui voit les espoirs et les souhaits se multiplier, un souvenir s’installe au balcon de ma mémoire. Il aurait aimé que je parle de lui avec les accents d’un conte, puisque nous en sommes à l’époque. Sauf que dans le mien, le père Noël ne hante pas mon environnement ; il n’y a point de guirlande multicolore ni de boule lumineuse. Il n’y a que la forêt, aux trois quarts dénudée. Seuls quelques sapins restent verts, comme pour indiquer à l’ensemble du bois que, quoiqu’il puisse arriver, la vie n’abandonne jamais ses sujets.

    Quand on demande aux gens quelle saison ils préfèrent, beaucoup vous répondront que c’est le printemps ou l’été. En ce temps-là, pour moi, ce n’était ni l’une ni l’autre. Étrangement, c’était l’hiver. Oh ! Je vous rassure, pas pour les plaisirs de la glisse en tous genres, mais pour une raison bien particulière ; l’une de celles que beaucoup exècrent, puisqu’il s’agit du travail. Mais pas n’importe lequel. Suivez-moi sous la forêt, vous comprendrez.

    Les patrons chez qui j’étais employé, cette année-là, jugeant que deux  ouvriers suffisaient pour effectuer les tâches au village, trouvèrent pour moi une nouvelle occupation. En ce temps, les cuissons, le chauffage en général requerraient du bois ou du charbon. Pour nous, ce fut le premier. Possédant une ferme et une chasse, il me la désigna comme lieu de travail pour la durée de l’hiver. Sans le savoir, il faisait de moi un homme heureux. D’aucuns auraient estimé cet isolement comme une punition ; pas moi. Quand les plus importants chênes furent abattus, à la hache et au passe-partout (longue scie à grosses dents que l’on utilise à deux), il me laissa me débrouiller tout seul. Oh !  prétendre que tout se déroula sans heurt serait un mensonge, notamment dans le maniement du passe-partout. Au goût du patron, tantôt je tirais trop fort, tantôt je poussais, alors qu’il ne le fallait pas, car la lame se tordait. Bref, de soupirs en réprimandes, je trouvais enfin le bon rythme, et bientôt les troncs ainsi que les charpentières furent débités. À moi la charge de finir le travail, c’est-à-dire fendre à l’aide de coins métalliques toutes les billes. Puis ce fut le temps de m’occuper des autres branches en employant la scie à bûches, empiler les stères le long du chemin, fabriquer les fagots de charbonnette de diverses sections, etc.… Jusque là, il n’est rien d’extraordinaire, me direz-vous, qui puisse enchanter une âme normalement constituée. Cependant, en moi, rien n’était comme chez les jeunes de mon âge. Loin d’être en punition, j’étais le plus heureux de tous les gens du village.

    En mon esprit, les Robinsons furent repoussés si loin que nul ne les revît. Il en fut de même pour les corsaires ou les pirates. Je ne rêvais plus, puisque je vivais mes songes, je marchais dedans, je les piétinais. J’avais construit ma cabane, en rondins et branchages, l’orientant de telle sorte que le vent, la pluie ou la neige ne la pénétraient pas. Sous l’auvent qui servait d’entrée, un feu fonctionnait nuit et jour, présentant l’avantage de maintenir une belle surface à peu près sèche. Ma table et mon banc faits de bûches trônaient au milieu de mon repère. Vous l’avez compris ; j’étais seul, mais libre, et surtout mon maître. Les oiseaux, tels les pinsons, merles, verdiers et autres mésanges, avaient deviné que je n’étais pas leur ennemi. Ils se régalaient des morceaux de lard que je tenais à leur disposition. Le matin, sur ma bicyclette d’un temps révolu à laquelle était accrochée une remorque, je partais vers mon chantier alors que la nuit emprisonnait encore le monde de ses ténèbres. Le soir, le matériel roulant débordant de bois, je rentrais au village. Mais devant le peu d’intérêts que l’on portait à mes transports de bûches par les gens de la maison, la plupart du temps, nanti de victuailles suffisantes, je restais dormir dans ma cabane. Mon matelas fait de feuilles sèches et de rameaux fins de sapin n’eut rien à envier à la paillasse de la chambre. Elle était bourrée de fanes de maïs qui m’avait valu tant de reproches, du vivant de la pauvre grand-mère, qui me grondait à chaque fois que je me tournais, le bruit l’empêchant de trouver le sommeil.

    L’hiver toucha à sa fin et mon travail le suivait. Un matin, alors que je finissais de lier quelques fagots, j’eus la visite du patron. Pour une fois, il ne me cacha pas sa satisfaction. Après un moment d’observation, il me dit :

    – La forêt est aussi propre que si une horde de sangliers avait passé la saison ici ! Mon frère n’a pas de camion disponible pour l’instant, et comme au village la vente n’a pas encore commencé, veux-tu que nous abattions quelques arbres supplémentaires ?

    – Pourquoi refuserais-je, répondis-je ?

    – Alors, demain, nous attaquerons une nouvelle parcelle.

    – Ainsi, je pus rester un mois de plus dans cette forêt qui était devenue mienne. Il faisait moins froid ; cependant, les oiseaux me tenaient toujours compagnie. Le feu ne s’éteint pas ; mon bonheur continuait de grandir, et il m’importa peu si Noël se fut passé en solitaire. J’étais dans un milieu qui me plaisait et qui m’apprenait les choses de la vie sans que j’aie besoin de poser de questions inutiles. Il me suffisait de regarder et d’écouter. Je n’eus pas à inventer un conte, car je le vivais.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

     

     


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