• UN VILLAGE, DES HOMMES, UN SEUL CŒUR 12/13

    – Alexandre qui n’était pas sans remarquer qu’un malaise s’installait sur leur petite fête décida de s’expliquer. Après tout, il était légitime que les autres sachent. Au moins, cela aurait le mérite d’effacer les doutes qui avaient plané un moment à son sujet et dont Adrienne lui avait fait part. Un peu hésitant, car il n’aimait guère parler en public et qu’il n’avait pas encore eu le temps de se réapproprier son domaine ni compter les sillons comme il disait en souriant, il se leva. Raclant sa gorge, le visage débarrassé de la barbe et rougissant, le regard fixé loin au-dessus des têtes, il lança :

    – Je porte à votre connaissance que je ne suis en rien responsable de ce qui m’est arrivé. Nous avons tous été des victimes, mais moi, en compagnie de ceux avec qui j’étais, nous l’avons été davantage.  

    Les mots étaient entrecoupés de silences, ajoutant au malaise.

    – Mais avant de vous en dire plus, je voudrais aussi vous remercier pour toute l’aide que vous avez apportée à Adrienne. Par contre, je ne le fais pas pour les paroles malheureuses que vous avez laissé circuler dans le village.

    Vous avez été libérés par les Américains et rapidement, vous êtes revenus dans vos foyers. Nous, ce sont les Russes qui ont ouvert les portes de notre camp. Nous étions heureux et levant le bras et tenant notre poing serré, nous avons chanté l’internationale. Ils ne montrèrent aucune satisfaction particulière. Ils nous ont triés comme des bestiaux et les plus robustes ont été embarqués dans des camions qui nous emmenèrent plus au nord après avoir réglé leur compte aux Allemands. Ce n’était pas beau à voir, je vous le dis. Je crois qu’ils étaient aussi barbares que les nazis, de vrais sauvages ! Après avoir roulé longtemps, nous sommes arrivés dans un camp. Oui, un autre ! Le cauchemar n’était pas fini. Après qu’ils nous aient encore observés sous toutes les coutures, ils nous ont enfin révélé quel sort nous était réservé. Nous devions travailler pour eux !

    En fait, notre libération ne fut pas gratuite. Alors que vous étiez bien au chaud chez vous, j’étais dans une mine de sel en haute Silésie.

    Un murmure s’éleva, mais personne n’eut le courage de parler.

    Alexandre continuait son récit, sur le même ton, comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même. Il ne semblait pas y avoir de la haine dans ses propos ; seulement une grande lassitude.

    Adrienne avait le regard qui plongeait dans son assiette et c’est parce que ses épaules se soulevaient et s’abaissaient parfois étrangement que les autres comprirent qu’elle pleurait. Alexandre dit que la vie dans le camp n’était pas aussi déplorable que du côté des Allemands, mais c’était quand même un lieu où l’on retenait les gens contre leur gré. Il n’y avait que les gardiens qui avaient changé. Ceux-là, ils étaient Cosaques et il était juste que nous nous demandions s’ils avaient un cœur. Voilà où j’étais passé. Pas chez une quelconque veuve de guerre allemande à couler de beaux jours. Le plus difficile à admettre, c’est de voir que certains avaient survécus aux stalags des uns pour aller mourir dans les mines de sel gemme des autres !  

    C’est à ce moment que le grand Louis interrogea :

    – Pourquoi ne leur as-tu pas fait comprendre que toi aussi, tu étais communiste, un des leurs, en somme ?  

    – Ils n’ont pas de copains, comme tu dis. Là où je travaillais, il y avait autant de Russes que d’étrangers.  

    En tout cas, soyez gentils, les amis ; ne me donnez plus jamais du camarade.

    Les autres se contentèrent de hocher la tête en signe de compréhension.

    – Je vous demanderai une seule chose. Il me faut encore du temps pour admettre que plus personne ne me surveille plus. Ma santé aussi en a quand même subi un coup et en attendant que je me rétablisse complètement, si vous pouviez continuer de nous épauler un peu de temps en temps, je crois que nous ne le refuserions pas.  

    – Mais Alexandre, tu sais bien que tu n’as pas besoin de nous le demander, dit avec précipitation le grand Louis qui était heureux de prendre la parole.  

    Nous l’avons fait depuis le premier jour et il n’y a aucune raison pour que nous ne le fassions plus. Regarde Aimé, avec sa jambe. Pour lui, ce fut pareil. Maintenant, son neveu s’occupe la ferme, mais si l’un de nous est en difficulté, nous sommes là pour le soulager. Prends le temps qu’il faut pour te remettre. Par expérience, nous savons que c’est long et que si dans notre esprit cela va mieux, dans le corps, ce n’est pas la même chose. Lui aussi, il se souvient et l’on imagine qu’il le fait exprès, car il devine que la mémoire voudrait s’en débarrasser.

    – Je crois que personne n’oubliera jamais rien ; se contenta de dire Alexandre. Il me semble que jusqu’à la fin de notre vie il y aura toujours des mots pour réveiller les douleurs et à cause d’elles, nous resterons persuadés que l’enfer doit être beaucoup plus doux que ce que nous avons vécu.  

    – Comment as-tu été libéré ? demanda Aimé ?  

    – Un jour, des officiers anglais accompagnés de Français et des gens de la Croix Rouge sont arrivés avec des listes dans les mains. En compagnie de certains autres travailleurs, on nous invita à rejoindre les camions et nous avons fait le chemin inverse. Voilà, pour l’essentiel.  

    Maintenant, il serait peut-être temps que nous levions nos verres à nos retrouvailles et surtout prier que cela ne se renouvelle plus jamais.

    – Pour nous, certainement non, ajouta Louis ; mais tu connais les hommes ; on dirait qu’ils ne savent pas vivre sans en découdre !

    – Et bien qu’ils y aillent. Nous avons payé au-delà de ce que nous devions, si toutefois nous avions une dette avec qui que ce soit.  

    Ce fut le mot de la fin. Avec tous ces discours, ils avaient fini par oublier pourquoi ils étaient réunis. C’est alors que le grand Louis invita sa femme à mettre sur la table la montagne de victuailles qui s’ennuyaient devant la cheminée.

    Il dit encore :

    – Je salue le courage des épouses et des enfants qui souffrirent plus que de raison, mais qu’ils attendaient l’intimité de la nuit pour laisser couler leurs larmes qui allaient rejoindre les nôtres.

    La fête put enfin commencer, et elle fut belle. À demain, pour l’épilogue. Merci infiniment pour votre patience et votre fidélité. Il m’est difficile  d’être présent ces jours-ci ; mais, je ne pense pas moins à vous.

     

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