• UN VILLAGE, DES HOMMES, UN SEUL CŒUR 9/13

    — Les événements, quels qu’ils puissent être, n’ont jamais empêché le temps de s’écouler ; pas plus dans les lieux reculés que ceux qui sont les plus exposés. Dans la montagne indifférente à la vie des hommes, trop occupée à soigner sa parure, l’année avait tourné la dernière page après avoir fait l’inventaire des saisons. Près de la cheminée dans laquelle les bûches de chêne ou de hêtre s’efforçaient de donner les plus belles flammes, on se posait la question si l’an qui arrivait à sa fin n’avait pas omis de noircir quelques feuilles de sa longue histoire, tant de chapitres ne furent pas écrits. On se demandait si c’était par pudeur ou pour ne pas raviver certaines douleurs.

    La nouvelle année avait recouvert les monts, comme si à sa manière elle avait tenté de faire oublier les mauvais jours, en illuminant les jours de l’éclat d’une blancheur immaculée. Puis, la neige avait fondu, parce que les choses de la nature sont réglées une fois pour toutes. Heureux de s’alléger, les rameaux des arbres vainqueurs des frimas s’étaient empressés de laisser gonfler les premiers bourgeons. Les torrents avaient repris leur course folle vers la vallée. Ils étaient, pressés de retrouver l’océan, cascadant joyeusement de rocher en rocher. Les matins plus hâtifs pour se réveiller demeuraient quelque peu frileux et les abreuvoirs dans les cours de ferme se recouvraient toujours d’une fine couche de glace. Le village avait encore de la difficulté à se débarrasser de la brume de l’aurore hésitante qui encerclait les maisons et gardait prisonnière la fumée qui s’élevait des cheminées.  

    Chez les Mazi, la traite était terminée et Louis avait déposé les bidons près du chemin, à l’intention du laitier. Il retournait vers l’étable pour distribuer quelques fourchées de foin, lorsque sa femme accourut en l’interpellant :  

    — Louis, viens donc voir !  

    En ce temps de la fin d’hiver elle quittait rarement le coin de la fenêtre, de sorte que rien de ce qui se passait de ce côté de la campagne ne pouvait échapper à son œil vigilant. De temps à autre, le rideau se soulevait, comme si le besoin de vérifier un événement précis se faisait ressentir. C’est alors que sa frêle silhouette se collait au carreau.

     — Qu’est-ce qui t’arrive qui te mette dans cet état ?

    —  Viens voir, au lieu de poser des questions ; il y a quelqu’un qui s’approche de chez nous !  

    — C’est normal, lui répondit Louis. C’est par le chemin qu’ils se rendent tous chez nous !  

    — Certes, rétorqua Ernestine, mais à cette heure-ci, ce n’est pas souvent ! Je dirais même que pour être là à cette heure, je ficherai mon billet que le gars a couché dans les buissons. 

    À l’instant où il souleva le rideau, le personnage sortait du brouillard.  

    — Qui cela peut-il bien être, demanda Ernestine, plus intriguée que jamais ?

    C’était un homme de taille moyenne, chaussé de lourds sabots ou de godillots qui traînaient sur le sol comme s’ils voulaient le débarrasser des impuretés déposées par la nuit. Il était emmitouflé dans une longue pèlerine qui le faisait apparaître encore plus petit et lorsqu’il s’approcha davantage, on distingua une barbe imposante qui semblait lui manger le visage. Dans le faux jour, on pouvait croire que c’était quelqu’un sans tête qui cherchait son chemin, car à la place de celle-ci, il n’y avait qu’un trou sombre que supportaient les épaules.  

    Louis ne put se retenir de dire que le gars savait très bien où il se rendait, car le sentier ne va pas au-delà de nos champs et il est rare que quelqu’un s’en vienne de si bonnes heures au bout du monde. Tandis que dans la maison on spéculait toujours sur le personnage, celui-ci était parvenu à la hauteur des bidons de lait.  

    C’est alors que Louis s’écria :

    — Ce ne peut être qu’Alexandre ! Oui,  je le pari, la mère !  

    Joignant le geste à la parole, voilà Louis dehors et se planta devant l’homme, l’obligeant à s’arrêter.  

    — Ne serais-tu pas l’Alexandre qu’on attend depuis un an ?  

    — Nom de Dieu, Louis, si tu m’as reconnu, pourquoi fais-tu l’étonné ? Ai-je donc tellement changé que je te vois hésitant ?  

    — Ben, pardonne-moi, mais pas qu’un peu, répondit Louis. Enfin comme nous tous, j’imagine ! Ils tombèrent dans les bras de l’un de l’autre.  

    Ah ! Si tu savais, l’ami, le tracas que tu nous as causé ! Nous nous demandions où tu étais passé et ce qui t’était arrivé !

    — Ne va pas chercher d’excuses, Louis. Dis-moi plutôt que vous m’avez tous cru mort et peut-être enterré !  

    Pour toute réponse, Louis le pressa de se rendre enfin chez lui et l’accompagna jusque sur le seuil de sa maison.

    — Bon, je vais te laisser retrouver les tiens. Je ne te raconte pas ce qu’ils ont vécu depuis tout ce temps ! Adrienne te confirmera cela mieux que moi. Quand même, ça va lui faire un drôle de choc ! Pour toute remarque, Alexandre demanda :  

    — Elle n’est pas remariée, j’espère ? 

    — Tu veux rire, mon ami ! répondit Louis en souriant. Mais je crains qu’avec ton allure tu les effraies bien un peu ! Surtout les gamins ! S’ils ne te reconnaissent pas, n’en prends pas ombrage. Tu sais, pour nous, il en fut de même !

    Les volets étaient encore clos et Alexandre tambourina en criant : holà ! Il y a quelqu’un dans cette maison ? (À suivre)

    Amazone. Solitude Copyright 00061340-1

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :