• A la place de la mère

    – En ce jour particulier, permettez que je m’adresse à vous ô, Dieu, de la pluie et celui du soleil, ainsi que tous ceux de la forêt qui veillent sur les pauvres âmes de vos serviteurs. Devant vous, je fais le serment que jusqu’à mon dernier souffle je prendrai soin en toutes circonstances de mon frère. Je le ferai la nuit, le jour et même je lutterais contre lui-même s’il venait à se perdre sur les mauvais côtés de l’existence.

    Quant à toi, petit, serre-toi, plus fort sur mon cœur pour entendre comme il bat, afin que le tien trouve la bonne mesure pour qu’ils marchent d’une seule et même cadence. Pourquoi m’estimez-vous bien jeune pour entreprendre une tâche si délicate et nécessitante d’immenses responsabilités ? Chez vous ne prétendez-vous pas « que la valeur n’attend pas le nombre des années » ?

    En l’absence des membres de notre famille, dès « le pipirit chantant » et jusqu’au moment où l’engoulevent occupera le ciel chassant les autres oiseaux, je surveillerai chacun de tes mouvements. La nuit, de mon hamac, j’épierai ton sommeil afin que les « maskililis » ne viennent pas troubler tes rêves. J’aime mon frère, quand délicatement tu poses ta tête sur mon épaule. Il me semble retrouver à cet instant ma vie de petite fille, alors que c’était moi qui mettais la mienne sur celle de notre mère.

    Quand ton esprit aura grandi,  que tes sentiments sauront retenir les larmes comme le ciel garde la pluie sous le vent, le temps sera alors venu où tu te prépareras à être un homme. Tu ne seras pas un guerrier, car chez nous, les batailles se sont tues depuis des lunes si nombreuses, que nul n’a su les quantifier. J’imagine que tu deviendras chasseur comme notre père ainsi que le sien avant lui. Il sera aussi l’heure que je te raconte l’histoire de nos parents, qui endeuilla notre village durant des jours.

    C’était une nuit sans lune, celle que préfèrent les animaux des grands bois pour vivre à l’abri des regards de leurs ennemis. Mère était seule sous le carbet un peu isolé des autres. Le campos était calme. Les hommes valides étaient partis depuis plusieurs jours pour une campagne de chasse, et le chaman les accompagnait. Il ne restait au village que les femmes et les plus vieux, ceux qui veillent sur les esprits et les coutumes de chez nous.

    C’était l’heure où les feux épuisés à force de veille, telle une protection, cachent leurs braises rougeoyantes de cendres,  laissant s’enfuir une odeur âcre qui irrite les gorges et les yeux. Ce fut cet instant que tu choisis pour agrandir la famille. Mais pour mère, il fut aussi l’heure de faire le sacrifice suprême. Elle te déposa sur son corps et recouvrit le tien encore nu et innocent de sa propre vie. Elle te l’offrit pour sauver la tienne ! Les anciens prétendent qu’un malheur ne vient jamais seul quand il s’arrête devant votre demeure. Il y en a très souvent un autre caché derrière son dos. Une fois de plus, la légende nous a démontré qu’elle avait toujours raison et que nous avions tort de la mépriser.

    Dans son délire, mère me supplia d’aller à la rencontre de notre père. Mais il était trop loin. Ils étaient sur les hauts plateaux à des heures de pirogue. Quand ils s’en revinrent, au dernier « saut », la sienne chavira. Notre parent fut emporté par le flot tumultueux. On a dit que c’était l’esprit de notre mère qui était venue le chercher, mais on prétendit aussi que c’est lui qui avait ressenti la détresse du cœur de sa bien-aimée, et qu’à cet instant, distrait, il n’avait pas respecté les précautions d’usage. Il voulait rentrer plus vite et avait négligé d’évoquer les âmes des gardiens des rapides.

    Voilà mon frère, la triste histoire que je te raconterai au soir qui marquera ta venue parmi les hommes. En cette douloureuse nuit, il avait fallu deux vies en échange d’une seule. Je sais, c’est injuste, mais chez nous, depuis toujours, nous avons compris que nous ne pouvons nous opposer au destin que l’on nous réserve. C’est pourquoi j’ai juré d’être à la fois ta sœur, ton père et ta mère. J’ai donné ma parole que je veillerai sur toi jusqu’à mon dernier soupir, car notre famille doit vivre encore des années. Sur terre, elle n’a pas eu le temps d’accomplir les tâches qui lui étaient dévolues. Il nous revient la responsabilité de les continuer à leur place.

    Mais nous devons aussi poursuivre l’écriture de la belle histoire que nos parents avaient commencée. Nous devons le faire pour eux, afin que la colère des dieux s’apaise et pour que le bonheur retrouve enfin dans la forêt le sentier qui conduit jusqu’à nous. Petit frère, garde ta main dans la mienne ; l’obligation nous est faite que nous restions unis, car le chemin qui s’ouvre devant nous s’annonce long et difficile et que nous devrons nous surpasser pour arriver au bout. Je ne sais pas d’autres prières, mais j’espère que, quelque part dans le ciel de nos amis et chers disparus, une âme charitable entendra ma supplique et qu’elle nous permettra de vivre en harmonie avec ceux des nôtres, ainsi que la nature qui nous environne.

     

    Amazone. Solitude. Copyright no 00061340-1


  • Commentaires

    1
    Vendredi 14 Avril 2017 à 07:18

      Une  belle  et  douloureuse  prière  pour  cette  petite  fille  qui  prend  avec  amour  ses  responsabilités  que  bien  souvent  les  adultes  oublient . Combien  d'enfants  se  retrouvent  sans  adultes  pour  les  protéger , quelques  dernières  images il n'y  pas  très  longtemps  nous  en  donnaient  la  preuve . C'est  affreux  rien  que  d'y  penser ..
     Bonne  journée  René ..
     Amitié  et  bisous  a  vous  deux..
    Nicole ...

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :