• A mère

     

    — Combien de fois aurai-je rêvé que le doux souffle me caressant le visage, me trouvant assoupi sur la terrasse à l’heure du perdant était le tien ? Tu te tenais debout, légèrement penchée sur moi. Je t’imaginais alors discrète, saisissant mes songes au fur et à mesure qu’ils se présentaient sur balcon de mes pensées.

    Hélas ! À peine j’ouvrais les yeux, que je voyais s’enfuir les chimères. Ce n’était que la brise qui reprenait sa course. Pour respecter le repos des hommes, elle avait suspendu le temps dans les hautes ramures et invité la mer à se retirer si loin, que nul ne percevait la rumeur des vagues courant à sa surface.

    Estimant sans doute que la vie redoutait de retenir sa respiration, avant que celle-ci montrât sa mauvaise humeur, le vent léger agita mollement les folioles des palmes. Il mit à profit l’instant pour leur faire interpréter un air doux et langoureux, comme celui que tu m’aurais chanté mère, dans les moments où en moi s’installait la crainte et l’angoisse que génèrent les ténèbres.

    Oui, il est si loin, ce temps où tel le malvoyant, j’avançais dans les jours, m’appuyant sur le temps qui me prêtait son épaule. J’aurais tant aimé alors qu’une âme charitable posât sa main sur mon visage, afin qu’à travers le doute qui m’habitait je découvre enfin à quoi ressemblaient la douceur et la beauté.

    On me disait alors qu’elles ont le grain aussi fin que celui de la peau d’un fruit mûri au soleil de l’été. Il me restait à imaginer qu’une main ne pouvait qu’être veloutée, et qu’à son contact, on devait apercevoir le paradis, bordé d’un immense jardin céleste, parcouru d’innombrables couleurs et autant de fragrances emprisonnées dans les cœurs des anges heureux.

    Dans la noirceur et la tristesse des jours, je ne pouvais que deviner les mots prononcés par les lèvres soulignant la grâce de ton visage. Ils ressemblaient à cet instant, au vol léger de la colombe, accrochant dans les airs à force de volutes, des éclats d’une lumière, retombante sur nous, afin que je puisse contempler tes yeux, dont la grisaille qui occupe mon cœur, me privait de leurs éclats.

    Mère, pour quoi m’avoir oublié en chemin, sur lequel seule une triste destinée, vers le monde me conduisit et où se complaisent seulement les êtres se repaissant de la nuit ?

    Certes, le temps m’apprit qu’il suffisait de regarder les gens pour comprendre qu’aucun d’eux n’apparut parfait. Pensais-tu alors que je n’aurais jamais été assez fort ni tolérant pour admettre qu’un faux pas n’a jamais empêché un être de continuer son chemin et qu’en aucun cas il ne pouvait être une faute impardonnable ?

    Que s’est-il donc passé dans ta vie pour que tu choisisses d’y demeurer en retrait, avec pour seule compagne la solitude ? Ton passé était donc mystérieux à ce point que tu refusas même de le partager avec ton propre enfant, le fruit de tes entrailles, celui qui malgré lui te fit connaître quelque instant de bonheur, même s’il fut ensuite partagé avec la douleur ?

    Autour de toi, pas même ta propre mère t’avait dit qu’un fardeau partagé était une peine soulagée et qu’il permettait au jour de s’éclaircir ?

    Pour comprendre qui il est et ce qu’il est, tout être doit avoir enfoui à la plus belle place de sa mémoire l’histoire qui est la sienne.

    Nul ne peut avoir la prétention d’écrire celle qui ne lui appartient pas. Aucun chemin de vie ne doit ressembler à celui d’un calvaire et on ne peut demander à un innocent de planter ses propres fleurs sur le bord de sa route. Elles doivent pousser spontanément.

    Mère, une vie ne réclame pas que l’on doive la parcourir à genoux, et nul ne doit être tenu responsable des fautes commises par les autres, dussent-ils être nos ennemis.

    C’est vrai, d’aucuns prétendent que chacun doit porter sa croix. Mais aucune part, il est dit ou écrit qu’elle doive blesser l’épaule qui la supporte.

    Le hasard me fit longer de nombreuses routes, autant de chemins et des centaines de traverses, ainsi que des layons s’enfonçant sous les forêts. Aujourd’hui, à l’heure où l’automne s’installe durablement en mon corps, sur aucun sentier je n’aurai découvert un mot de toi qui m’aurait conduit à ton lieu de retraite. J’ai rencontré des milliers de personnes. Avec insistance parfois, j’ai plongé mon regard tel un effronté au fond des leurs, afin de voir s’ils pouvaient te ressembler.

    Hélas ! Dans aucun d’eux je n’ai vu la moindre étincelle qui m’aurait laissé à comprendre que tu m’aurais reconnu.

    Alors, sais-tu, mère ? N’étant l’héritier d’aucune histoire propre à notre famille, je me suis installé dans celle des autres. Mais pas à la meilleure place, tu le devines ! J’ai attrapé au vol le dernier wagon du convoi. Pareil à ceux que la locomotive tirait, je me suis laissé transporter d’un lieu à un autre ? Parfois, à la faveur d’une longue courbe, je scrutais les visages qui se penchaient aux fenêtres.

    N’en ayant pas reconnu, j’ai compris que je m’étais trompé de train. Parfois, dans certaines gares, on décrochait le dernier wagon pour des causes que j’ignorais. Je faisais du sur place dans ma vie, jusqu’à ce qu’une main me joigne à un nouveau convoi. Je partais alors vers une destination inconnue, car il était écrit qu’arrivé de nulle part, je ne pouvais avoir le privilège de choisir un lieu agréable, à défaut d’être le refuge que j’attendais.

    Voilà pourquoi, mères du monde, vous ne devez pas laisser derrière vous une part de vous-même. Il n’est que les arbres qui ont l’autorisation d’abandonner leurs feuilles au vent d’automne. Toutefois, avant de les laisser partir, ils prirent le temps d’inscrire sur chacune d’elles ce que fut son histoire ainsi que l’arbre qui les a nourris. En elles, se trouvent gravées les images des racines qui leur ont laissé en héritage, la plus belle histoire de la vie puisée dans des entrailles de la Terre.

    Le temps passa, mère. Je lui ai abandonné certains de mes sentiments, comme le pèlerin allège son fardeau devenu trop pesant. Seulement, le mien ne s’est pas allégé pour autant, car telle la malédiction, le doute et l’ignorance n’ont jamais lâché prise.

    Pire, ils s’appuient sur moi de tout leur poids auquel s’ajoute celui des ans.

    Il est vrai qu’à l’époque, mon cœur n’était qu’une petite chose fragile. Mais si tu l’avais écouté battre, mère, tu aurais compris que ce n’était qu’à toi qu’il adressait sa musique et qu’il était déjà assez grand pour y accueillir ta peine. Au fil des jours, j’aurai trouvé le moyen de la transformer en bonheur, parce que lui aussi au commencement ne fut rien d’autre qu’une graine timide et fragile. Elle ne souhaite qu’une chose. Être semée par une main généreuse en une terre qui l’est tout autant, afin qu’elle grandisse heureuse, à l’ombre de la vie.

     

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010  


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