• Au fil de temps

    Au fil de temps

    — J’étais à refaire le fil de ma machette lorsqu’un coup de fil de l’un de mes amis rompit le fil de mes pensées. Presse-toi, me dit-il, nous avons absolument besoin de toi, ce soir il va se passer des choses !

    Ses propos cousus de fil blanc me firent deviner immédiatement le fameux évènement qui se déroulerait à la tombée de la nuit. La vie de garçon de mon ami ne tenait plus qu’à un fil et au village, une fête grandiose aurait lieu. Je savais que les tenues seraient resplendissantes, car la dernière récolte du coton avait été abondante, son fil de belle et bonne qualité. Dans la communauté, ce sont les filles qui filent le coton sous les carbets construits sans fil à plomb.

    Auprès d’elles, sans lever les yeux de dessus leur ouvrage, les enfants enfilent des perles multicolores sur des fils fins comme des cheveux. Ils seront de brillants colliers ou bracelets scintillant dans la lumière des flammes des grands feux, d’où s’échapperont des étincelles qui se joindront aux comètes, filant dans le ciel dégagé. Dans la perspective du repas pantagruélique qui s’étalera une bonne partie de la nuit, les hommes ne perdent pas un instant. Ils enfilent leur carquois et filent vers le territoire de chasse, en file indienne, le plus jeune chasseur en sera le serre-file

    C’est tout le village qui est en émoi, car rien ne saurait venir troubler les festivités. La plus ancienne couturière est désemparée. Elle se désespère de retrouver son fil à coudre. C’est le fils qui en a fait un fil de pêche. Afin qu’on ne lui dérobe pas son précieux matériel, il l’a caché au fond de sa fileuse qui court au fil de l’eau.

    J’aime ces villages autour desquels ne se dresse jamais de clôture en fil de toutes sortes. La seule limite est naturelle. Elle est la forêt qui encercle les carbets, sous le couvert de laquelle se faufile l’existence et où se développent à l’abri des regards des arbres géants qui deviendront pour certains, des pirogues qui épouseront le fil de l’onde du fleuve. Pour rendre leur confection aisée, les outils seront affûtés à ce point que leurs fils seront rendus aussi tranchants que des rasoirs.

    Méthodiquement, le bois sera travaillé dans le sens du fil afin de le polir et de le rendre doux au toucher. À la lisière des bois, dans la rosée du matin on peut admirer des toiles d’araignées aux fils soyeux, mais résistants, dans lesquelles se débattent encore les insectes piégés la nuit. Chez les hommes auxquels la forêt a tout enseigné, il ne viendrait à l’esprit de personne de manquer de respect au chef de file. D’ailleurs, sans grande démonstration, mais avec autorité, celui-ci aurait tôt fait de remettre dans la file celui qui voudrait se défiler ou donner du fil à retordre aux ainés.

    Dans les villages du bout du monde comme on pourrait le penser, même sans téléphone, les nouvelles circulent. Certes, plus lentement, mais dès qu’une information est connue, on se la refile de bouche à oreille, sans jamais en perdre le fil.

    Quand les sages se réunissent pour prendre de nouvelles décisions, il ne viendrait à l’idée d’aucun membre, de couper le fil de la conversation, même si l’on constate qu’un fil d’Ariane traverse l’espace en emportant avec lui quelques bribes des débats. On dit en silence que ce sont les esprits qui emportent aux ancêtres des nouvelles du village et l’on attend qu’il se soit éloigné pour, de fil en aiguille, continuer la réunion qui reprend le fil de la vie.

    Je l’avoue, j’ai toujours eu une grande admiration pour ces gens qui regardent filer les jours, en se laissant nonchalamment glisser sur leur fil à la manière du fildefériste, tout en douceur et avec prudence afin de ne pas rompre le fil de leurs pensées.

    Le sans-fil n’arrivant pas encore au-delà de la forêt, les coups de fil ne dérangent pas les rêves qui en profitent pour filer vers les étoiles filantes.

    En votre compagnie je ne vois pas le temps se faufiler sur le fil qui nous relie, me faisant signe que je dois à présent le libérer. Je dois maintenant partir vers mon travail puisque je n’ai personne à qui le refiler.

    Dans l’attente de vous retrouver, filez droit si tant est que la pluie vous le permette et contemplez les heures et les jours qui défilent harmonieusement, pareil à l’araignée surveillant son domaine, suspendue à son fil.

     

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010 

    Image du net 


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :