• CE QUE NOUS N’AVONS PAS SU NOUS DIRE

     Mon pauvre ami, voilà qu’il me prend l’envie de rêver, alors, que les pattes dans le sillon, ce n’est guère confortable pour confectionner les songes que l’on espérerait qu’ils se réalisent au moins une fois dans la vie.

    – Je ne voudrais pas être indiscrète, ma belle, mais que t’arrive-t-il soudain pour que ton esprit en prenne à son aise, alors que jusqu’au soir nous irons, du même pas d’un côté, puis de l’autre, sous les ordres d’un conducteur peu bavard qui, le croirions-nous, n’a appris dans son existence que quelques mots ? Hue ! Dia ! À droite, à gauche, en avant, en arrière, oh ! Et autant de paroles qui ne sont que des commandements. Je sais, nous devons nous estimer heureux qu’il ne ponctue pas ses ordres de coups de fouet intempestifs. Je devine pour les rencontrer les jours de marché qu’ils s’en trouvent de plus malheureux que nous. Mais de là à te découvrir mélancolique, me rend infiniment triste. Alors, me diras-tu ce qui pèse sur ton cœur ?

    – Il y a, mon cher, que je commence à être lasse, de tirer des outils pour lesquels nous n’étions pas faits, alors que depuis toujours, nous évoluons au beau milieu de ce qu’ils nomment la liberté. J’ai beau chercher à comprendre, je ne vois pas ce que ce mot représente pour des sujets tels que nous. Nous concernant une seule expression nous avons dû retenir : obéissance !

    – Et tu oublies celui de soumission. Hélas ! Nous n’avons besoin d’aucune encyclopédie pour y étudier les façons qui changeraient notre manière d’être ou de penser, à défaut de mener une autre vie.

    – Si je peux éclairer ta lanterne, mon ami, nous devons notre condition à nos ancêtres. Ils vivaient heureux, gambadant par les prairies, se reposant sous les bois ou à leurs lisières, jusqu’au jour où les hommes ont réussi à les domestiquer. Tu sais, je crois qu’il ne fut pas difficile de les faire rentrer dans les écuries.

    – Ma chère, je devine tes pensées. Nous sommes d’éternels gourmands et ils ont dû nous corrompre avec quelques friandises appétissantes. De plus, les saisons hivernales étaient certainement plus froides que de nos jours, et l’abri d’un boxe douillet ne fut pas pour leur déplaire.

    – D’année en année, voilà où nous a conduits l’abandon de notre condition. Nous sommes devenus serviles, oublieux de nous-mêmes, pour nous livrer pieds et poings liés à nos maîtres dominants.

    – Pourtant, ma belle amie, il nous faudrait si peu pour nous rebeller. Observe-le ; il est derrière nous, rêveur, avançant du même pas que nous. Il est à la fois avec nous et ailleurs.

    – Excuse-moi d’interrompre tes réflexions, car je reconnais en elles beaucoup de vérité. Mais quand tu dis « qu’il n’est plus là », ne crois pas qu’il navigue à mille lieues d’ici. Remarque que ses pieds ne quittent jamais le sillon que nous traçons. Je mets ma ration de picotin en jeu, si ce n’est pas à la prochaine récolte vers laquelle volent ses idées. Tu devrais savoir que chez eux, ils n’ont qu’une obsession ; engranger à tout prix. Ils sont comme les fourmis qu’ils combattent à longueur de temps. Entasser est devenu leur maître à penser, leur raison de vivre, leur façon d’exister.

    – Pourtant, ma chère, bien que cela soit une mince consolation, tout ce dont tu viens de citer, et qui est fort juste, j’en conviens, ils ne le réalisent que grâce à notre aide ! Et tu veux que je te dise ? Nous n’avons pas fini d’être attelés aux outils de toutes sortes, car ce genre d’homme ne s’arrêtera devant aucun obstacle !

    – Cependant, malgré ce que tu dis, je n’accorde que peu de jours à notre avenir le jour où ils auront découvert une autre façon de tirer leurs matériels. Nous serons remisés au fond de nos écuries le temps qu’ils s’aperçoivent que nous leur coûtons beaucoup d’argent en nourriture et occupations de locaux. Et as-tu une idée de la manière dont ils nous remercieront ?

    – J’en ai une, en effet, mais je n’ose y penser sans qu’un énorme frisson parcoure mon garrot. D’ailleurs, je ne sais pas si je dois dire mes réflexions, par crainte que cela te fasse de la peine. Il y a si longtemps que nous sommes ensemble, que je te connais bien, tu l’imagines. Les contrariétés ne te conviennent pas. Une grande semaine t’est nécessaire pour t’en remettre.

    – Oh ! Mon gentil étalon, voilà que tu t’épanches enfin ! Il t’en aura fallu des ans pour me confier ce que tu as sur le cœur ! Je pensais que tu ne le ferais jamais ! J’ai cru que tu ne me trouvais pas à ton goût, ou peut-être trop vieille, pour me vanter ta belle jeunesse. Qu’importe les raisons, mon ami ; voilà que tu te déclares et j’en suis la plus heureuse, car il est si bon de se savoir considérée dans la vie, pour une autre chose que le profit. Mais avant tout, je puis te le dire. Je craignais un jour de disparaître sans que nous ayons eu le temps de nous confier les sentiments qui nous animaient et que nous n’avions pas su nous avouer.

    – Approche ma belle pouliche ; puisque nous sommes d’accord sur l’essentiel, à l’instant où il va nous dételer, si nous nous enfuyons vers cette liberté dont tu m’expliquais qu’elle encombrait ton esprit ?

    – Ô ! Grand fou, je suis capable de te suivre !

    – Alors, faisons comme je le dis, et vivons heureux jusqu’à la fin des jours !

    Amazone. Solitude. Copyright 00061340-4

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :