• Du paradis à l'enfer, le même jour 3/4

    – Après une journée que je trouvais plus longue que toutes les autres, car une fois de plus, la maîtresse nous fit répéter une pièce de théâtre destinée à être présentée aux parents au soir des vacances. En vérité, vous vous doutez que j’étais ailleurs que dans la scène où je tenais le rôle d’un des trois tambours s’en revenant de guerre, avec, dans la bouche autre chose qu’une rose, pour je ne sais plus quelle demoiselle, et ri et ran, et ranpataplan ». Bien sûr, j’eus droit à de nombreuses remontrances ; mais qu’importe. Je devinais que dans un moment je me retrouverais à la boutique où m’attendait le bonheur. C’est plus mon impatience que mes courtes jambes qui me firent m’arrêter devant la vitrine. Je poussais un soupir de soulagement en voyant que le Jésus était à la même place, me demandant à un moment s’il ne m’avait pas souri à l’instant où il me reconnut. Alors, forte de l’audace que me procuraient mes toutes jeunes années, je m’enhardis et poussais la porte du magasin. La dame me regarda avec un air étrange, me sembla-t-il. Se pose-t-elle la question de savoir si une enfant de mon âge (à seulement un mois de ses six ans) possède en toute légalité quelque argent, m’interrogeai-je ? Et si elle allait s’informer auprès de mes parents s’ils m’avaient bien donnée ce sou, me dis-je encore. Car il est vrai que mon geste risquait fort de me rapporter une sévère punition si mon père découvrait qu’il lui manquait de l’argent. Mais qu’est-ce qu’une pièce parmi les autres, me rassurais-je ? Il put aussi bien l’utiliser lui-même et ne plus se souvenir les raisons de sa dépense ? La voix de la vendeuse me tira de mes pensées en me demandant :

    – Et pour cette demoiselle, qu’est-ce que ce sera ?

    – Je n’osais dire le moindre mot, l’émotion étreignant ma gorge et provoquant en moi comme une secousse de tremblement de terre. Fixant la friandise, je la lui montrais du regard, dans l’incapacité de prononcer la plus petite phrase. L’échange eut lieu. Mes doigts libérèrent la pièce, tandis que dans le creux de l’autre main que je n’osais pas refermer, la merveilleuse créature rose reposait. Suis-je ressortie du magasin d’un pas tranquille ou m’en suis-je enfuie ? Je suis dans l’incapacité de le préciser. Je me souviens seulement qu’après avoir retrouvée la rue, mon cœur battit si fort que je crus qu’il voulait sortir de sa cage. À cet instant, je n’avais plus aucune notion de temps et de lieu. Je contemplais avec une immense admiration ce morceau de sucre pour lequel j’eus tant de passion. Je le regardais et soudain, je crus qu’il me disait « alors, qu’attends-tu pour me déguster ». Presque en m’excusant, lentement, je le montais jusqu’à la bouche, où, finalement, il disparut. Cependant, je faisais de gros efforts pour ne pas le croquer, mais au contraire, le savourer doucement, me délectant à la fois de son goût extraordinaire et du courage et de la patience qu’il me fallut déployer, comme s’il s’agissait de la victoire d’une très importante bataille. À n’en pas douter, j’étais à la porte du paradis. Je le conservais intact, par crainte d’en oublier la succulence. Je ne sentais pas le froid, je ne voyais personne ni entendais la rumeur de la ville autour de moi. Je fis durer le trajet le plus longtemps possible, au risque d’arriver chez nous en même temps que la nuit.

    Toute à mes pensées, je ne m’aperçus pas que je venais de me présenter devant la porte de notre maison. Il me sembla que je l’avais quittée depuis des semaines, mais qu’en bouche, la douceur du petit Jésus n’avait pas disparu. Peut-on parler d’instinct chez une enfant de mon âge, qui dans à peine un mois revêtirait sa tenue de la sixième année ; sincèrement, je n’en sais rien, toujours est-il que je ne fis pas ces derniers pas qui m’auraient permis d’ouvrir la porte. Sans doute désirai-je conserver en bouche, tel un merveilleux souvenir, le goût extraordinaire de ce bonbon, au moins, jusqu’à l’instant où mon cerveau m’indiquerait qu’il l’a bien enregistré, afin que dans ma vie, si d’aventure il se présente des jours amers, je puisse retrouver le sucre et les arômes de cette soirée exceptionnelle.

    Et puis, loin d’être une petite fille sage ou rangée, comme on le prétendait alors, plus habituée à recevoir des corrections que des caresses, j’essayais de conditionner mon corps et mon esprit aux éventuelles remontrances, si tant est qu’il ne s’agisse que d’elles. Hélas ! Connaissant le caractère de mon père, s’il avait découvert que j’avais dérobé son argent, je me doutais que j’allais passer un sale quart d’heure. Mais pourquoi soudainement toutes ces pensées montaient-elles à mon esprit ? Sans doute les redoutais-je à l’instant même où je plongeais la main dans sa poche, sans l’ombre d’un scrupule ; peut-être était-ce un acte de bravoure, ou une provocation, allez donc savoir. Je pris une profonde respiration destinée à faire disparaître toutes traces de culpabilité et j’effectuais ce dernier pas. Je me préparais à poser la main sur la poignée, en poussant l’audace à afficher un sourire innocent, quand la porte s’ouvrit vivement. (À suivre).

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