• Du paradis à l'enfer, le même jour. 4/4


    Soudain, mon père se trouvait devant moi, le porte-monnaie à la main. Un instant, j’ai cru que la Terre s’ouvrait sous mes pieds, à moins que je l’eusse souhaité de toute mon âme, afin de disparaître au plus profond du gouffre, plutôt que d’affronter l’escalade de la montagne qui était plantée devant moi. Je tentais un pas à droite, la montagne en fit de même. Je revenais sur la gauche, elle aussi. À mesure que les secondes s’écoulaient, je sentais l’orage monter. J’étais persuadée que l’éclair ne tarderait plus à me foudroyer quand j’entendis la voix de mon père à travers à épais brouillard. Il n’avait prononcé que quelques mots :

    – Où est l’argent ? Il tenait son porte-monnaie ouvert, en sortait les pièces, et ne cessait pas de poser la même question. Puis une autre, il en manque une ; où est-elle passée ?

    – J’étais, figée sur place, ne tentant aucune esquive. Je me demandais comment il pouvait bien savoir que parmi ces pièces il lui en manquait une. Mon corps se mit à trembler si fort que cela ne lui échappa pas. C’était comme un aveu avant l’heure. Dans son regard, je n’ai pas vu de colère ; seulement de la haine. À cet instant, je crois que j’aurai préféré passer la nuit aux côtés du monstre de la remise. Alors, ne pouvant plus les retenir, je laissais mes larmes exprimer mon ressenti ainsi que mes regrets. Maladroitement, je murmurais quelques phrases imaginant qu’il les prenne pour des excuses, mais il ne me laissa pas finir de m’expliquer que la première gifle me rendit presque sourde. Entre deux cris, je lui avouais ma faute et lui fit le récit du petit Jésus rose. Est-ce à cause de lui que sa colère se déchaîna ? Je n’en sus jamais rien, et me gardais bien d’y réfléchir. Les coups n’en finissaient plus de tomber. On aurait dit qu’il feuilletait le catalogue de la méchanceté et que de chacune des pages, un coup s’en échappait. Je hurlais et cela avait le don de l’énerver davantage. Il laissait s’exprimer sa rage comme s’il l’avait trop longtemps contenue. La violence continuait et mes hurlements remplissaient la pièce. Il ignora mes souffrances et mes cris. Les coups tombaient, les uns après les autres, mon corps en était meurtri. J’eus conscience que ma mère tenta de s’interposer, mais mal lui en prit, elle reçut aussi sa part. Sa colère ne faiblissait pas. Je ne pouvais plus parler, ni même geindre. Je n’entendais plus, ne voyait plus, il me sembla flotter un moment dans la pièce, quand tout à coup, un voile noir passa devant mes yeux ; je n’existais plus. À cet instant, mon père ne l’était plus. Il était devenu un inconnu qui frappait son enfant comme s’il avait été son égal. Hélas ! S’il est vrai que j’avais commis une faute, pour autant, méritait-elle ce déchaînement de violence ?

    Je fus longue à me remettre et vous vous en doutez, les trois jeunes tambours ne furent plus que deux. À compter de ce jour, dans ma vie, une fracture s’ouvrit et s’élargit chaque saison un peu plus. J’ai culpabilisé, comprenant par la suite que le tremblement de Terre qui s’en était suivi était entièrement de ma faute. Cependant, depuis longtemps, notre famille vivait sur un volcan qui sommeillait à peine, attendant le souffle qui ranimerait sa colère. Je pensais aussi que c’est parce que je m’étais introduite illégalement au paradis que la punition fut si sévère. Pourtant, je n’eus pas le sentiment d’avoir abusé d’une place qui de toute façon, m’était accordée pour quelques instants seulement. Et puis, a-t-on déjà vu quelqu’un se faire mettre à la porte du paradis et être envoyé pour une durée indéterminée en enfer ?

    L’enfer, le mot était lâché ! Il le fut en cette fin d’année. D’abord, le jour de Noël, où, pour une raison qui m’échappe encore, mon père s’acharna aussi sur ma mère, la rouant de coups. Était-ce encore à cause du petit Jésus rose ? Car, autant vous le dire ; plus tard je compris que sa grande colère n’avait pas été provoquée par le vol du pauvre petit sous, mais bien par cette histoire de Jésus dont il ne voulait pas entendre parler, pour la bonne raison que mon père était musulman. À mes yeux, il n’a jamais été question d’opposer les religions. Et quand j’y pense, en souriant je me dis qu’il aurait dû être le plus heureux des hommes, en apprenant que sa fille avait mangé le petit Jésus. Toutefois, cet enfer dont je ne suis ressorti que beaucoup plus tard n’a jamais cessé de se tenir à mes côtés. Depuis ce mois de décembre qui vit la séparation de la famille, et où l’on vint me chercher pour me mettre en nourrice dans une famille qui elle non plus ne m’a jamais parlé du bonheur en termes élogieux, puis une autre, chez qui résidait Satan en personne, puisqu’il me vola ce que j’avais de plus précieux, je veux dire ma vie et mes espoirs. Dès lors, je n’ai cessé de vivre sur des charbons ardents, même si parfois, dans les nuages noirs de mon ciel, quelques déchirures apparurent, comme pour me signifier que la couleur de l’espoir n’était pas le vert, mais le bleu azur.

    J’ai compris aussi qu’on n’échappe pas à son destin. Il grandit en nous à mesure que nous avançons dans le temps. Toujours est-il que depuis ces temps anciens, chaque fin d’année me remet en mémoire mon histoire du petit Jésus rose, et savez-vous ? Pour me narguer, son goût emplit ma bouche et je retrouve celui éphémère du bonheur.

     

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