• Histoire d'eau

    — Vous, les hommes nourrissant si peu de reconnaissance en vers moi, acceptez que je vous confie les raisons de mon désespoir. Sachez que pour votre confort et votre plaisir, je prends ma source aux pieds des monts après avoir connu le bonheur des longs voyages, transportée dans l’intimité des nuages. De là-haut, j’ai d’abord admiré la terre. Parfois en certains pays je ne fus pas sans remarquer qu’elle s’épuise, semblant même demander pardon d’avoir sans doute désiré être trop belle ou trop riche, alors qu’en d’autres lieux elle n’en finit pas de s’asphyxier sous les flots. Tout au long des saisons, je m’infiltre pierre après pierre, allant d’une veine à une nappe, y puisant les trésors indispensables à votre bien-être et à celui de la planète entière. Ne l’avez-vous pas vous-mêmes qualifiée « de belle bleue » durant des siècles ? Lassée d’être au secret dans les entrailles de la Terre, un matin, j’apparais saluée par les rayons du soleil qui se vautrent à ma surface sans retenue, alors que les oiseaux délicatement, trempent le bout de leur bec pour goûter à ce nouveau nectar.

    Dans les ténèbres de l’humus, je me suis débarrassée de toutes les impuretés pour ne conserver que les sels minéraux nécessaires à la survie de la faune et de la flore. Mais de la tienne aussi, homme, qui fut si longtemps mon ami et qui se transforme inexorablement en mon plus grand ennemi, sans même daigner avec humilité me donner quelques explications quant à ce profond changement. Pour toi, cependant je brave tous les dangers. Je saute de rocher en rocher volant l’oxygène au vent pour le transmettre sans contrepartie aux organismes vivants dans mon flot et parfois me laisse emprisonner par les glaces de la saison oublieuse de la vie, dans les pays des grands froids. Aux heures chaudes des joyeux étés, je m’enfuis dans les sous-bois me rafraîchir et me reposer, prêtant volontiers mon onde à qui cherche à découvrir son âme en mon miroir. Sous les ramures, je laisse les habitants des forêts venir se désaltérer à mon eau domptée et même à s’y prélasser.

    Parmi les hommes, certains essayent de me détourner, mais sans cesse je reviens dans le lit que j’ai creusé durant des millénaires, même si ce dernier se réduit dangereusement. D’autres, plus malins, pompent jours et nuits et me conduisent jusqu’à leurs habitations où ils me font subir les pires humiliations. Ils me rejettent ensuite, souillée de leurs maladies et de leurs vices, me laissant mourir doucement, sans un regard, sans un merci.

    Je reprends mon cours pour me réfugier dans l’océan. Hélas, lui non plus ne peut guère me réconforter. Comme nous tous, les rivières et les fleuves, il est victime lui aussi, de bien trop de mauvais traitements. Lui, cependant réserve de vie incontestable de la planète, voilà qu’à son tour il manque d’oxygène. À une époque, ne disait-on pas de lui « qu’il lavait tous les maux » ? Maintenant le slogan pourrait celui-ci : si tu veux un nouveau mal, à la mer, va te baigner ! 

    Homme, toi qui fus mon compagnon durant des siècles, m’expliqueras-tu pourquoi tu me méprises avec autant de force ? Comment peux-tu marcher le long de mes berges avec dans le regard tant d’orgueil qu’il t’empêche de m’apercevoir et d’entendre ma douleur ? Dis-moi, à l’instant où dans l’intimité des corps tu dispenses l’amour, garderais-tu en égoïste l’essentiel des sentiments pour toi ? Prends-tu donc à la vie sans jamais donner en retour, pas même un sourire ?

    T’aurai-je blessé sans le vouloir ?

    Sais-tu que bientôt, je vais irrémédiablement m’épuiser ? Ce faisant, à regret, certes, mais sans que je puisse ne rien faire, je te laisserais dépérir sur mes berges érodées. Par ta faute, nos sources vont se tarir, et avec elles tes espérances. La vie va s’éteindre comme la chandelle arrivant à la dernière extrémité de sa mèche alors que la dernière rivière aura fini de couler. Il n’est pas dans mes habitudes d’être alarmiste ni même défaitiste ; aussi vais-je te rassurer. Tout n’est pas définitivement perdu, mais le temps est venu pour que tu réagisses enfin ; ainsi, au fil de mon eau, les chants retrouveront leurs couplets, et tu aimeras en reprendre les refrains qui te feront sourire en admirant tes enfants jouer dans nos gués.

     

    Amazone. Solitude. Copyright n° 00048010-1 


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