• L'allée du désespoir

    – Au détour d’une allée, sans que je veuille réellement l’écouter, je surpris une conversation qui confirmait ce dont j’imaginais depuis longtemps. Mais laissons ces braves dames nous confier leur état d’âme.

    – Pour tout vous dire, ma chère amie, je commence à m’ennuyer dans cette maison qu’ils nomment de retraite, tandis qu’ils auraient dû l’appeler l’antre de la solitude. Certes, le parc est beau lorsqu’on le découvre pour la première fois. Mais, nous, voilà combien de temps que nous en arpentons les allées ? Je n’ose même plus compter les années, j’ai trop peur qu’elles soient pareilles à l’éternité. La seule chose qui me soit agréable, c’est qu’aucun obstacle pouvant provoquer un quelconque trébuchement n’encombre les allées. En toute honnêteté, croyez-vous sincèrement que l’on puisse se consoler de ce maigre confort ? Mes enfants n’ont pas compris que ce n’étaient pas les pierres du jardin qui tracassaient mon pas. Mes pieds ont grandi avec si je puis dire et je pense même qu’ils faisaient exprès de buter dessus alors que je cherchais à les éviter. C’était comme un jeu entre nous, me semble-t-il. Je n’aurai pas l’audace de prétendre que le jardin était plus merveilleux que celui-ci. À la longue, il était devenu à mon image ; quelque peu brouillonne et défraîchie.

    Mais que voulez-vous ; j’aimais bien cette joyeuse pagaille qu’éclairait de-ci de-là une touffe fleurie, rappelant les jours heureux. Il me semblait que ce désordre attendait que je sois près de lui pour me souffler au visage ses couleurs et ses senteurs qu’il avait retenues depuis l’aube, guettant ma venue pour me les offrir.

    Ce qui bouleverse surtout mon pauvre cœur épuisé, c’est que les miens n’ont pas compris que chez nous, un lien qui m’unissait à l’histoire était si fort qu’il n’avait jamais rompu depuis des générations et qu’il m’associait à notre maisonnette. Imaginez ! Elle avait vu passer quatre familles des nôtres ! Chacune bien entendu avait apposé sa signature.

    Je ne veux pas dire qu’ici ce n’est pas beau ; mais à mon goût, c’est trop moderne. Tout est parfaitement agencé, sentant bon les produits artificiels jusque dans le moindre recoin. Cependant, ce qui me gêne, c’est que ce bien-être est chez les autres.

    Ce n’est pas comme chez nous où chaque mur était tapissé de signes, d’odeurs et de petits bruits. Chaque enfant avait touché de sa main les plâtres qui s’écaillaient, comme s’il voulait ressentir les temps anciens qui étaient pour lui comme autant de questions qu’il ne pouvait résoudre. Je me souviens que certaines nuits, je posais mon oreille sur la cloison de ma chambre, pour essayer de surprendre les conversations des ancêtres. J’étais persuadée qu’elles ne pouvaient pas s’être évanouies dans les ténèbres.

    – Et avez-vous entendu quelque chose, ma bonne amie ?

    – Pensez-vous ? Rien d’autre que ce que mon imagination voulait bien me communiquer. Par contre, laissant ma main collée à la paroi sur laquelle était adossé mon lit, je suis certaine d’avoir senti parfois rouler quelque chose qui ne pouvait être que des larmes. Il me plaisait alors de croire qu’elles ne pouvaient appartenir qu’à l’enfant qui avait occupé cette pièce longtemps avant moi, et qui par cette action me montrait qu’il était content que l’on pensât toujours à lui.

    Ici, dans le luxe de leur modernité, rien ne te rappelle que tu fus une jeune fille heureuse, dont quelqu’un peut témoigner que l’on t’a vu grandir, chanter, pleurer quelques fois et surtout gambader à travers le jardin, grimpant dans tous les arbres pour chaparder les fruits.

    Regardez, autour de nous ; il n’y a que des pensionnaires avec leur vieillesse qu’elles traînent péniblement à leur suite, jour après jour. Entre ces murs, il n’y a aucune histoire dont nous ne connaissions pas chaque mot, elles sont toutes les mêmes. Je comprends mieux pourquoi certains, à la longue, finissent par les oublier. J’ai la mauvaise impression que dans ces maisons, on entasse les souvenirs des uns et des autres dans le même placard dans le seul but qu’ils se mélangent à ce point que chacun ne reconnaisse plus les siens. C’est pourquoi lorsque je sors, je prends toujours mon sac, afin que ce qui reste de mon existence ne me quitte pas. Je prends soin de le tenir fermé, car je ne voudrai pas que mes souvenirs aillent rôder autour de leur lieu de naissance et finissent par s’y perdre.

    – Tu seras beaucoup plus à l’aise là-bas ; m’ont dit dans un parfait ensemble mes enfants !

    – Mais ils ne savent pas encore que nulle part on ne peut être mieux que dans sa propre maison. C’est pour cette raison, que dans le temps nous préférions garder les nôtres près de ce qu’il leur restait de plus cher !

    Ce qui augmente mon chagrin, c’est qu’il me fallut toute une vie pour comprendre que la solitude c’est ce sentiment qui te fait paraître seule et ignorée au milieu des autres qui ne t’aperçoivent pas. On croirait marcher dans le désert et pire, nager jusqu’à l’essoufflement derrière le bateau qui ne t’a pas attendu, alors que l’on t’avait promis une belle croisière.

    Mais j’y pense, ne serait-ce pas plutôt la traversée de notre purgatoire ?

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

     


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