• L'âme à portée de mains

     

    L'âme à portée de mainsReflets de mémoire

     

    — Un jour, je vous parlerai de l’existence quasi martyre de cette pauvre femme qui n’avait plus quitté son lit depuis si longtemps, que dans la maison, chacun avait oublié qu’elle fut un jour sur ses deux jambes.

    C’est que dans certains cas, la mémoire quand elle juge que le sujet est trop douloureux fait mine d’avoir oublié à son tour, prétextant que le paradis et l’enfer sont souvent cruels et complices.

    La pauvre femme, épuisée, avait choisi la fin des fenaisons pour aller rejoindre ceux qu’elle avait aimés en secret, car jamais elle ne faisait allusion à une quelconque famille autre que sa fille présente, mais avec laquelle il avait été si difficile de partager l’existence et les émotions qui l’accompagnent.

    Dans les grands moments de souffrance, elle me disait :

    — Par pudeur, certains sentiments refusent de se partager, même avec la personne estimée être la plus proche de nous. Je ne me suis donc jamais senti le courage de faire porter aux autres la moindre parcelle de mes douleurs ni de mes ressentis. Il en va ainsi dans la vie, me disait-elle encore, que l’on emprunte des chemins sans pour autant découvrir les larmes de ceux qui ont laissé les leurs souder les pierres.

    — Le mois de juin avait laissé filer ses jours et les foins coupés puis rentrés, avait laissé derrière eux un parfum d’herbe sèche dont la nature et les hommes s’enivraient.

    Longtemps après, alors que je n’étais qu’un jeune enfant, je revois toujours le cortège qui traversait le village, dans lequel les villageois échangeaient leurs propos qui sans nul doute n’avaient aucun rapport avec celle qui précédait le convoi, dans le corbillard que tirait un magnifique cheval blanc. Les enfants n’avaient pas eu le droit d’assister aux obsèques de la défunte. Les adultes en avaient ainsi décidé que ce n’était pas un spectacle pour eux. J’en avais été profondément affecté, car en ma qualité d’enfant de chœur, un enterrement, je n’en étais pas à mon premier et que des allées et retours du cimetière, j’en avais déjà connu des dizaines.

    J’avais été choqué d’une telle décision, dis-je, d’autant que la grand-mère, c’était moi qui lui avais fermé les yeux, dans une nuit qui me parut une éternité, respectant au mot près ses recommandations de la veille. Je ne pris donc pas part au cortège. Cependant, rusé que j’étais, je le précédais d’une bonne heure, le temps de trouver une cachette de laquelle je pourrai adresser un dernier adieu à celle qui m’avait accordé un peu de son temps qui venait de lui faire défaut.

    L’air était trop lourd pour que l’orage n’éclate pas avant le soir. Déjà, dans le ciel, de lourds nuages noirs roulaient dans ma direction, poussés par un vent qui forcissait d’instant en instant. Je fis une prière à qui voulait l’entendre pour qu’il laisse finir la cérémonie avant d’envoyer le déluge. Le corbillard venait de pénétrer dans le cimetière, quand une rafale plus puissante que les autres m’apporta quelques bribes des chants que le curé avait de la peine à faire reprendre aux adultes qui menaient toujours de grands discours.

    Distrayant mon attention, entraînée par le vent, une fleur de pissenlit, puis plusieurs autres passèrent à proximité de moi. Je m’empressais de saisir la plus proche et de l’enfouir dans l’une de mes poches en prenant soin de ne pas l’endommager.

    Il me plut alors d’imaginer que la fleur ne transportait pas la graine de la plante, mais l’âme de mon amie disparue. M’ayant aperçue dans ma cachette, sans doute aura-t-elle voulu m’adresser un dernier signe, pensai-je ! J’étais un peu honteux d’avoir interrompu sa marche sur le chemin de l’éternel, mais un peu égoïstement, j’estimais que les secrets de son âme seraient plus en sécurité avec moi.

    De retour à la maison, tel un trésor je mis la fleur entre les pages d’un livre qu’elle m’avait offert quelques mois auparavant. Chaque soir, à la lueur de la bougie j’ouvrais l’ouvrage à l’emplacement de la fleur, comme quelqu’un qui retrouve un ami à qui il a donné rendez-vous, et je lui racontais les choses de la vie, à la façon dont elle le faisait chaque soir à l’heure où la maisonnée était endormie à l’étage supérieur.

    Ne m’avait-elle pas dit précisément que lorsqu’une âme s’en va, bien souvent elle se réfugie auprès de celle d’un innocent pour le conforter et le protéger ?

    La satisfaction de penser que peut-être elle m’avait choisi me réconfortait un peu. J’étais presque heureux de m’imaginer qu’elle marchait à mes côtés et que c’est elle qui m’indiquait la voie à suivre.

    Malheureusement, un jour, mon livre disparut. Par méchanceté, on l’avait détruit, sous le prétexte que « la nuit était faite pour dormir et non pour lire des sornettes. »

    Pour atténuer ma peine, je me rassurais en pensant qu’elle avait repris sa liberté et sa route, estimant que j’étais assez fort pour continuer la mienne sans elle.

    Depuis ce temps lointain, je ne puis m’empêcher de penser à cette femme qui avait été bonne avec moi et chaque fois que je vois un akène suspendu à ses ailes, je ne puis me retenir de lui adresser une pensée et un sourire.

     

     

    Amazone Solitude


  • Commentaires

    1
    Jeudi 23 Juin 2016 à 16:52

               Coucou René ..
        Encore un joli texte que je lis avec émotion .Alors que  personne ne prête  aucune  attention aux  petites Akènes , toi  tu sais   leur  confier tes plus  précieux  secrets , c'est  merveilleux  je  trouve ..Merci  ami  lointain  pour  ce  délicat  partage .
       A bientôt ..
    Bisous a partager ...

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